Liban : La bombe ne cessera d’exploser

Tarek Abi Samra

paru dans lundimatin#252, le 3 septembre 2020

Bientôt reviendra le calme et tout reprendra son cours. Comme si l’explosion n’avait pas eu lieu. Pourquoi « comme si » ? Elle n’a tout simplement pas eu lieu. Car elle a
. déjà eu lieu de nombreuses fois et aura lieu de nombreuses fois encore.

Croyez-moi, bien que vous soyez encore sous le choc, incapables de croire que cette explosion ait bien eu lieu : elle est tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Son écho se dédoublant simultanément vers le passé et le futur, est notre vie à nous tous, notre vie advenue et à venir, et celle de ceux qui ne sont pas encore nés aussi.

Ce fut une semaine cauchemardesque, où nos âmes fêlés ne se sont pas uniquement effritées sous le choc de la catastrophe, mais aussi – et surtout je crois – par le fait même que cette catastrophe est une réminiscence et une prophétie à la fois. Oui, cette explosion, nous avons déjà tous entendu sa détonation il y a des années de cela, nous l’avons entendue ce 4 août 2020 et nos petits-enfants l’entendront à l’avenir si nous n’aurons pas cessé d’exister d’ici là.

Je mettrai de côté les foutaises du style « démocratie consensuelle » ou « tribalité sectaire » : ils nous gouvernent en nous installant sur une bombe qui peut exploser à tout moment, alors même que cette bombe a déjà explosé maintes fois et qu’elle explosera encore et encore. C’est soit nous soit l’explosion : c’est ainsi qu’ils nous gouvernent. Tout simplement. S’ils avaient une fois été sincères, ils nous auraient dit : nous voulons dominer, piller, tuer, jouir et nous entretuer, et si vous essayez de résister, nous ferions exploser le pays entier quand bien même nous l’avons déjà fait exploser et qu’il n’en subsiste quasiment rien.

Nous tous savons tout cela, et nous ne l’oublions pas, mais nous ne le ressentons pas tous les jours dans cette franche terreur qui parcourt nos corps. L’esprit ne cesse de nous rappeler à la vérité, mais le corps oublie. Ou bien il sombre dans le déni. Il n’a pas l’endurance de l’esprit. C’est alors qu’a eu lieu cette explosion qui ressuscita la mémoire des corps, et nos corps de se remémorer, de se rappeler la nature de ce régime que l’esprit, lui, n’a pas oublié. Car le régime en place au Liban n’est autre que cette terreur qui dévore à présent nos entrailles. L’explosion du 4 août est invraisemblable par le fait même qu’elle est ordinaire. Elle était gravée dans nos corps avant même d’avoir eu lieu, et elle y demeurera même lorsque nous en guérirons : c’est ce que je ressens aujourd’hui. Il me semble aussi que les choses reviendront bientôt à la normale, que les corps oublieront à nouveau cette vérité, car elle est exténuante, douloureuse et intolérable.

Quand l’explosion a retentit le 4 août 2020, le temps s’est condensé avant d’exploser. Le pouvoir en place s’est condensé comme jamais auparavant, jusqu’à se cristalliser, puis il a explosé en milles éclats qui se sont disséminés vers le passé et le futur. Il n’est pas nécessaire de démontrer ici que l’explosion du pouvoir ne signifie pas sa mort, car l’explosion et le pouvoir ne font qu’un. Le pouvoir est malléable et ne cessera jamais de s’adapter. Ce n’est pas nous qui nous adaptons et nous acclimatons mais lui, usant de nous comme de la chair à canons pour ses explosions et ses désintégrations.

Ce à quoi nous avons fait face à l’instant de l’explosion, c’est ce régime qui nous a regardés au fond des yeux, nous rappelant qu’il est niché au fond de nos corps. Nous nous sommes alors souvenus que la terreur était déjà là, au creux de nous, avant même l’explosion, et qu’elle ne bougera pas d’un iota, même si nos corps en venaient à l’oublier. Et quand reviendra le calme et que tout reprendra son cours, la bombe ne cessera de détonner et de détonner, même si nos corps ne le ressentiront pas.

Paru dans Megaphone, le 14 août 2020
Traduit de l’Arabe par Carine Doumit

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