Les rats de l’imaginaire

Italie : un écrivain assigné à résidence pour délit d’imagination
Carmilla

paru dans lundimatin#285, le 26 avril 2021

Dans ce texte « dédié à Giovanna [1] et à tous ceux qui subissent mais résistent encore », nos amis de Carmilla, revue en ligne de « littérature, imaginaire et culture d’opposition » reviennent sur un événement passé largement inaperçu des deux côtés des Alpes mais qui signe une extravagante et dangereuse avancée de la police de la pensée dans les sociétés occidentales : la persécution policière et judiciaire d’un auteur turinois au nom de sa dangerosité supposée à partir des propos d’un personnage de roman.

L’offensive contre la liberté des imaginaires est en train de passer à un stade post-orwellien avec, à l’avant-garde, cette magistrature tant idolâtrée par la post-gauche italienne. Cette espèce d’externalisation de la prison, de matrice fasciste, dénommée « surveillance spéciale », qui s’est abattue sur Marco Boba après des anciens combattants du Rojava et divers activistes, ne saurait tarder à arriver en France, perfectionnant ainsi la très ancienne mesure d’assignation à résidence et les différentes interdictions judiciaires de territoire ou de manifestations réservées au zadistes et aux gilets jaunes. La possible victoire de Le Pen (à moins que le grand antifasciste Macron ne nous en sauve en appliquant ensuite son programme à peine édulcoré) donnera à ces possibilités de très vastes champs d’application.

S.Q.

Les rats de l’imaginaire

D’abord, nous les entendions bouger dans les murs, comme les rats du célèbre récit de H.P. Lovecraft, puis ils ont commencé à courir dans les pièces de la maison et dans les rues de la ville et aujourd’hui, ils sont venus à découvert, nous révélant toute l’horreur de cette société qu’on aurait voulu garder cachée derrière les cloisons des discours démocratiques, progressistes et verts, multipliés et reproposés à l’infini par les médias.

Ils se sont présentés ainsi, à visage découvert, avec l’excuse de la pandémie et des mesures d’urgence, avec les Dpcm [décrets émanant directement du premier ministre, sans passer par le conseil des ministres, qui facilitent la mise entre parenthèse des droits constitutionnels au nom de la lutte contre le covid - NdT], avec les lacrymogènes à tir tendu dans le visage de celles et ceux qui s’opposent à leurs inutiles projets dévastateurs, avec la criminalisation des travailleurs en lutte, avec la distribution d’années de réclusion ou de surveillance spéciale à qui s’obstine dans la bataille contre les misères de l’existant et, pour finir « glorieusement », avec des généraux en grand pompe qui voudraient nous faire croire qu’ils sont au service de la société et de « notre » santé.

Ils nient l’évidence de la faillite de la gestion de la pandémie et de l’existant, nient ou ignorent l’absolue évidence de la dépendance de chacune de leurs décisions aux besoins immédiats et futurs du capital, détruisent les classes moyennes en feignant de les représenter et s’acharnent sur les travailleurs salariés et les jeunes dans une transformation sans précédent du travail et de la distribution qui laissera sur le carreau des millions de chômeurs ou bien des travailleurs destinés à des tâches toujours plus humbles, sans aucuns droits et sous-payées.

Mais pour faire cela, ils ne peuvent se contenter de discipliner la société et le travail mais, comme déjà dit ici, ils doivent aussi réussir à réprimer et discipliner chaque aspect de l’imaginaire, individuel et collectif.

Pour atteindre cet objectif ils ont dû aller au-delà des limites de la production normale de narrations toxiques, à laquelle nous ont habitué depuis longtemps les fake news systémiques et d’État, ils ont franchi les limites d’une production culturelle mainstream, contre laquelle cette revue se bat depuis de nombreuses années parce qu’elle considère que l’imaginaire est un champ de bataille fondamental pour la définition de notre avenir, et ils ont commencé à poser de sévères limites à la liberté d’imaginer, dans chaque forme d’expression.

Dans cette hypothèse, la liberté d’expression va être définitivement enterrée et on sera libre d’imaginer seulement ce que le Capital et l’État estimeront utile et profitable. La capacité d’imagination sera transformée en crime de la pensée, en association de délinquants du désir et devra être rigidement contrôlée par une sorte de police politique des rêves.

Même Georges Orwell, avec son 1984 n’en était pas arrivé jusque-là, et même Ray Bradbury, avec son Fahrenheit 451, était en somme resté encore aux bûchers de livres déjà vus tant de fois dans l’histoire. Tentatives réitérées, y compris à des époques récentes, pour effacer la mémoire du passé et sa culture. Mais aujourd’hui, on veut effacer le futur et la capacité de l’imaginer ensemble au présent.

Présent et futur qui doivent certainement beaucoup inquiéter, sinon carrément épouvanter, les actuels seigneurs de la guerre économique, sanitaire et psychique, pour qu’ils en arrivent à une pratique que peut-être seul Philip K. Dick avait su correctement décrire dans certaines de ses œuvres.

Discipliner l’esprit signifie discipliner l’imaginaire, alors qu’imaginer signifie, la plupart du temps, anticiper. Ainsi donc ce qui est mis en acte aujourd’hui, à travers notamment l’action de la magistrature, c’est justement cela : la tentative de nier le futur et un imaginaire autre du présent.

Que ce soit bien clair : il s’agit d’une bataille pour la vie et la mort d’un présent obscurantiste qui, pour se rendre éternel, doit tuer à la naissance toute autre hypothèse. Même si elle n’est présente que dans un roman.

Comme il est arrivé dans le cas de Marco Boba, auquel va la pleine solidarité de toute la rédaction de Carmilla, qui semble avoir été précipité dans une dimension digne de l’Inquisition de la fin du Moyen-Age, car après une condamnation en première instance à quatre ans de détention pour « incendie volontaire », à la suite de la chute de fragments d’un feu d’artifice sur un hangar à l’intérieur de la prison turinoise des Valette, durant une manifestation de protestation sous ses murs en février 2019, est aussi devenu la cible d’une proposition de mesure de surveillance spéciale, à cause de son roman, Io non sono come voi [« Moi je ne suis pas comme vous » - NdT], édité en 2005 par la coopérative éditoriale Eris de Turin. De fait, comme l’affirme un communiqué de la maison d’édition :

Jeudi 1er avril est arrivé un événement très grave et avant de vous en parler nous avons voulu prendre quelques jours de réflexion. Pardonnez-nous la longueur, mais dans certains cas, chaque mot est important.

La Préfecture de police et le Ministère public de Turin ont présenté une demande de surveillance spéciale à l’encontre d’un de nos auteurs, Marco Boba. Jusque-là, malheureusement, rien d’extraordinaire. Ces dernières années, cette mesure préventive très lourde a été demandée et appliquée de nombreuses fois contre des activistes et des militant.e.s de tous les mouvements. Pour qui ne serait pas au courant, la surveillance spéciale consiste en un ensemble de règles et d’interdictions qui affectent la vie quotidienne de la personne à cause de ce qui est défini comme sa « dangerosité sociale », donc, c’est une mesure qui frappe les personnes au-delà d’un fait spécifique mais pour un « comportement général ».

Ce que nous trouvons vraiment dangereux et inquiétant, c’est qu’à l’intérieur de cette demande de surveillance spéciale ait été inséré le roman Io non sono come voi (« Moi, je ne suis pas comme vous », N.d.T), que Marco a publié chez nous en 2015, à titre de circonstance aggravante et/ou de preuve. Pire, le fondement de cette preuve est la phrase que nous, comme éditeurs, nous avons choisi de mettre en quatrième de couverture : « Moi je hais. En moi, il n’y a que la volonté de détruire, mes pulsions sont nihilistes. Pour la société, pour le système, je suis un violent, mais je t’assure que par nature je suis une personne tendanciellement tranquille, ma violence n’est qu’un centième de la violence quotidienne que tu subis toi ou les autres milliards de personnes de cette planète. » Une phrase que dit le personnage principal dans un dialogue du livre. Une phrase que comme toujours nous extrayons du roman pour faire comprendre à qui se retrouvera livre en main quel est le cœur de l’histoire, son humeur, son atmosphère, son style narratif.

Nous parlons d’un roman de fiction, avec un protagoniste de fiction. Le roman est écrit à la première personne, au présent, choix fait, disons-le au passage, non pas dès le départ par l’auteur, mais après un long échange entre auteur et éditeur. Travail d’édition, travail normal d’édition.

Que le roman soit une œuvre d’imagination est notamment déclaré dès le début, dans le synopsis lisible sur le revers de la jaquette, complètement séparé de la biographie de l’auteur, et dans deux pages explicatives finales.

L’arrière-plan, le contexte, l’époque du récit, ne suffisent pas pour décider qu’un roman est autobiographique. Les faits principaux qui constituent la trame et le moteur principal de la narration sont clairement inventés, fictionnels.

Voilà, il nous semble vraiment dangereux qu’une fiction puisse devenir une preuve, que le dialogue d’un personnage d’un roman puisse devenir une preuve, que les opinions et les actions d’un personnage de fiction puissent devenir une preuve, qu’une phrase choisie par l’éditeur pour promouvoir un livre, puisse devenir une circonstance aggravante et qu’une préfecture de police ou un parquet puissent s’occuper d’une matière qui devrait rester du ressort de la critique littéraire.

Durant les dernières années, on a plusieurs fois évoqué le délit d’opinion. De l’affaire Erri de Luca, acquitté de l’accusation d’instigation à la délinquance pour s’être exprimé en faveur des sabotages contre la Tav, à l’étudiante accusée d avoir participé activement à des actions No-Tav juste pour avoir utilisé le « nous participatif » dans sa thèse d’Anthropologie culturelle sur le mouvement.

Mais il nous semble qu’à ce point, ce qui devient illicite, ce n’est pas seulement avoir une opinion mais le pur et simple imaginaire. Une société dans laquelle on paie non seulement pour ses opinions, mais carrément pour les opinions et les actions de personnages qu’on a inventés, serait une parfaite trame de roman dystopique. Mais pour certains, au contraire, c’est la réalité de ce qui se passe.

Pour Marco Boba, militant anarchiste de longue date, écrivain, squatter et ex-rédacteur de Radio Back Out, le proc héritier de l’activité anti-mouvementiste du duo Rinaudo et Palatino, a demandé une mesure de surveillance spéciale d’une durée de deux ans basée, incroyablement, sur des preuves constituées non seulement par une phrase tirée d’une quatrième de couverture d’un roman édité par Eris, comme il vient d’être dit, mais aussi sur une recension du livre lui-même, en plus de la mauvaise conduite suggérée par la plus que discutable condamnation qui lui avait été infligée en première instance par la justice.

Il semble ainsi que, dans l’activité de la justice turinoise, l’imagination soit vraiment au pouvoir, vu que d’imaginatifs représentants de la magistrature poursuivent des délits d’imagination, en utilisant toute forme ou application de l’imaginaire pour couper les ailes non seulement ce que dans des temps désormais lointains on appelait la créativité, mais contre toute forme de mouvement aux caractéristiques anti-systémiques ou contestataires.

S’attarder davantage sur un épisode qui, plus qu’appartenir à une dialectique réelle et vivante entre forces et classes sociales, pourrait être tiré d’une farce de Totò et Peppino, ne serait pas nécessaire si l’utilisation, à bon marché et de manière étendue, de la surveillance spéciale, n’était devenue pratique courante contre les militants no-tav, contre ceux qui comme Eddi ont combattu pour la liberté du Rojava ou bien pour les anarchistes cagliaritains et les jeunes femmes arrivées depuis peu au militantisme contestataire, comme il est arrivé récemment à Florence.

Nous pourrions pouvoir dire de cette justice bricolée, de ces appareils répressifs, de l’État et des gouvernements imbéciles, ne raisonne pas sur eux mais regarde et passe, mais la seule chose que nous pouvons en fait leur affirmer en ce moment et en solidarité avec toutes les personnes qui sont désormais frappées quotidiennement par ces mesures et des violences, c’est, justement à cause de la direction dans laquelle ces appareils travaillent : nous non plus nous ne sommes pas avec vous et beaucoup d’autres s’ajouteront à nos rangs.

Merci quand même à tous ceux qui, dans la tentative d’encager et d’emporter notre imaginaire, obtiendront qu’il devienne plus fort, clair, puissant et partagé.

[1Giovana Saraceno qui a reçu une grenade en plein visage lors des affrontements avec la police lors de la bataille de San Didero.

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