Que lire pendant l’occupation ?

À propos de la Palestine et de lundimatin

paru dans lundimatin#152, le 26 juillet 2018

« ...Vu le déclin désormais inéluctable de l’État-nation et la décomposition des catégories juridico-politiques traditionnelles, le réfugié est peut-être la seule figure pensable du peuple de notre temps, la seule catégorie dans laquelle nous est donné d’entrevoir les formes et les limites d’une communauté politique à venir, du moins tant que le processus de dissolution de l’État-nation et de sa souveraineté ne sera pas parvenu à son terme »

Agamben écrivait cela il y a vingt-cinq ans, dans un texte intitulé Au-delà des droits de l’homme qui partait d’une analyse d’Hannah Arendt sur la condition du réfugié.

Ces dernières années, et particulièrement ces dernières mois, l’actualité a montré combien cette idée non seulement reste valable mais s’impose de manière si nette, à un degré d’intensité et de généralité tel, qu’elle en devient effarante. La guerre des États contre les peuples se concentre de plus en plus sur la question des frontières et le contrôle des déplacements. Elle s’est illustrée récemment à travers plusieurs exemples dans les médias : enfants de moins de cinq ans arrachés à leurs familles aux États-Unis ; migrants traqués, enfermés, expulsés ou que la forteresse Europe assume de laisser périr en mer ; Palestiniens abattus parce qu’ils marchent vers la frontière de l’enclave qui les enferme depuis dix ans...

Bien sûr, cette liste est loin d’être homogène et elle n’épuise pas les cas d’horreur actuelle sur ce sujet. Et même, j’en vois d’ici qui sourcillent, l’air de dire qu’il y a là un exemple de trop... Patience, je vais y venir.

Rien de vraiment nouveau donc, mais une accélération, une aggravation et une paralysie... Au-delà du thème des frontières, ces faits sont représentatifs de l’impuissance à laquelle assigne le suivi des informations hors de la lutte, pour ceux qui s’opposent à ces politiques.

C’est un même traitement médiatique, une même écœurante monotonie qui fait alors défiler ces catastrophes indifférenciées, amenant chez ceux qui les déplorent la même indignation passive, le même pessimisme et la même insensibilisation...

Faut-il continuer à accéder ainsi à « l’information » ? Au-delà des situations où nous sommes engagés, nous et ceux avec qui nous avons tissé des liens, échangé des conseils et partagé des luttes ? N’est-ce pas d’abord un certain accès au réel qui est vicié, qui induit des affects, des réactions et un rapport à la politique nécessairement sourds, décevants, inefficaces, pleins de fatigue et de ressentiment ?

Lundimatin s’inscrit dans le sillage de textes et de pensées qui ont eu le mérite de ne pas ignorer ces questions, qui ont contribué à les rendre sensibles, formulables et donc à les politiser. S’il présente quelques spécificités quant aux thèmes qu’il aborde, notamment par la place qu’il accorde aux questions liées à l’espace, à l’habitat, aux migrations, aux frontières ou à l’insurrection, le site se caractérise surtout par sa manière de privilégier un autre type de visibilité et de temporalité, de tenir à distance l’information passive et standardisée qui rend beaucoup de médias toxiques.

Parmi les resurgissements de la figure du réfugié, en tant qu’elle nous permet « d’entrevoir les formes et les limites d’une communauté politique à venir », il y a eu ces derniers mois la marche du retour.

Depuis le 30 mars, des milliers de Palestiniens ont marché chaque vendredi vers la frontière de Gaza avec pour seules armes leur courage, leur détermination et leur incomparable dignité. Face à eux, des soldats d’une armée parmi les plus puissantes du monde, qui les abattent lorsqu’ils s’approchent trop près. Soixante morts rien que durant la journée du 14 mai 2018. Soixante manifestants tués.

Au total, plus d’une centaine de morts et des blessés par milliers... On sait bien que la singularité de l’événement n’est pas dans ce lourd bilan. Ceux qu’une certaine comptabilité n’effraie pas ne manqueront pas de nous le rappeler. En revanche, les réactions (et surtout les non-réactions) qu’il a suscité méritent d’être relevées. À la brutalité meurtrière d’un État que nos dirigeants présentent comme un emblème et un modèle, et qui en plus de ses massacres par les bombes maintient depuis onze ans deux millions de Gazaouis dans une situation humanitaire catastrophique, s’ajoutent non seulement le silence mais le déni, la violence des euphémismes, les mensonges et d’hallucinantes justifications, dans les médias et les déclarations officielles. En France, même un journal comme Mediapart, pourtant loin d’être classé parmi les pro-israéliens, a pu oser après la première journée ce titre tout à fait représentatif de cette ignoble complaisance : « Gaza : un face-à-face meurtrier à la frontière avec Israël fait au moins 15 morts ». À travers un tel choix des mots, ce sont moins des faits ou des événements qui se manifestent qu’un acharnement à les dissimuler. Ce fut corrigé discrètement au bout de quelques jours : « Gaza : au moins 15 Palestiniens tués par l’armée israélienne » [1].

À Lundimatin, il y a eu autour de cette question un terrible silence. Nous sommes beaucoup à l’avoir constaté, parmi ceux qui vous lisent, respectent votre travail et partagent vos luttes. Toute idée de reproche ou de plainte serait ici dénuée de sens. En revanche, cela amène à s’interroger. Une situation qui fait à ce point écho à tout ce que vous avez par ailleurs cherché à porter en terme de perspectives libératrices, de compréhension du geste politique, de dépassement des catégories habituelles, des agendas, des groupes, des partis, des États et des logiques de récupération, est-il possible, vraiment, que vous soyez passés à côté sans l’avoir décidé ?

Ou peut-être justement qu’on ne vous a proposé aucun texte sur ce sujet et que, ne connaissant personne à Gaza, vous préfériez ne pas reprendre l’information relayée par d’autres journaux, pour ne pas céder à ce rapport factice à l’actualité précédemment décrit ?

Il y a quelques semaines, en parcourant la une du site, un titre m’a interpellé : « Que lire pendant l’occupation ? ». En cliquant, je comprends que j’ai mal vu. Ce sont des conseils de lecture, des bonnes feuilles, pour les temps morts du mouvement social en France, avec ses occupations de facs et d’autres lieux... « Que lire pendant les occupations ? »

Drôle de confusion, résonance amère... Cela dénoterait-il chez moi une focalisation excessive, obnubilée, voire suspecte ?

Je ne chercherai pas d’excuses. Je me suis rendu en Palestine à deux reprises, pour participer à un documentaire sur les impacts psychologiques de l’occupation : Derrière les fronts, résistance et résilience en Palestine [2]. C’est donc une situation que je connais un peu, que j’ai pu voir directement du moins, au cours d’une période relativement calme – une phase de temps morts justement... La Palestine désigne d’abord pour moi des lieux, des moments, des routes, des rires et de l’amertume, de longues attentes et des gens qui luttent, des amitiés et un soumoud [3] à toute épreuve. Pas une focalisation de spectateur aigri sur un sionisme aux contours métaphysiques et flous, mais la lutte contre un dispositif d’oppression concret qui a brisé et continue de briser les vies, les rêves, les entreprises et l’habitat de tout un peuple.

Après mon second séjour, j’ai publié trois articles sur un blog Mediapart [4]. Je voulais d’une part tenter de répondre à une question problématique et souvent polémique, celle de la singularité de l’oppression israélienne, d’autre part développer certaines réflexions sur des thèmes abordés dans le film : le versant psychologique de la lutte, la question du temps, de l’espace et du contrôle.

Je me contenterai ici de reprendre certains points qui rejoignent les axes et types d’approches qu’on retrouve à Lundimatin, et de proposer quelques éléments de réponses à la question que j’ai cru voir : que lire pendant l’Occupation ?

Proposition 1 : Lire les politiques occidentales à l’aune du paradigme israélien

Peut-être que l’horreur des carnages de Gaza et la manière dont la marche du retour est aujourd’hui réprimée peuvent apparaître comme des exceptions dans l’ingénierie sioniste de l’oppression.

La singularité de celle-ci, dont certains ne veulent pas entendre parler, se révèle surtout dans l’ordinaire de l’occupation, les interdictions et le contrôle des déplacements, dans des mesures comme la détention administrative [5] ou dans l’expulsion lente, silencieuse et méthodique des habitants arabes de Jérusalem. Cela ne signifie pas, évidemment, que des pratiques et dispositifs semblables n’existent pas ailleurs. Au contraire, cette singularité est celle d’un paradigme. Elle consiste en un savant dosage entre la brutalité meurtrière devant laquelle Israël ne recule pas lorsque ceux qu’il opprime osent relever la tête, et des stratégies plus diffuses, mais non moins destructrices, sur le temps long. Par conséquent, on peut certes dire que le sionisme est plus subtil ou moins « performant » dans la répression que le régime d’Assad, si on tient à cette comparaison douteuse, et si on ne consent à mesurer l’oppression que par le nombre de morts et selon des grilles étriquées. En revanche, on peut aussi remarquer que c’est précisément cette subtilité qui nous est plus familière, qui est plus proche des jeux de pouvoirs dans lesquels nous sommes pris qu’une dictature syrienne. Pour qui voudrait comprendre quel type de répression est en train de s’imposer en France, aux dires même des gouvernants, et plus généralement dans cet Occident qui se défendra, de plus en plus, à la manière israélienne [6], il peut être instructif de ne pas sous-estimer ce type de dosage, de ne pas en négliger la « subtilité » et surtout de ne pas chercher à l’absoudre.

Israël est un État frontière. Pas seulement parce qu’il s’est construit à travers la conquête (comme beaucoup d’États diront certains), en expulsant les autochtones et en refusant dès le départ de définir ses frontières, afin de pouvoir indéfiniment les repousser, les ajuster et les renégocier, ni parce qu’il incarne la frontière symbolique et géopolitique du monde « libre » et démocratique, le rempart de l’Europe (c’est ainsi que Herzl, déjà, faisait la promotion de son projet). Mais au sens où le pays lui-même est entièrement tissé de frontière, phénomène qui devient de plus en plus courant à notre époque, qui partout s’étend et s’approfondit, mais qui apparaît là avec une netteté particulièrement brutale. Les frontières recouvrent cette parcelle de terre comme les itérations successives de cette courbe fractale de Peano, connue des mathématiciens, qui remplit toute la surface d’un carré [7].

La Palestine, c’est ce lieu où il faut chaque jour attendre potentiellement trois heures encagé avec une foule dans un check-point pour aller travailler, où continuellement les accès sont barrés, les déplacements limités, où des préfabriqués sont régulièrement posés qui vont justifier un autre check-point, un autre barrage, un autre détour, peut-être une expulsion, la destruction d’un champ ou d’une maison sous un prétexte quelconque, et des morts encore, si l’on ose se rebeller... Où une vie est passée à galérer sur des parcours de quelques kilomètres et à se faire humilier par des soldats, où les jeunes vous montrent fièrement sur leur Iphone la photo du dôme du Rocher, ou celle d’un bord de mer à Haïfa, d’où leur famille a été expulsée... Des lieux si proches à vol d’oiseau, où ils rêvent de se rendre, qu’ils vénèrent et chérissent, mais qu’ils n’ont jamais vu ailleurs que sur ces photos. Et que certains peut-être ne verront jamais, ou pas avant cinquante ans, faute de pouvoir obtenir une autorisation de l’administration israélienne.

Si certains dans vos pages ont pu s’acharner à dénier la spécificité palestinienne en faisant un décompte des morts, il leur sera difficile en revanche de cacher combien cette situation est représentative et révélatrice, pour l’ensemble de nos sociétés, du point de vue de l’enfermement, des questions de surveillance, de contrôle, de gestion des populations et de confiscation du temps.

Il n’est pas facile en ce moment d’aller à Gaza soutenir la marche du retour. Mais j’encourage toutes celles et ceux qui sont intéressés par cette question et qui le peuvent à se rendre en « Palestine historique » pour contribuer à trouer cet espace et mieux comprendre comment en trouer d’autres, à passer du temps avec des Israéliens et des Palestiniens, mais à ne pas rester qu’avec les premiers et à circuler aussi en Cisjordanie, afin de se libérer d’un filtre plutôt tenace chez ceux qui bénéficient d’un certain statut et d’un certain rapport au territoire, même lorsqu’ils se disent et se pensent « progressistes ». Ils comprendront alors peut-être en quoi l’État d’Israël se singularise, si les explications des antisionistes et celles du présent article ne les ont pas convaincus.

Je ne garantis pas qu’ils ne reviennent avec une certaine focalisation que d’aucuns jugeront excessive, obnubilée voire suspecte. Ce séjour risque fort de les convaincre qu’il se joue là-bas quelque chose d’absolument fondamental d’un point de vue politique, d’un point de vue de gouvernance, pour les sociétés comme les nôtres. En revanche, il les maintiendra on ne peut plus éloignés tant d’une lecture essentialiste qui voudrait que ce soient « les Juifs » qui commettent ces atrocités que des funestes tendances complotistes qui ont du sionisme une définition complètement autre. En comprenant qu’Israël est un problème européen, à travers lequel s’illustre le rapport de l’Occident [8] à l’altérité, ainsi que les dynamiques ségrégationnistes, constamment refoulées, qui jalonnent son histoire et son présent, on ne peut que rejeter l’antisémitisme. Quant à ses divers avatars, qui font du sionisme le mal absolu, l’incarnation obscure de la finance ou de la décadence du monde, ils apparaissent du point de vue de la situation réelle non seulement injustes et immoraux, mais hors sujet.

Une précision, pour éviter tout malentendu : cela ne signifie pas que ces tendances sont négligeables ou anecdotiques. Elles ont des effets désastreux, tant du point de vue des confusions qui conduisent à la haine des Juifs que parce qu’elles servent souvent, et pas seulement dans le monde arabe, à justifier l’autoritarisme et la paralysie complotiste.

De ce point de vue, évidemment, elles n’aident pas à soutenir efficacement les Palestiniens. Elles sont à repérer et à combattre et il n’y a pas mieux pour cela que de défaire les amalgames (comme l’assimilation systématique des Juifs au sionisme par exemple) sur lesquels s’appuient ces tendances malsaines. Si beaucoup de sionistes croient les reconnaître dans tout soutien à la Palestine, si certains ont clairement intérêt à entretenir ce soupçon, cela n’autorise pas l’indulgence ou l’ambiguïté sur cette question. Et si des pro-palestiniens y cèdent sous prétexte d’anti-impérialisme ou de pensée décoloniale, ils ne font que dévoyer ce qu’ils disent défendre.

Notons toutefois que la compromission avec l’antisémitisme, le complotisme et le révisionnisme ne sont pas seulement le fait d’antisionistes, comme le montrent, entre autres, les soutiens américains de Netanyahou [9] et ses amitiés hongroises [10], ainsi que ses déclarations incroyables qui font d’Hitler un mufti [11].

Que lire pendant l’occupation ? Proposition 2 : Mac Beth

« Qu’est-ce que l’on attend de nous ? Nous tirons. Pour défendre notre pays de la meilleure manière possible. »

Dixit un officier sud-africain en 1980, durant l’état d’urgence imposé par le régime d’apartheid [12].

Dans les termes de la géopolitique classique, celle des État-Nations, de leurs alliances et de leurs tactiques, des signes et de la représentation médiatiques, la situation des Palestiniens paraît désastreuse, sans issue. En revanche, au sens de tout ce qui échappe à ces catégories, et malgré la douleur immense et apparemment interminable qu’ils doivent supporter, ils disposent d’une puissance infinie et ils peuvent se dire que tout est possible.

Ce que le sionisme craint le plus, c’est sa destitution. Celle-ci implique l’effritement des catégories qu’il a installé dans les discours et des inversions accusatoires qu’il impose sans cesse. C’est pourquoi durant ces derniers mois, on a assisté de la part des pro-israéliens à un effort non seulement pour justifier l’injustifiable, mais pour retraduire au plus vite cette marche du retour, ce geste politique qui déborde toutes les polarisations connues, qui est si apte à entrer en résonance avec d’autres luttes, dans les binarités rigides et habituelles ou selon les termes de la géopolitique locale : violent / pacifique, Hamas / Fatah, Juifs / Arabes, Occident / Islam, un État / deux États, Gaza / Cisjordanie...

Malgré ses victoires, le succès de ses neutralisations et son assurance d’avoir l’assentiment des États occidentaux quoi qu’il fasse, Israël est inquiet.

Qu’est-ce qui l’inquiète ? Les Palestiniens sont complètement abandonnés. Trump a déplacé son ambassade en grande pompe à Jérusalem-Est, pendant qu’on abattait les Gazaouis qui osaient s’approcher de la frontière au lieu de se terrer dans leur enclave comme les deux millions de rats qu’Israël veut faire d’eux.

L’Iran, déjà menacé par le retrait américain de l’accord sur le nucléaire, ne fera rien sauf s’il est attaqué. Quant à l’opinion publique, y compris arabe, elle avait ces derniers temps les yeux rivés sur la Coupe du monde...

Le boycott alors ? Les condamnations de la très impuissante ONU ? Le lapin posé par Nathalie Portman ? Ou celui de Messi et l’équipe d’Argentine ?

Peut-être au fond que le plus inquiétant, c’est cette impunité, cet assentiment des États les plus puissants et ce soutien qu’ils disent indéfectible. Peut-être n’est-il pas rassurant d’être qualifié par Trump de « démocratie la plus réussie », de s’entendre adresser un « chant d’amour » [13] par François Hollande ou de voir Theresa May rappeler, à l’occasion du centenaire de la déclaration de Balfour, que le Royaume-Uni est « fier de son rôle pionnier dans la création de l’État d’Israël ». Sans parler des amis hongrois de Netanyahou, aussi résolument sionistes qu’antisémites et racistes...

Beaucoup d’autres États oppresseurs sont ménagés, voire très bien reçus par les diplomaties européennes. Mais même en adoptant des comparaisons discutables avec la Syrie, la Russie, l’Iran, l’Arabie Saoudite ou le Qatar, on remarquera qu’aucun de ces États n’est, pour ses crimes, payé d’autant d’éloges que l’État d’Israël.

Aujourd’hui, le sionisme voit son assurance gâchée par sa toute-puissance. Il fait penser à Mac Beth, perdu par sa trop grande confiance dans le contrôle et les prédictions. Il est arrivé au maximum d’assurance, il a neutralisé ses ennemis, diffamé ses victimes, mais sa crainte paradoxalement s’accroit à mesure que grandit son pouvoir, qu’il écrase indistinctement tout ce que sa folie lui désigne comme menace.

Au-delà d’une idée de châtiment moral ou de justice immanente, on peut penser que c’est précisément cette fuite irrésistible dans la volonté de contrôle, cet acharnement à étouffer la vérité et ses inversions accusatoires qui provoqueront sa perte.

Les Israéliens peuvent bien ignorer la marche du retour. Tant que ce n’est pas la forêt qui marche... Et qui peut de force enrôler la forêt ?

Que lire pendant l’occupation ? Proposition 3 : Ivan Segré et BHL

Cette question gagnerait peut-être à être abordée en dehors de toute personnalisation. Le problème, c’est qu’en évoquant les dits et non-dits sur la Palestine à Lundimatin, il est difficile de ne pas parler d’Ivan Segré, comme le montre une simple recherche... Bien sûr, vous avez aussi publié des répliques et des vues divergentes – c’est pourquoi je m’aventure à vous proposer ce texte.

Cet auteur, présenté par vous comme un ami, s’est exprimé sur divers sujets et assez souvent sur la question israélo-palestinienne. À voir le nombre de ses publications sur le site, c’est une voix qui compte.

Le 25 mai, il a publié un article où Gaza est évoquée à deux reprises. Sur la marche du retour, en revanche, pas un mot. Au taquet pour répliquer à ceux qui appellent au boycott, ou lorsqu’un antisionisme un peu trop prononcé se profile à l’horizon, il publie alors directement un article de mise au point, de clarification, voire d’accusation. Mais la marche du retour, bizarrement, ça ne l’inspire pas... Durant ces quelques semaines, il a préféré lire l’ouvrage d’un certain entarté, L’Empire et les cinq rois, et nous en faire la recension [14]...

Le nom « Gaza » (j’ai cru comprendre que Segré aimait réfléchir sur les noms...) y apparaît donc deux fois...

La première au sujet des bombardements israéliens, avec même une remarque pertinente au philosophe milliardaire, soutien d’Israël et si soucieux du sort des Kurdes :

« il omet toutefois de mentionner dans sa fable les Palestiniens, dont les droits à l’auto-détermination ne sont pas moins bafoués que ceux des Kurdes. »

Le texte contient quelques autres mises au point qui, comparées à la « vision de BHL », peuvent certes paraître pleines de sagesse et de mesure...

Mais pour « Gaza », la deuxième occurrence est seulement concessive. Elle sert à montrer l’incohérence de certains « anti-impérialiste » afin de régler, une énième fois, de vieux comptes avec eux :

« Ce courant idéologique [la gauche anti-impérialiste], lorsqu’il n’est pas antisémite (hélas, le fait n’est pas rare), peut être porté par une intelligence aigüe de l’histoire et des situations, une culture marxiste et décoloniale, une vision généreuse, raison pour laquelle on ne saurait l’écarter d’un revers de main ; mais on en voit rapidement les limites, les automatismes, les fascinations, par exemple en Syrie, où toute une frange de la « gauche » arabe et occidentale a pris fait et cause pour le pouvoir féroce d’Assad au nom de la « contradiction principale ». Obnubilés par celle-ci, ces militants « anti-impérialistes » n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer les bombardements israéliens sur Gaza, mais soutiennent sans état d’âme la maison Assad. Certes, les soldats de Tsahal assassinent deux mille palestiniens, quand les soldats du parti Baas assassinent deux cent mille syriens ; cependant, vous assurent-ils, les premiers sont « impérialistes », les seconds « anti-impérialistes ». Lorsque la vision fait défaut, le dogme y pourvoit ; c’est à quoi leur sert la « contradiction principale ».  [15] »

On voudrait bien faire remarquer ici que « deux cents mille » correspond, en ordre de grandeur, au nombre de morts durant tout le conflit syrien – depuis 2011 donc [16]. Même si l’on croit qu’ils ont tous été assassinés uniquement par des « soldats du parti Baas », j’ai bien peur qu’il soit difficile de justifier la comparaison avec deux mille Palestiniens tués directement par l’aviation israélienne durant la seule attaque de 2014. Il me semble que les anti-impérialistes et les antisionistes, si obnubilés qu’ils soient, ne le sont pas uniquement par la dernière attaque militaire israélienne... Par conséquent, Segré devrait peut-être, s’il tient à sa comparaison, aller compter les victimes de toutes les opérations aux noms évocateurs (Arc-en-ciel, Jours de pénitence, Pluies d’été, Nuages d’automne, Plomb durci...) qu’Israël a mené à Gaza [17], ainsi que les morts dues au blocus, et pourquoi pas toutes les victimes du sionisme depuis la Nakba...

Voilà démontrée la malhonnêteté d’une comparaison où, la vision faisant défaut, « le dogme y pourvoit ». J’avoue cependant que je tire moins de satisfaction que Segré à entrer ainsi dans la traque indéfinie des incohérences et des non-dits d’un texte. On pourrait en relever des milliers dans les siens. Il faudrait juste pour cela avoir le temps et l’envie.

L’heure est-elle encore à ce genre de discussion procédurale et chiffrée ? Sans vouloir fuir la conflictualité ou l’argumentation précise, on peut considérer que c’est loin d’être la meilleure manière de s’expliquer.

Mais surtout, je crois qu’il faut rompre avec ce genre de nivellement des catastrophes, si courant et qui est justement la marque de leur insignifiance, de leur banalisation, de leur inintelligibilité, de leur accaparement par les pires standards journalistiques, par l’indignation vaine et l’humanitarisme funeste que BHL justement a si bien représentés depuis plus de quarante ans.

Plus encore qu’Israël comme survivance coloniale, c’est ce rapport au réel qui est obsolète.

Il ne s’agit pas seulement de prendre position pour une cause définie, mais aussi de savoir quel est le lien au présent que nous souhaitons restituer et celui, largement favorisé par les fils d’information en continu, que nous voulons éviter, et qui promeut, entre autres, ce type de comptabilité et d’équivalences sinistres. Ce passage au centuple (« deux mille » versus « deux cent mille »), employé sciemment pour justifier une diversion et un silence assourdissant sur un événement si évidemment significatif (pour nous tous et pas seulement pour une poignée « d’obnubilés »), constitue une abjection qui va au-delà du caractère fallacieux de la comparaison.

En faisant mine de dénoncer la complaisance d’une certaine gauche vis-à-vis du régime d’Assad (dénonciation par ailleurs tout à fait légitime), Segré montre qu’il fonctionne avec le même type de diversion, de mauvaise foi et de calculs lamentables.

Les Kurdes et les Syriens ne servent ici que de prétexte pour minimiser le martyr de Palestiniens totalement démunis. L’outrage est au fond aussi grand pour les uns que pour les autres, les uns étant invoqués dans le seul but de relativiser le massacre des autres et de signifier qu’il faut garder le silence sur les crimes d’un dispositif d’État qui nous est si familier.

Familier d’abord par sa forme « euphémique », les semblants démocratiques pour lesquels il est tant vanté et la place symbolique et morale qui fait qu’en France, hors des cercles militants pro-palestiniens, et surtout dans les sphères du pouvoir médiatique et politique, ceux qui le combattent s’exposent aux pires accusations. Tout cela rend bien difficile le parallèle avec la Russie, la Turquie, la Syrie, l’Iran, le Qatar et toutes les autres destinations de rêve où Ivan Segré veut nous envoyer faire un tour chaque fois qu’on aborde le sujet qui le gêne.

Car c’est à ce genre de comparaison qu’il revient sans cesse pour justifier sa défense d’un État dont il reconnaît par ailleurs le caractère oppresseur. Dans un autre article publié sur votre site, au sujet du livre d’Armelle Laborie et Eyal Sivan Un boycott légitime, il a pris ainsi position contre le BDS [18] :

« Que la société palestinienne, victime de la violation de ces lois et principes, envisage un tel boycott est compréhensible et légitime ; mieux encore : au vu des impasses auxquelles a conduit la militarisation de la résistance palestinienne, le recentrement sur une forme de combat sociétal rigoureusement pacifique est sans doute une preuve de maturité politique et une promesse d’avenir. Mais pour quiconque n’appartient pas à la société civile palestinienne, ou israélienne, le relai de cet appel exige d’étendre le boycott à tous les appareils d’État qui violent « les lois internationales et les principes universels des droits de l’homme », sous peine d’incohérence. »

Amusant, ce « sous peine d’incohérence »... L’argument par contre est tristement banal. Il est démonté dans le livre même qui sert de prétexte à l’article et que Segré reconnaît ne pas avoir lu.

On peut avoir plusieurs raisons de singulariser la question israélo-palestinienne, sans être pour autant Palestinien ni Israélien ni obnubilé ni incohérent. Le prisme de la gouvernance par l’antiterrorisme, développé plus haut ainsi que dans ce texte [19], en est une.

Ces raisons sont évidemment discutables et peuvent être discutées. Mais la manœuvre qui consiste à les ramener directement à une obsession funeste, au mieux celle d’un anti-impérialisme borné, et au pire celle d’un antisémitisme larvé, est à la fois malhonnête et dangereuse.

Le point sur lequel Ivan Segré entretient la confusion, alors qu’il prétend l’éviter et la traquer chez ses adversaires, c’est le rattachement automatique des Juifs au sionisme.

Par exemple, la deuxième partie de son livre Les Pingouins de l’universel, qui se veut une réponse à quelques antisionistes parisiens avec lesquels il s’est fâché, s’ouvre quasiment sur cette phrase : « Les cibles privilégiées du nazisme sont à présent dotées d’un État institué légalement, avec, côte à côte, un État palestinien » (p 79).

Comment peut-on prétendre, comme il le fait dans la première partie, distinguer entre judaïsme et sionisme, entre antijudaïsme, antisionisme et antisémitisme, expliquer minutieusement (et d’une manière assez convaincante) en quoi l’antijudaïsme de Tacite n’est pas celui de Saint-Paul, puis enchaîner ensuite avec une phrase pareille ? Surtout si c’est pour dire trois pages plus loin, à propos des Juifs : « Les uns se rallient à l’antisionisme, les autres au sionisme » (p 82) ; puis à la page suivante : « Puis au sortir de la guerre et du génocide, les Juifs ont obtenu un État... » (p 83).

On peut difficilement assumer ensemble tous ces énoncés, ou du moins ce qu’ils sous-entendent... « sous peine d’incohérence », comme il dit lui-même.

Malgré son caractère évidemment mensonger, son inanité historique et sa dangerosité politique, cet amalgame s’est imposé comme l’instrument privilégié de légitimation du sionisme. Son emploi par les politiques et les médias pour neutraliser toute critique d’Israël fut permanent ces dernières années. Mais une étape fut franchie tout dernièrement avec cette phrase prononcée par Macron durant la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme » [20].

Si cette diabolisation du soutien aux Palestiniens a parfois été dénoncée ça et là, rares sont ceux qui ont osé clairement remettre en cause la légitimité du sionisme à représenter les Juifs, à se mêler au combat contre l’antisémitisme et à s’en faire le porte-parole. Même la sortie de Netanyahou, qui va jusqu’à dédouaner Hitler pour diaboliser les Palestiniens, et ainsi offense non seulement ces derniers mais la vérité et la mémoire des victimes du nazisme, n’a pas suffi à faire que les sionistes et ceux qui craignent leurs accusations s’interrogent sur la pertinence d’une telle association.

Pourtant, c’est peut-être aussi cela qui depuis quelques années, et plus encore avec la marche du retour, s’est mis à dysfonctionner. Ce dispositif qui ramène systématiquement les Juifs au sionisme et finit donc toujours par accuser, ou du moins soupçonner, les antisionistes d’antisémitisme, est entré dans une emballement qui l’oblige pour se maintenir à toujours plus de mensonge, de violence et d’absurdité.

Ivan Segré avait pourtant dénoncé de semblables confusions dans son livre La réaction philosémite, en montrant comment elles s’inscrivent dans « une opération idéologique d’envergure visant à imposer le mot d’ordre d’une « défense de l’Occident » ». Même dans les Pingouins de l’universel, il commence par concéder : « à l’antisionisme certains s’adonnent avec mesure, d’autres avec démesure ».

Tout le monde sait qui sont aujourd’hui les principaux partisans du sionisme en Occident, quels sont les courants politiques qui le prennent comme étendard, y compris quand ils ont par ailleurs très peu de sympathie pour les Juifs. D’ailleurs, les premiers à singulariser l’État d’Israël ne sont pas les antisionistes mais les pro-sionistes, lorsqu’ils le couvrent d’éloges et le décrivent comme le rempart du monde libre contre la barbarie. Voyant cela, Segré cherche à tout prix à sauver le sionisme du point de vue de ce qu’il appelle son « progressisme ». Le problème, c’est que pour cela il lui faut mentir. Il doit constamment masquer ou minimiser des aspects essentiels du sionisme, monter des parallèles artificiels et multiplier les diversions [21]. Et afin de pouvoir moduler à sa guise l’accusation d’antisémitisme, décider selon ses critères à lui qui s’adonne à l’antisionisme « avec mesure » et qui « avec démesure », il doit maintenir coûte que coûte l’amalgame entre les Juifs et le sionisme.

De ce point de vue, le propos de Netanyahou et surtout les réactions (et non-réactions) qu’il a suscité en Israël et à l’étranger, s’avèrent très révélateurs et donc très problématiques pour la position que Segré défend.

Mais dans un autre article publié sur Lundimatin, « Dits et non dits au sujet des Juifs et des Arabes » [22], il déploie encore une fois son art de l’esquive et de la concession recouvrante, en écartant ainsi le négationnisme du premier ministre israélien :

« Qu’un homme d’appareil, comme Netanyahou, falsifie l’histoire afin de servir ses desseins politiques, c’est dans l’ordre des choses aux yeux de qui ne se berce pas d’illusions quant aux ressorts de la raison d’État. »

Tiens donc, rien que la falsification d’un « homme d’appareil »...

Je laisse les professionnels de la cohérence se rappeler le discours à l’ONU d’Ahmadinejad sur l’Holocauste, et imaginer qu’on puisse le banaliser ainsi :

« Qu’un homme d’appareil, comme Ahmadinejad, falsifie l’histoire afin de servir ses desseins politiques, c’est dans l’ordre des choses aux yeux de qui ne se berce pas d’illusions quant aux ressorts de la raison d’État. »

On nous permettra quant à nous de ne pas nous bercer d’illusions quant aux ressorts du sionisme.

Que lire pendant l’occupation ? Proposition 4 : conseils de lecture divers

Le texte d’Agamben sur les réfugiés [23] se concluait ainsi :

« Dans une sorte de « terre de personne » entre le Liban et Israël se trouvent aujourd’hui 420 Palestiniens expulsés par l’État hébreu. Ces hommes constituent certainement, selon l’expression d’Hannah Arendt, l’avant-garde de leur peuple. Mais pas nécessairement, ou non seulement, dans le sens du noyau originel d’un futur État national, qui résoudrait le problème palestinien probablement de la même manière insuffisante que celle dont Israël a résolu la question juive. Au contraire, la terre de personne où ils sont réfugiés a rétroagi jusqu’ici sur le territoire de l’État d’Israël, en le « trouant » et en l’altérant de façon que l’image de cette colline enneigée lui est devenue plus intérieure que n’importe quelle autre région de Heretz Israël. La survivance politique des hommes n’est pensable que sur une terre où les espaces auront été ainsi « troués » et topologiquement déformés, et où le citoyen aura su reconnaître le réfugié qu’il est lui-même. »

De cette « terre de personne » sont parties, chaque semaine, en 1993 déjà, des marches du retour. Ces 420 Palestiniens manifestèrent ainsi en avançant symboliquement vers la frontière, s’exposant aux tirs des soldats et suscitant un important soutien international, si bien que le gouvernement d’Yitzhak Rabin finit par les laisser rentrer chez eux.

Récemment, lundimatin a publié un témoignage sur un camp itinérant [24] qui débute par cette phrase « Comment faire pour rendre caduques les frontières ? » et s’achève par celle-ci : « Iels ont pu s’opposer à cette gestion déshumanisée des frontières et des vies, où les flux financiers ou les biens peuvent se déplacer bien plus facilement que des humains. » Le présent texte aurait pu commencer et terminer de la même façon. En un sens, en m’adressant à vous, j’ai tenté aussi, maladroitement peut-être, de pirater une frontière ou de trouer un espace.

Il ne s’agit pas de pousser des cris d’orfraie parce que quelqu’un dans vos colonnes se dit sioniste, ou de vouloir à tout prix défendre l’antisionisme.

Pour ma part, je défends la lutte des opprimés. Je rends hommage à ceux qui aujourd’hui, à Gaza, constituent l’avant-garde de leur peuple et interpellent tous les peuples.

Et je m’élève aussi contre une partie significative de l’oppression qui consiste, par d’astucieux détours, à rendre cette défense et cet hommage impossibles, à les criminaliser, ou à les suspecter sans cesse du pire. Certains veulent faire taire la révolte non seulement par les armes mais par des accusations, des relativisations et des comparaisons iniques.

C’est dans le même mouvement que je m’oppose à ceux qui, parmi les anti-impérialistes, ont soutenu la dictature et le massacre en Syrie, sous prétexte de lutte contre la « contradiction principale » ou en regroupant tous les opposants au régime, insurgés, djihadistes, simples citoyens, opportunistes, espions, partisans de la démocratie, Kurdes ou autres, dans une même coalition atlanto-israélo-qataro-wahabo-maçonnique contre une soi-disant souveraineté arabe.

Puisqu’il est impossible de tout dire, il faut finir de répondre à la question mirage : que lire pendant l’Occupation ? Ou que lire sur l’Occupation ? La liste qui suit ne saurait évidemment être exhaustive.

Le docteur Samah Jabr, figure centrale du documentaire Derrière les fronts, a publié un article récemment sur la Nakba, la marche du retour et l’impact sur les Palestiniens des stratégies de déni, d’occultation et de déshumanisation mises en œuvre par la propagande sioniste [25], ainsi qu’un recueil de textes, traduits en français, aux éditions « Premiers matins de novembre » [26]. J’en recommande vivement la lecture à ceux qui veulent voir un exemple (parmi d’autres) de résistance légitime au sionisme, qui peut s’avérer riche en enseignements pour nous et qui se situe à mille lieux des obsessions, des jeux d’alliances ou des focalisations indignes dont on a pu accuser ce que l’on nommait « antisionisme ».

Outre Un boycott légitime cité plus haut, on pourra lire le très bon livre d’Éric Hazan et Eyal Sivan, Un État commun.

Je conseille aussi la lecture des Pingouins de l’universel, pour ceux qui voudraient se faire un avis. Selon moi, l’ouvrage illustre à merveille le caractère fallacieux de ce nouveau sionisme de gauche, que ses concessions, ses mots d’ordres (« marxiste », « universaliste », « progressiste »...) et ses manœuvres retorses ne parviennent pas à cacher, comme j’ai essayé de le montrer dans la recension [27]. Pour un récapitulatif historique et factuel beaucoup plus honnête sur l’histoire du sionisme et son lien à l’antisémitisme, on pourra consulter le livre de Dominique Vidal : Antisionisme = antisémitisme ?

Pour laisser la parole à l’autre courant et ne pas adopter la position antisioniste rigide contre laquelle Ivan Segré nous met en garde, j’encourage aussi à aller lire « Le mur d’acier » [28], texte d’un des pères fondateurs du sionisme, sur le versant dont Segré entend se démarquer. Dans la mesure où le gouvernement israélien actuel, mais même toute la société dans son évolution toujours plus droitière, sont héritiers de ce courant, il n’est pas inutile d’en prendre connaissance pour l’intelligibilité de l’histoire et de la situation.

Dans une veine plus juridique et onusienne, limitée peut-être donc quant à sa perspective politique mais instructive, je conseille le rapport Falk-Tilley [29], qui examine la pertinence et les limites de la comparaison avec le régime d’apartheid sud-africain.

Voilà qui répondra en partie à la question que j’ai cru ou voulu reconnaître parmi les titres de lundimatin : que lire pendant l’Occupation ?

Épilogue : « Youssef K. » ou comment sortir de Ben Gourion

La deuxième partie des Pingouins de l’universel, pour laquelle l’auteur a cru bon de préciser qu’il s’agit d’une « étude » plutôt que d’un « procès », s’achève par une allusion à Joseph K.

Cela m’incite à terminer aussi ce texte par une histoire de Joseph.

Joseph est le nom du père grâce auquel à Ben Gourion, l’aéroport, j’ai battu le record d’entrée, ou de sortie – tout dépend d’où l’on observe.

Catégorie : Arabe. Temps : deux questions. Personne n’a fait mieux. À part les diplomates peut-être et les collabos... Les amis avec qui je voyageais craignaient pour moi. Est-ce qu’il vont te laisser entrer ? Ton nom, ta tête... ça passe tu crois ? Tu peux être séfarade en même temps... Sinon, t’en as pour six heures d’interrogatoire au moins ! Ils m’ont bien stressé... Du coup, on a répété la version officielle : plage, vacances, Tel Aviv, visites touristiques et kibboutz vers le Nord – une Israélienne alliée nous a servi de couverture...

Une heure du mat’, je suis le dernier à passer. La fliquette obèse et blonde vient de se fritter sévère avec deux vieilles qui parlent russe. L’air exténué, elle prend mon passeport et demande machinalement :

« What’s the purpose of your trip in Israël ? »

Tourism, bien sûr. Après m’avoir dévisagé, elle se raidit et lance sur un ton sec :

« What’s the name of your father ? »

Et là, de manière absolument involontaire, seulement par la grâce d’un accent calamiteux, j’ai répondu un truc qui a donné : « Yozef ».

Schibboleth inversé. Elle referme le passeport, me le tends sans un mot et je retrouve mes amis pour sortir de Ben Gourion, revêtu de ce nom comme d’une peau de chevreau.

Quand on connait les liens établis par certains psychanalystes entre le Père, les Juifs, la Loi, et leur aptitude à s’en servir comme grille d’explication pour à peu près tout... Avec ça ils ont de quoi s’éclater pendant des siècles.

Question à l’Arabe qui veut entrer en Israël : what’s your non du père ?

Quel rapport entre tout ça ? Il faudrait peut-être en trouver un « sous peine d’incohérence »...

Trois ans après ce premier voyage, Derrière les fronts a reçu le prix du meilleur documentaire au festival palestinien « Cinedays ». Une amie ayant aussi contribué au film a pu se rendre à Ramallah pour l’occasion. Elle m’a ramené quelques cadeaux : un keffieh, du zaatar, du café à la cardamone et... un recueil de nouvelles de Kafka, en arabe ! Énorme ! Une de ces éditions égyptiennes bon marché, où les lignes bavent sur le mauvais papier... Sur la couverture, une version sérigraphiée du portrait si connu, qui donne à Franz une tête encore plus sémite – c’est-à-dire arabe. Une tache descend de sa joue droite, comme une larme noire. Ils ont voulu représenter l’insecte en qui Samsa se métamorphose... Pas top. Assez blédard comme illustration... Aïe ! Il y en a aussi à l’intérieur... Des scènes du Procès, de La Métamorphose et un dessin bien maladroit pour l’appareil de la Colonie disciplinaire. Justement ce qu’il fallait surtout pas dessiner... Bien lourds les Arabes, quand ils s’y mettent.

J’aime offrir des livres, j’en reçois plus rarement. L’auteur de Chacals et Arabes est un des écrivains que j’ai le plus voulu faire aimer à certaines personnes précises de mon entourage, croyant qu’il répondait à une affinité particulière. Ça n’a pas toujours réussi...

L’œuvre de Kafka recèle une force de subversion multidimensionnelle. Dans le patrimoine littéraire contemporain, elle fait partie de celles qui témoignent le plus radicalement contre le sionisme. Cette affirmation fera sans doute ricaner... Certains y verront une provocation. D’autres, plus malins, l’évacueront par un haussement d’épaules, en disant qu’il s’agit d’une banalité... Mais la majorité des factuels va sûrement rétorquer : Voyons ! Tout le monde sait bien que l’ami de Max Brod était partisan du sionisme, ou du moins compagnon de route... C’est vrai. Comme Walter Benjamin d’ailleurs, de qui on peut pourtant dire la même chose. Il ne s’agit pas d’entrer dans des querelles d’interprétations. Peut-être que parmi les universitaires, les critiques et les écrivains qui méditent depuis un siècle sur ces deux auteurs, certains ont déjà développé quelque chose dans ce sens... Ou l’inverse, je n’en sais rien. Je suis bien incapable, à l’heure actuelle, de démontrer quoi que ce soit... Rien qu’une conviction, celle d’un lecteur, motivée par la recherche tâtonnante, en Palestine comme ailleurs, d’une terre où « le citoyen aura su reconnaître le réfugié qu’il est lui-même ».

Si cette seule conviction suffit à perturber Mac Beth et tous ceux qui s’agrippent au Dunsinane israélien, au point de multiplier les check-points jusque dans les livres et les sites, ils pourront se rassurer en se rappelant la prédiction attribuée à Moshe Dayan – une des sœurs fatales qui les a conduit vers le pouvoir démesuré et pourtant si précaire qu’ils craignent tant de perdre :

« Les Arabes ne lisent pas, et s’ils lisent ils ne comprennent pas, et s’ils comprennent, ils n’agissent pas. »

[5Héritée du mandat britannique, la détention administrative permet d’incarcérer n’importe quel Palestinien pour une durée de six mois indéfiniment renouvelable, sans même qu’il soit besoin pour cela d’inculpation ou de jugement. Le franco-palestinien Salah Hamouri est actuellement emprisonné dans le cadre de cette mesure, depuis plusieurs mois.

[6Voir, entre autres, les remarques à ce sujet d’Hervé Morin et de Christian Estrosi, rapportées et commentées ici : https://blogs.mediapart.fr/ali-saber/blog/170218/pourquoi-la-palestine.

[8Un Occident qui a bien sûr largement débordé, même du point de vue des représentations et des modes d’identifications. Le monde arabe, par exemple, en est traversé. De manière générale, il n’est absolument pas question ici d’une quelconque pureté ou supériorité morale des États non-européens.

[12Voir la vidéo sur cet article : https://www.mediapart.fr/journal/international/170518/morts-gaza-defaite-d-israel. L’article lui-même est intéressant, ses conclusions rejoignent celles du présent texte.

[13Voir à ce sujet la bande-dessinée d’Alain Gresh et Hélène Aldeguer : Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française

[15C’est moi qui souligne.

[16Les estimations les plus élevées vont aujourd’hui jusqu’à cinq cent mille.

[17Sans parler de celle qui, paraît-il, se prépare au moment où j’écris ces lignes.

[20Dominique Vidal y a répondu par un livre : « Antisionisme = antisémitisme ? ».

[21Voir la recension des Pingouins de l’universel.

[22Il semble qu’il ait d’abord été publié sur Lundimatin puis sur le Monde, ou l’inverse : https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/10/30/les-dits-et-non-dits-au-sujet-des-juifs-et-des-arabes_4799961_3232.html

[23« Au-delà des droits de l’homme », qu’on peut trouver dans le recueil Moyens sans fins.

[27Voir la recension des Pingouins de l’universel.

[28En voici une version en anglais : http://en.jabotinsky.org/media/9747/the-iron-wall.pdf

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