Les paysans indiens en mission

Enjeux et défis du Kisan Andolan, mouvement social de 2020-21
Joël Cabalion

paru dans lundimatin#414, le 19 février 2024

Alors que la contestation des agriculteurs en France s’est résorbée dans un accord entre le gouvernement et la FNSEA, elle semble néanmoins rebondir à l’échelle européenne. Dans cet excellent article et depuis le Centre de Sciences Humaines de New Delhi, Joël Cabalion revient sur la genèse des gigantesques manifestations paysannes indiennes de 2020-2021 et ce qu’elles nous disent d’une résistance globale à la fois multiforme et souvent désespérée face au néolibéralisme. Le cas indien dévoile nos angles morts et permet d’élargir le débat sur la question de l’agriculture et de ce qu’elle implique lorsqu’elle doit s’accorder au règne de l’économie.

Le 5 juin 2020, alors que l’Inde fait face à une crise sanitaire et aux effets d’un lockdown aux conséquences redoutables, le gouvernement de Narendra Modi promulgue 3 ordonnances engageant une dérégulation soudaine du secteur public agricole et alimentaire. Depuis leur confirmation par le parlement indien à la mi-septembre 2020, ces trois lois ont rencontré une protestation sans précédent dans les milieux paysans, témoignant d’un mouvement qualifié d’historique par l’ensemble des observateurs. Accusé de livrer la paysannerie aux grands groupes de l’agro-business, le pouvoir indien n’a pas su juguler cette contestation qui s’est étendue et l’a mis au-devant de la question sociale tout en disqualifiant son instrumentalisation des identités communautaires et religieuses. Après 14 mois de mobilisation intense dans le Nord de l’Inde, le Premier Ministre a finalement annoncé le 19 novembre 2021 – jour de l’anniversaire du Gourou Nanak, figure tutélaire des populations sikhes – l’abrogation des trois lois. Le Kisan Andolan est le premier mouvement social à faire plier Modi en près de huit années de pouvoir. Comment y est-il parvenu et quels sont ses enseignements ?

Introduction : une victoire à la Pyrrhus

La théorie de la stratégie du choc– en bref le capitalisme du désastre – a encore de beaux jours devant elle à la suite de la pandémie de la Covid-19 (Klein 2008). En Inde également, le pouvoir législatif a été prompt d’avancer des réformes d’envergure en pleine dégringolade économique, le gouvernement de Narendra Modi s’empressant de voter un ensemble de lois aux conséquences considérables pour l’emploi. Dans l’Industrial Relations Code Bill voté en septembre 2020, le gouvernement indien a introduit de nouvelles conditions de restrictions du droit de grève en même temps qu’il a élevé de 100 à 300 salariés le seuil des entreprises concernées par un affaiblissement des conditions de licenciement (Venkataramanan 2020). Après une année 2019 et un début 2020 qui resteront perçus dans les annales comme celles d’un Hindutva turn particulièrement brutal (Arif et Naudet 2020), l’après lockdown augure une séquence économiquement sombre pour les catégories populaires de la population indienne : des labour laws aux farm laws en passant par l’effroyable course pour la survie entraînée par la crise sanitaire, le tournant communaliste de 2019 semble s’être poursuivi en 2020 par un assaut sans précèdent du néolibéralisme indien vers les zones rurales. Que sa mise en œuvre ait été finalement freinée, au-delà du sentiment de victoire que partagent les paysans indiens, ne signifie pas que ces lois ne reviendront pas sous une forme ou une autre.

Parmeshwar C., un paysan maharashtrien dans son champ de blé. Joël Cabalion.

Ces trois lois devaient bouleverser de fond en comble l’actuel système public agricole et alimentaire, considéré par de nombreux experts comme lourd, obsolète et trop couteux au regard de son peu d’effets sur la condition paysanne et sur l’investissement dans le secteur primaire. En dérégulant une configuration étatique protectrice des plus complexes et nébuleuses au monde, Narendra Modi s’est attiré les foudres des milieux paysans, en particulier des régions-greniers du Nord qui, depuis des décennies, bénéficient des aides de l’état et de diverses subventions sur les engrais, les pesticides, l’irrigation et l’électricité. En l’espace de quelques semaines fin 2020 et début 2021, les manifestations d’agriculteurs sont devenues le point de ralliement d’une large opposition. Après 14 mois de lutte, elles seront désormais la preuve que Narendra Modi peut plier ou plutôt qu’il cède stratégiquement en un moment politique délicat, des élections d’envergure ayant suivi dans plusieurs états régionaux en janvier 2022. Cet article revient sur la genèse de ces trois lois ainsi que sur l’état de l’agriculture indienne tout en retraçant les temps forts de cette mobilisation sociale et politique, alors que des élections nationales se profilent à nouveau en avril-mai 2024. Il examine enfin les conditions du retrait et l’après mobilisation lors de la rétraction du mouvement social.

1. Des grandes famines à la Révolution Verte : la trajectoire complexe d’un système public alimentaire colossal

Loin d’un long fleuve tranquille, les 6 premières années au pouvoir du BJP ont été marquées par d’importantes et brutales décisions : de la démonétisation en 2016 à la création d’une TVA nationale en 2017 en passant par l’abrogation de l’autonomie constitutionnelle du Kashmir en 2019 – sans compter un lockdown précipité – la société indienne sous le nationalisme hindou traverse de vives crises socio-politiques et marque un important ralentissement économique aggravé par la crise du Covid. Avec les farm laws, de nombreux experts estimaient que l’Inde engageait sa plus grande mutation agraire depuis les grandes transformations de la Révolution Verte. Or quiconque s’intéresse à l’agriculture indienne ne peut ignorer l’avertissement de l’historien britannique Edward Thompson à propos des Enclosures à l’époque de l’industrialisation : « un novice en histoire agraire pris en train de flâner volontairement dans ces domaines se ferait disperser rapidement [1]. » Il est courant d’annoncer l’arrivée du néolibéralisme sans que cela soit forcément étayé. Qu’en est-il ici ? Les politiques publiques actuelles s’appuient toujours sur l’idée classique de la transition agraire, laquelle présuppose le basculement d’une économie rurale et paysanne vers une économie industrielle et urbaine. Le cas indien contrarie cette représentation évolutionniste : l’accumulation primitive du capital n’a pas eu lieu dans le secteur primaire et le secteur secondaire s’est largement développé sans l’aide du premier (Lerche 2021). Le capital agraire n’a servi au développement industriel que dans certaines régions très précises (Damodaran 2008) et ce lien s’est encore affaibli depuis les réformes économiques de 1991.

La récolte du piments. Les femmes cueillent pendant que l’agriculteur propriétaire fait les comptes des journées travaillées. Joël Cabalion.

1.1 La fin d’un pacte moral ou la fin du populisme agraire ?

À l’Indépendance, l’Inde était au bord de l’abîme et ne bénéficiait d’aucune réserve. La production alimentaire ne suivait pas la croissance démographique et le pays était promis au retour des grandes famines. Il y en avait eu plus d’une douzaine entre 1850 et 1947 (Maharatna 1996) et en 1965, c’est le Bihar qui frôle le désastre et mène à l’importation de blé américain (Mishra et al 2019). Si l’Inde Indépendante n’a pas connu d’épisode de grande famine, elle a en revanche subi de nombreuses sécheresses qui ont considérablement réduit ses stocks alimentaires.

Financée par la Fondation Ford et la Fondation Rockfeller, la « Révolution Verte » s’apparente à une nouvelle vision du monde qui s’impose et s’exporte dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale. On doit cette expression à un de ces principaux acteurs, le scientifique Norman Borlaug, récompensé en 1970 par le prix Nobel pour son travail agronomique [2]. Trois conditions sont nécessaires à son émergence : l’élaboration de variétés de semences dites hybrides et à haut rendement, des intrants chimiques pour la protection ou la stimulation des cultures (pesticides comme engrais) et de l’irrigation (grands barrages et canaux). On peut ajouter à cette définition essentiellement technique certains autres aspects, relevant de facteurs politiques, économiques et sociologiques tels les déplacements de population (Cabalion 2017).

Le succès de la Révolution Verte a ainsi dépendu d’un effort étatique sans précédent requérant des investissements considérables qui s’est décliné en subventions aux intrants (semences, engrais, électricité, eau et pesticides) jusqu’au rachat des récoltes à des Prix de Soutien Minimum (ci-après PSM). L’existence d’un réseau d’état structuré à travers le pays pour racheter les cultures et les écouler sur le marché du gros est une des principales caractéristiques du système indien. Bien qu’il existe un ensemble de 19 cultures concernées par le rachat étatique, seules quatre ont historiquement bénéficié de ces subventions : le riz, le blé, le coton et la canne à sucre. Il s’avère en conséquence que seulement 15 à 25% des agriculteurs indiens bénéficient du système public (Lerche 2021, 1382) que les agriculteurs sont venus défendre sur les campements. D’un point de vue économique, la transformation des pratiques paysannes impliquait une prise de risque chez les intéressés, nécessitant crédits et moyens de production pour soutenir cet effort agraire d’un genre nouveau. La littérature socio-économique indienne fait référence aux paysans kulaks, désignant des « paysans capitalistes à chars à bœufs » (bullock-cart capitalists [3]). Ces derniers portent en quelque sorte les transformations du monde du travail agricole, notamment sa libération des anciens liens de servage avec les propriétaires terriens d’antan, contribuant à une disparition de l’artisanat et à une mobilité géographique grandissante des pauvres entre les régions (Tambs-Lyche 2021, 183-184).

Grâce à la Révolution Verte, l’Inde a atteint l’autosuffisance alimentaire dans les années 1970 (Dorin et Landy 2002 ; Landy 2006) et réussi à faire diminuer la pauvreté rurale. Malgré cela, la malnutrition existe toujours et les surplus des stocks alimentaires n’atteignent pas forcément ceux qui en ont besoin. Les résultats sont donc mitigés. Elle a renforcé les inégalités socioéconomiques dans les campagnes et entraîné de nouvelles formes de dépendance temporelle et économique (Dhanagare 1987), sans compter les dégâts écologiques irrévocables qu’on lui impute (Pingali 2012 ; Shiva 1992). Or, d’un point de vue politique, la Révolution Verte reste un mythe fondateur et un mot d’ordre des discours officiels du développement à travers les régions du pays n’en ayant pas bénéficié.

Le BJP n’aura pas été le premier à tenter de transformer ce système d’origine coloniale inventé pour gérer la pénurie et prévenir les révoltes de la faim en contexte urbain. Le paradoxe n’est pas mince mais il ne faut pas s’y arrêter. En effet si l’Inde moderne est excédentaire en céréales, l’insécurité alimentaire y demeure toujours forte et le surplus existant n’est parfois ni distribué aux pauvres ni même exporté, pourrissant dans des entrepôts de la Food Corporation of India. En 2015-16 au Pendjab, la Cour des Comptes estimait que 470 000 tonnes de blé étaient gâchées faute de stockage (Bera 2017). Les marchés gouvernementaux (nommés sarkari mandi) ont été créés dans les années 1970 par une loi dont l’intention première était de réduire le pouvoir des intermédiaires agricoles (commerçants, courtiers agricoles, agents de l’industrie de transformation, usuriers, etc.). Avec le temps, les structures institutionnelles de ces marchés ont été rapidement dominées par l’influence de grandes familles commerçantes instaurant des monopoles de fait sur le rachat, l’échange et le transport des produits agricoles, ce que les économistes nomment la « cartellisation des marchés d’état ». Dans de nombreuses régions, ces monopoles correspondent également à des dominations de caste encore prégnantes.

De 1951 à 2011, la part de la population active du secteur primaire est passée de 70% à 48%, pour atteindre 43% en 2018-19 (Government of India 2020). Selon les chiffres du recensement, l’année 2011 marque également une autre évolution significative, voyant le nombre de cultivateurs décliner pour la première fois en regard de l’évolution de la part des ouvriers agricoles qui a elle augmenté. Le recensement de 2021 n’ayant pas eu lieu en raison de la pandémie [4], les tendances les plus récentes ne sont pas connues mais on peut faire l’hypothèse que ces évolutions s’accentuent. La sortie du milieu agricole vers d’autres secteurs d’emploi représente donc un bouleversement silencieux mais largement objectivé en Inde aujourd’hui, en plus d’une dépaysannisation précipitée par des projets de « développement » et par l’accaparement étatique (et privé) des terres agricoles. La terre est perçue comme une ressource économique plus rentable d’un point de vue financier et immobilier, ce qui favorise des usages ou conversion d’usages dégradant les Communs (étendues d’eau, prairies, forêts), transformés en nouveaux centres urbains ou en terres agricoles dévolues à des monocultures spéculatives (les dites cash crops). Depuis le début des années 2000, l’état indien a peu à peu commencé à racheter les récoltes de différentes sortes de légumineuses et de millets à des seuils équivalents aux PSM, ce qui a contribué à faire augmenter leur surface totale et à réduire mécaniquement l’empreinte écologique des monocultures céréalières. Un grand nombre d’organisations paysannes demandent que des PSM soient appliqués par l’état sur l’ensemble des récoltes de sorte à garantir des prix équitables aux paysans. En Inde, ce « populisme agraire » reste supposément très prégnant. Cette expression signifie que l’état central accède favorablement aux exigences des mouvements d’agriculteurs composé le plus souvent de moyens et gros propriétaires originaires des castes dominantes de l’espace rural et dont les connexions politiques influent directement sur le jeu électoral. Parmi les demandes les plus fréquentes depuis des décennies figurent ainsi l’augmentation du PSM et l’extension du domaine de son application en raison de l’augmentation du coût des intrants et des coûts de la mécanisation. Ceci explique que ce qu’on appelle communément la « Commission Swaminathan » suggérait, dès 2004, de rémunérer les paysans en fixant des seuils légaux minimums au moins une fois et demie supérieurs aux coûts de production (Ghuman 2015). Mais qu’est-ce qu’un « gros paysan » [5] ?

86% des paysans indiens possèdent aujourd’hui moins de deux acres de terre, soit moins de 0,8 hectare [6] (Government of India 2019). La grande majorité d’entre eux vend à peine ou avec peine, dédiant une part importante de ses récoltes à l’autosubsistance et à une distribution intrafamiliale au sein d’une parentèle élargie. Les différences régionales voire intrarégionales sont considérables. Il n’y a que dans certaines régions qu’une commercialisation importante existe, essentiellement dans le grenier de l’Inde que représentent les états du Pendjab et de l’Haryana dans le Nord du pays [7]. En 2013, en moyenne 52% des ménages agricoles étaient endettés à hauteur de 47 000 roupies (soit 500€). Au moins 40% des dettes paysannes ne sont pas d’origine bancaire mais contractées auprès d’usuriers et d’agents non-institutionnels comme des boutiquiers, des semenciers et revendeurs d’intrants (engrais, pesticides) pratiquant typiquement des taux d’intérêts élevés. Les dettes paysannes servent en général à l’achat des intrants et à une consommation élémentaire. Le fait que la majorité des agriculteurs ne bénéficient pas de prix de soutien pour leurs récoltes impliquent donc qu’une grande partie d’entre eux ne franchit pas le « seuil de reproduction économique ».

1.2 L’esprit des Farm Laws

Certains « intellectuels organiques » du Parti du Congrès n’hésitent pas à affirmer qu’ils auraient eux-mêmes souhaité légiférer de telles lois [8], à l’exception qu’ils les auraient fait advenir à un niveau régional pour ne pas être face à la situation politique dans laquelle Modi s’est retrouvé, c’est-à-dire bousculé par une fronde revendiquant un caractère pan-indien. Les farm laws se distinguaient par ailleurs par un ensemble de dispositions réduisant drastiquement les recours juridiques des citoyens en cas de contentieux avec l’administration (Sainath 2020), ce qui posait la question de leur constitutionnalité. Parce que l’Inde est un état de facto fédéral, ces lois outrepassaient les prérogatives du centre et empiétaient sur celles des états régionaux normalement en charge des questions liées à l’agriculture, à l’eau ou encore à l’éducation.

En déclarant que « 1991 c’étaient les réformes de India, 2020 ce sont les réformes de Bharat  » (Mokkapati et Kappagantula 2020), il est suggéré que l’agriculture est enfin pleinement ouverte aux nouvelles politiques économiques, les mêmes que de nombreux économistes et spécialistes qualifient depuis lors de néolibérales. Bharat signifie « Inde » au sens de la Nation Indienne et renvoie à la mythologie hindoue, mais c’est aussi le terme utilisé et détourné depuis les grands mouvements paysans des années 1980 pour désigner la paysannerie elle-même et l’Inde rurale subissant la relégation et la domination de India, l’Inde urbaine des élites et des gouvernants qui « brille » par son développement économique et infrastructurel [9]. Cette opposition sémantique de Bharat face à l’India continue de rencontrer un grand succès dans les mouvements sociaux dont les luttes renvoient à un ancrage agraire et à une socialisation rurale. L’usage de cette opposition a été popularisé en Inde par Sharad Joshi dans les années 1980 (Youngblood 2016), ancien leader du mouvement des agriculteurs au Maharashtra (le Shetkari Sanghatana), décédé en 2015. Cet ancien fonctionnaire des postes internationales à Genève aurait importé un répertoire d’action politique non négligeable dans le milieu paysan indien, le blocage des routes (rasta roko), emprunté aux agriculteurs français observés pendant son séjour européen. Lors de la participation de l’Inde à la fondation de l’OMC en 1994, Sharad Joshi soutint la libéralisation économique des échanges agricoles. Ce fut le grand schisme du mouvement paysan, tiraillé depuis entre une (petite) fraction favorable aux politiques de libéralisation économique et une majorité opposée aux politiques de dérégulation.

Portraits de Rakesh Tikait (président du syndicat paysans BKU) et de Bhagat Singh (anarchiste indien historique ayant été exécuté par les britanniques). Odile Henry.

Quelles étaient donc les lignes de force de ces trois textes législatifs ? Il y avait d’abord la Loi de promotion et de facilitation du commerce et de l’échange des produits agricoles (Farmers’ Produce Trade and Commerce (Promotion and Facilitation) Bill, 2020)  : elle devait autoriser la vente en dehors des marchés d’état (APMC) où se rendent donc une partie des paysans indiens jusqu’aujourd’hui. En actant cette loi, le gouvernement permettait le contournement des structures APMC, les fameux sarkari mandis ou marchés d’état que l’Inde urbaine a redécouvert pendant cette mobilisation. Or ces structures jouent un rôle important en ce qu’elles participent à la formation des paysans à la logique du marché en leur permettant de découvrir les prix tout en constituant la garantie d’un acheteur de dernier recours pour leurs récoltes. En les contournant plutôt que de les renforcer et de les réformer, le gouvernement prenait donc le risque d’accroître la vulnérabilité des vendeurs en les plaçant dans un face-à-face inégal avec les commerçants. Les paysans dénonçaient un délit d’intention. Il n’est en effet pas tout à fait inexact de supposer que le gouvernement indien verrait d’un bon œil une dépaysannisation contrôlée productrice d’emploi dans le secteur secondaire ou tertiaire. Les paysans l’interprètent en conséquence comme une loi de contournement des marchés régulés. En effet, elle ne les abolit pas mais risque de finir par les rendre caducs. En créant deux espaces de marchés distincts pour l’échange des produits agraires, l’un taxé et réglementé et l’autre non, le gouvernement aurait créé les conditions de l’effondrement de ces marchés publics. Il s’agit pourtant de comprendre que la politique des prix agricoles résulte en grande majorité de l’information économique qui en remonte. L’intervention étatique dans le secteur primaire s’appuie donc sur ces marchés régulés dont on pouvait craindre la lente décrépitude institutionnelle. Comme le dit Kavita Kuruganti (2021), si l’état dispose de moins en moins d’informations sur les transactions remontant de ces marchés, il lui sera d’autant plus facile de justifier sa non-intervention en matière agricole [10]. Alors qu’il existe un Prix de Soutien Minimum et des marchés régulés, il est en réalité fréquent que les paysans vendent plus bas que ce dernier. C’est ce que confirme Mangal, manifestante et paysanne originaire du Maharashtra en route pour Delhi en décembre 2020, à un journaliste du collectif PARI :

« Nous connaissons l’importance des PSM et d’un marché réglementé. Les nouvelles lois agricoles vont garantir que ceux qui y avaient accès ne l’auront maintenant plus. C’est triste que nous devions manifester tout le temps pour nos droits les plus élémentaires. » (Parth 2020)

Ces nuances nous sont également synthétisées par Mahesh D., jeune paysan possédant près de 20 hectares et originaire du district de Bagalkote au Karnataka. Membre du Karnataka Rajya Raitha Sangha [11], syndicat agricole de sa région, il soutient le mouvement actuel sans se sentir directement concerné par les nouvelles lois. Il cultive essentiellement du maïs, de la canne à sucre et différentes légumineuses qu’il lui arrive parfois de vendre aux mandis pourtant situés loin de sa ferme. La plupart du temps Mahesh passe par des intermédiaires en qui il a confiance et dont il souligne l’importance dans la relation des paysans au marché (entretien sur whatsapp, décembre 2020). En prétendant vouloir éliminer ces intermédiaires de la chaîne d’approvisionnement agricole, le gouvernement risque en réalité de faire disparaître une relation sociale structurante dans l’espace rural. Nombreux sont les chercheurs et experts agricoles qui soulignent le rôle crucial joué par les intermédiaires – ceux qu’on nomme les arhtiyas au Pendjab – dans la sécurité sociale des paysans (Chaba et Damodaran 2020).

Le cas du Bihar, grand état rural et relativement pauvre de la plaine gangétique, révélait déjà depuis quelques années que ce « choc de simplification » des échanges commerciaux dans le secteur primaire était plus compliqué qu’il n’y semblait. Comme l’explique l’économiste Himanshu (2020), le Ministre-en-Chef Nitish Kumar a fermé dès 2006 l’ensemble des marchés étatiques pour les remplacer par d’autres structures censées racheter aux paysans les récoltes aux prix de soutien et pour leur éviter de dépendre de leurs intermédiaires. Or ces Primary Agricultural Credit Societies (PACS) ne paient pas les paysans en temps voulu et seraient peu efficaces, les poussant à se retourner vers les middlemen connus. La productivité agricole a pourtant augmenté dans l’état entre 2011 et 2019, les paysans se plaignant dorénavant de devoir vendre leurs récoltes au rabais à des acheteurs privés en dehors de tout circuit étatique. L’ancien réseau de 95 marchés d’état (dont au moins 54 disposaient d’entrepôts et d’infrastructures de pesée et de triage) a été laissé à l’abandon du fait de l’absence de taxes dévolues à son entretien. Aucun investissement privé n’est pour l’heure venu occuper ce vide. Les paysans biharis restent donc aujourd’hui dépendants des marchands de gros qui fixent des seuils de prix inférieurs à ceux de l’état et l’absence d’installation et d’arrangements institutionnels étatiques jouent directement sur l’instabilité des prix.

La deuxième loi (Farmers (Empowerment and Protection) Agreement of Price Assurance and Farm Services Bill, 2020) devait concerner l’agriculture sur contrat (contract farming law). Partant de l’idée théorique séduisante que les paysans doivent pouvoir travailler pour qui ils souhaitent, cette loi n’interrogeait pas le déséquilibre hiérarchique de la relation entre les agriculteurs et les agents du secteur privé, en particulier les grandes entreprises de la distribution. De fait celle-ci posait des problèmes de diversité culturale, encourageant la monoculture spéculative intensive plutôt que la diversification agroécologique et le respect d’un principe de rotations. La troisième et dernière loi (Essential Commodities (Amendment) Bill, 2020) était en réalité un amendement d’une loi de 1955 ayant entre autres contribué à l’établissement du système de distribution alimentaire (Public Distribution System) dont bénéficient environ 66% de la population indienne aujourd’hui (Khera et Somanchi 2020). Comme le rappelle Surinder Jodhka (2021), la loi d’origine devait empêcher la thésaurisation (hoarding) d’un ensemble de produits de première nécessité sur lesquels existaient des « plafonds de stockage » : céréales, légumineuses, oléagineuses, oignons et pommes de terre. Cet amendement devait rendre possible ce que la loi interdisait auparavant pour donner plus de liberté aux entreprises privées en matière de stockage. Selon de multiples experts, le gouvernement s’apprêtait ainsi à ne plus être en mesure de savoir qui stocke quoi. Si le but était d’attirer l’investissement privé dans le développement des infrastructures de réserve alimentaire, la perspective de manquer d’une vision régulatrice sur l’état des stocks en inquiétait plus d’un dans un pays qui continue d’expérimenter des taux élevés de malnutrition.

Des femmes Pendjabis lors des manifestations du jour international des femmes. Tikri. 2021. Sunayana Wadhawan.

Le BJP se voit enfin accuser de rompre un pacte moral et politique vieux de plusieurs décennies avec la « grosse paysannerie », précisément celle convertie à la Révolution Verte. En ouvrant une brèche dans un système jusqu’alors dominé par des agriculteurs politiquement puissants et connectés, le Premier Ministre indien donne l’impression de favoriser les grands conglomérats privés aux habituelles banques de vote de paysans conservateurs issus des basses castes et dont il est par ailleurs lui-même originaire (Jaffrelot 2019). Ce serait en quelque sorte une démonétisation des basses castes dominantes paysannes par les milieux économiques marchands sociologiquement considérés comme de « castes supérieures ». On peut se demander si le Premier Ministre n’a pas involontairement démontré l’ineptie de son concept politique de neo-middle classes, expression censée englober ces agrariens dominants dont la nouvelle prospérité s’étalerait aujourd’hui en milieu rural et dans les périphéries des métropoles comme New Delhi.

2. Le grand retour du mouvement paysan

L’Inde a une longue tradition d’assemblées paysannes, les Kisan Sabha, et une histoire de révoltes et de rébellions provenant de ses milieux ruraux et populaires de castes comme de tribus (Carrin et Jaffrelot 2002). Même si le mouvement paysan est largement moribond depuis les années 90, il (se) manifeste périodiquement bien que ce soit en général à des niveaux locaux et régionaux et souvent sur un mode défensif. Les années 80 ont constitué une séquence de luttes paysannes majeures, souvent regroupées derrière un seul slogan : de meilleurs prix pour les récoltes. Il s’agissait avant tout de mouvements d’agriculteurs, au sens où on reprochait l’absence des travailleurs journaliers dans ces alliances (Omvedt 2005). Cette opposition cultivateur-travailleur agricole est recoupée par une opposition entre les castes agraires dominantes (les basses castes) et les dalits (anciens intouchables). Ces mouvements se voulaient par ailleurs apolitiques (au sens de non inféodé au champ partisan), que ce soit au Karnataka ou au Maharashtra et même s’ils finirent par s’allier de manière transnationale à La Via Campesina dans les années 2000 (Thivet 2018).

Les années 90 ont témoigné de l’éclatement de ces grandes luttes et de l’effacement d’un certain nombre de revendications socioéconomiques derrière des revendications progressivement catégorielles et identitaires : d’une part l’extension des quotas de discrimination positive aux basses castes et la montée en puissance du mouvement nationaliste hindou, lequel arrive véritablement au pouvoir pour la première fois en 1998. Dans l’espace des mouvements sociaux, on témoigne ainsi d’une « rétraction militante » sur des niches problématiques. Les espoirs révolutionnaires déçus de toute une frange de la gauche indienne témoignent d’une dispersion autour de différentes causes dites locales (aussi appelés grassroots), notamment les déplacements de population et la dépossession ou l’expropriation foncière générés par les grands ouvrages. Les années 2000 voient se cristalliser le problème des suicides agraires (Deshpande 2010) sur la scène médiatique en même temps que de nombreuses Zones Économiques Spéciales surgissent à travers le pays enclenchant un processus soudain et contesté d’accumulation par la dépossession (Kennedy et al 2014). Ces zones franches devant attirer l’investissement étranger sont le plus souvent installées sur des terres agricoles fertiles, parfois acquises au prix de hautes luttes et d’une violente répression faisant plusieurs morts dans des affrontements avec la police (Nielsen 2011).

L’arrivée sur le campement en Tempo, Singhu, 2021. Odile Henry

Lors de la « Marche de libération des paysans » (Kisan Mukti March) des 28 et 29 novembre 2018, plus de 100 000 paysans venus de 22 états différents étaient venus à New Delhi en bus et en train pour y manifester contre l’état de perpétuelle crise agraire dans lequel ils s’estiment maintenus. La plupart exigeait des mesures qui resurgissent périodiquement avec les syndicats ralliés autour du Bharatiya Kisan Union [12] et du Sanyukt Kisan Morcha (ci-après le SKM, le front paysan unitaire) : des moratoires sur les dettes à l’augmentation des PSM jusqu’à l’octroi ou la régularisation de titres fonciers et forestiers pour les populations tribales (dites adivasis), les paysans indiens demandent à vrai dire à chaque fois la même chose depuis au moins 30 ans avec le sentiment de n’être pas écoutés ou alors de manière sporadique et humanitaire, c’est à dire à la suite de catastrophes naturelles, sécheresses ou inondations.

2.1 « La plus grande grève du monde » à l’assaut de Delhi et des médias dominants

A la différences des mobilisations des dernières trois décennies, ce mouvement social s’est installé dans la durée, ce qui lui a conféré une portée beaucoup plus grande. Dès leur promulgation, les farm laws ont d’abord généré des manifestations dans plusieurs régions de l’Inde sous les bannières des différents syndicats paysans régionaux. L’efficace symbolique indienne et ses répertoires d’actions ont été déployés : des blocages de route (rasta roko), sit-ins et autres présentations de mémorandum de protestation à des autorités publiques ont émaillé toute la fin du mois de septembre et le mois d’octobre 2020. Constatant l’absence de considération de la part du BJP, en particulier du ministre de l’Intérieur et du ministre de l’Agriculture, les agriculteurs du Pendjab (dont une écrasante majorité de Sikhs), de l’Haryana et de l’Uttar Pradesh s’en sont emparés fin novembre comme une quasi-mission de représentation des paysans du pays, le mouvement prenant une tournure relativement inédite en encerclant New Delhi et en bloquant ses principales voies d’accès. C’est ainsi qu’émergèrent plusieurs campements aux « portes » de la capitale [13], à vrai dire des points-frontière d’ordinaire invisibles soudainement barricadés.

La plupart des occupations de route ont commencé vers la fin novembre, autour du 25-26 novembre 2020 lors de l’appel à rejoindre New Delhi (Dilli Chalo  ! « Tous à Delhi ! »). Ce qui aurait dû consister en une occupation d’un espace rituellement autorisé pour les manifestations au centre de New Delhi, à Jantar Mantar [14], a évolué vers une occupation pérenne sous l’effet de la fermeture des frontières de la ville-territoire de l’Union, dont la police est gérée par le gouvernement central. New Delhi est à la jonction de deux états du Nord de l’Inde, l’Haryana et l’Uttar Pradesh, et constitue en elle-même une ville-état où les manifestations nationales sont traditionnellement autorisées. La précipitation des autorités politiques du BJP à fermer l’accès à la ville a contribué à créer une situation inédite où les paysans se sont trouvés comme des bouts d’armées dispersées aux quatre coins de la ville.

Des hommes arrivent en tracteurs au campement militant de Singhu, un des points-frontières de la ville-état de New Delhi. Le slogan du haut est en Hindi : « reprenez vos lois noires » (kaale kanun vaapas lo). Le second slogan du bas est en pendjabi : « Nous sommes agriculteurs et travailleurs, pas terroristes » (pendjabi). Sunayana Wadhawan.

Le mouvement de protestation a rapidement multiplié les appels symboliques pour construire la mobilisation et agréger de nouvelles forces. Très vite la capitale est partiellement bloquée sur ses différentes routes d’accès par l’installation de mahapadav, des campements militants énormes où les paysans cuisinent et dorment par milliers. Les paysans Sikhs et leurs coreligionnaires urbains s’organisent pour installer des langar, des cuisines collectives s’appuyant le long des routes sur un réseau serré de temples hindous et de gurudwaras, lesquels mettent à disposition leurs installation et facilitent les opérations logistiques (Moliner et Singh 2021). Le 8 décembre 2020 les organisations paysannes ont appelé à une grève nationale (Bharat bandh) qui fut suivie fortement à travers le pays. Le 9 décembre, la mobilisation formalise une alliance de plus de 32 « syndicats [15] » et 500 organisations qui actent leur rejet commun des propositions du gouvernement au nom du SKM. Dans cette « plus grande grève au monde » s’opère une convergence de 10 centrales syndicales du secteur formel avec les paysans (ouvriers et commerçants). Trois organisations paysannes ont été les chevilles ouvrières de la coordination : le All India Kisan Sabha, le Bharatiya Kisan Union et le Kisan Mazdoor Sangharsh Committee. La première se revendique la plus grande organisation paysanne et est issu des rangs du parti communiste. Le BKU est le syndicat des paysans Jats, cultivateurs de caste agraire dominante qui composent le gros de son recrutement social. Enfin le KMSC opère au Penjab depuis 2002 et est également d’inspiration variablement communiste, avec un penchant pour l’action directe : blocages, oppositions, etc. La grève est vécue par certains leaders tel un « exploit », devenant une cause nationale à laquelle tout le monde s’est joint, les paysans et les ouvriers agricoles mais aussi les étudiants, les femmes, les jeunes et même certains commerçants parfois accusés d’être bénéficiaires de ces lois.

Le 12 décembre, 2000 forces de police sont déployées pour empêcher le blocage de l’autoroute Delhi-Jaipur, laquelle est l’objet de vives confrontations entre la police et les manifestants, conduisant à l’arrestation d’un grand nombre de participants. Le 14 décembre est organisé un jour de grève de la faim en réponse à la forte répression rencontrée dans les premiers jours de la lutte. Le 18 décembre le premier numéro d’un nouveau journal militant portant la parole paysanne du mouvement est publié et largement relayé. Le Trolley Times se veut une réponse indépendante aux offensives médiatiques. En développant un tel médium, les paysans entendent répondre aux accusations d’instrumentalisation dont ils font l’objet depuis le début des manifestations. Le 20 décembre, le blocage de la route Delhi-Jaipur est finalement un succès grâce à l’afflux massif de nouvelles forces venues du Rajasthan. C’est également un jour d’hommage aux « martyrs » du mouvement. Il y aurait eu environ 700 décès pendant la mobilisation, majoritairement des accidents de la route ou des crises cardiaques potentiellement liées aux conditions de vie très spartiates [16].

Les campements à Singhu, 2021. Odile Henry.

Plus de 5000 médailles de bravoure militaire – sur un objectif de 25 000 – ont été récoltées sur les campements parmi les protestataires pour être rendues au gouvernement. Cette action très symbolique a pour but de souligner l’importante connexion du jawaan (double sens de « militaire » et de « jeune ») et du kisaan (« paysan ») en Inde, association renvoyant à un slogan politique presque aussi vieux que l’Indépendance : Jai Jawaan, Jai Kisaan (« gloire au militaire et gloire aux paysans [17] »). Le militaire défend les frontières du pays lorsque le paysan assure la sécurité alimentaire. Dans un entretien donné au syndicat AIKS, Balwant Singh, ancien sergent retraité de l’armée originaire de l’Haryana et désormais octogénaire, évoque son sentiment sur les lois :

« Je viens d’une famille de jawaans et de kisaans comptant 8 martyrs, tombés au champ d’honneur ou à la frontière (au Kashmir). J’étais fier de cela, mais en raison de ce que le gouvernement fait aujourd’hui, j’ai commencé à me dire que ça ne servait plus à rien de vivre dans ce pays, encore moins de se battre et de mourir pour lui. On est là depuis le 26 novembre et le gouvernement, au lieu d’écouter nos doléances, est trop occupé à nous imposer ces ‘lois noires’ inventées par des gens dans des pièces climatisées [18]. »

Le 21 décembre la branche régionale du All India Kisan Sabha, l’organisation syndicale historique des paysans affiliés ou proche du Parti Communiste Indien, organise une manifestation à Nashik au Maharashtra, point de départ d’un vehicle jatra (procession de véhicules) de 1400 km parti rejoindre les paysans protestataires à la frontière de l’Haryana et du Rajasthan dans le Nord. Sur les 2000 paysans partis de Nashik, 1000 sont toutefois revenus du Madhya Pradesh en raison des températures hivernales rendant le voyage difficile. Le 23 décembre est décrété kisaan diwas par le mouvement, jour des agriculteurs. Les paysans encouragent les Indiens à s’organiser pour démarrer une grève de la faim perlée (relay hunger strike) à partir de ce jour. Le 27 décembre, jour de l’émission mensuelle Mann ki baat (« Le parler de coeur à coeur ») de Narendra Modi [19], les paysans ont fait du bruit avec des assiettes (thali peetna/thali bajao) pour couvrir symboliquement sa voix lors de son émission télévisuelle. Durant le lockdown de la crise sanitaire en avril 2020, le Premier Ministre avait lui-même encouragé les Indiens à faire du bruit après son show en soutien aux soignants, demande détournée par les paysans. En l’espace d’un mois et demi, un rapport de force gigantesque s’était établi. Le pouvoir n’apportant pas de réponse, les paysans ont perduré.

Un tas de piments récoltés et les repas des journaliers. Joël Cabalion.

2.2 Le mouvement social face aux attaques catégorielles : « Nous sommes des agriculteurs, pas des terroristes »

Le mouvement social a fait l’objet d’accusations diverses, aussi bien d’instrumentalisation religieuse que de récupération politique. Il y a par ailleurs une dimension castéiste en partie négligée par les observateurs. Le Premier Ministre – originaire d’une basse caste de presseurs d’huile (bien que n’ayant pas pratiqué cette activité) – se voit reprocher un biais « brahmanique ». Ce n’est pas nouveau en soi vu qu’il est membre du RSS [20]. Les farm laws favoriseraient les castes supérieures et en particulier les élites marchandes et les grands groupes de l’agro-business indien comme le groupe Adani, principal charbonnier et importateur de cette matière première dans le pays mais aussi grand constructeur d’infrastructures dans le secteur agroalimentaire. Pour comprendre la colère et l’endurance des paysans, il convient ainsi de regarder par-delà la dimension économique de cette dérégulation. En étant perçu comme favorisant les secteurs marchands et le grand capital [21], le PM se voit reprocher d’être le serviteur de l’idéologie des castes supérieures, lesquelles sont souvent accusées, dans l’imaginaire rural et le discours paysan, de se gaver de leurs produits laitiers tandis qu’eux se contentent de peu. C’est du moins le discours de la frange la plus pauvre de la paysannerie dans les régions où la Révolution Verte n’a pas eu lieu. Cette paysannerie-là ressent ainsi ces lois comme une attaque des castes supérieures. Dans le cas de la paysannerie pendjabi, il est réducteur d’analyser leur réaction comme une simple défense face aux attaques des milieux économiques. Dès les premières semaines de la mobilisation, celle-ci est accusée d’être anti-nationale, radicalisée voire terroriste, notamment en référence à la mobilisation historique en faveur du Khalistan, mouvement sécessionniste des Sikhs du Pendjab ayant mené à l’occupation puis l’attaque du Temple D’Or et à l’assassinat d’Indira Gandhi en 1984. En ciblant la mobilisation paysanne sur des bases identitaires, la droite hindoue espérait attiser les tensions et a finalement constitué un test important de son unité. Plusieurs photos montrent d’ailleurs à quel point ses dispositifs militants comme le langar (la cuisine collective sikh) ne servaient pas juste de la nourriture aux manifestants mais aussi aux policiers et aux forces paramilitaires qui tenaient les routes et les barrages contre eux.

Dans les slogans ponctuant leur mobilisation, les paysans agrégeaient deux noms bien réels pour mieux les fustiger, Ambani-Adani, deux familles de milliardaires indiens et conglomérats symbolisant la prédation d’une économie néolibérale ayant jusque récemment tourné le dos à l’économie rurale [22]. Les agriculteurs indiens craignent toujours un resserrement de l’influence de ces grandes entreprises sur le foncier agricole et une corporatisation de l’agriculture qui ne dit pas son nom. Si la vente, la cession ou le transfert de terres n’est en Inde pas permis avec un tiers n’appartenant pas lui-même au monde paysan (et au même état), la crainte est de voir peu à peu ces protections tomber. Certains états ont d’ailleurs déjà modifié cette règle et permis l’échange foncier en dehors du circuit rural et à des fins de diversification économique. Cette conversion d’agriculteurs en néo-rentiers managers d’un petit capital foncier financiarisé se fait notamment par le truchement de l’installation de Zones Économiques Spéciales (Levien 2018) ou résulte plus ordinairement de la proximité de grands équipements urbains et routiers.

Plusieurs médias proches du BJP ont répété tout au long que les manifestations allaient prendre un tour violent du fait d’être téléguidées par des éléments de la gauche révolutionnaire indienne. S’il est absurde d’estimer les différents comités paysans manipulés et dirigés par des groupuscules extérieurs, la gauche indienne l’a immédiatement rejoint et l’a légitimé à sa manière, sans oublier qu’elle y occupait de fait une place centrale à travers la coordination opérée par le syndicat communiste historique AIKS. Toutes les oppositions politiques ont perçu une carte à jouer pour remobiliser leurs propres troupes et ont convergé. L’occasion était trop belle pour reprendre du terrain sur les luttes à la fois catégorielles, autour de la caste et des discriminations positives, et sur les luttes dites communalistes du nationalisme hindou.

Les campements à Singhu, 2021. Odile Henry.

Au quinzième jour de la contestation le 11 décembre 2020, à New Delhi et aux frontières de la capitale, des bannières émaillèrent les cortèges pour demander la libération d’intellectuels critiques, de leaders étudiants et d’autres citoyens incarcérés dans des affaires d’émeutes de castes ayant vivement divisé la société indienne (à Bhima Koregaon au Maharashtra mais aussi lors des émeutes antimusulmanes à New Delhi en janvier 2020 [23]). Qu’il s’agisse donc de certaines fractions des milieux politiques ou intellectuels dalits et rationalistes ou d’étudiants musulmans victimes de brutalités policières, ces convergences de luttes viennent ici occuper un vide politique que le Parti du Congrès n’était plus en mesure de remplir.

Le traitement médiatique particulièrement biaisé des manifestations a provoqué un fort ressentiment parmi les populations rurales, déjà habituées au biais misérabiliste et à un mépris ostensible de la part des classes supérieures urbaines. Les médias dominants parlaient d’un « hijack » (une confiscation) de la résistance paysanne par des forces d’extrême-gauche, ici qualifiée de « tukde tukde gang » (le gang des « morceaux » ou des casseurs de l’unité de la nation [24]), illustrant un fond de discours commun partagé par les pouvoirs autoritaires criminalisant les mouvements sociaux. Il s’est par conséquent développé un discours anti-médias dominants relativement récent en Inde. Les agriculteurs vilipendaient ce qu’ils nomment les « godi medias » (les médias sur les genoux du pouvoir, autrement dit non des chiens de garde mais plutôt des lapdogs, des « chiens de manchon »).

Les campements à Singhu, 2021. Odile Henry.

Le 26 janvier 2021, jour de la République, un rallye de tracteurs défie la fermeture des accès à la capitale. Initialement ralenti et bloqué, le cortège finit par entrer dans la ville et déborde la police au Fort Rouge, site de l’ancien pouvoir Moghol et lieu des discours à la Nation en ce jour symbolique. Des drapeaux religieux sikhes considérés comme sécessionnistes furent brandis assez brièvement à la place d’un drapeau indien, si bien que plusieurs médias s’en emparèrent à nouveau pour décrédibiliser les manifestations. Les mois d’après sur les campements achevèrent cependant de montrer au pouvoir que les paysans resteraient unis.

3. Du retrait des lois aux retombées de la lutte

D’avril à juin 2021, l’Inde a été prise dans une vague pandémique effroyable liée au variant Delta, causant selon toute vraisemblance la mort de millions de personnes (Guilmoto 2022). Les protestations paysannes furent interrompues pendant plusieurs mois, à une exception près : les langar. En effet ces tentes sikhes ne furent pas démontées et continuèrent d’abriter malades et personnes en recherche d’oxygène pendant la crise sanitaire. Elles constituèrent ainsi le trait d’union entre deux crises et marquèrent la volonté des paysans de ne pas quitter totalement la capitale tant que les lois n’étaient pas retirées. Pour relancer la mobilisation – le pic de la vague Delta étant passé –, un Kisaan Mahapanchayat (un « grand conseil paysan ») est organisé par le BKU et le SKM le 5 septembre 2021 à Muzaffarnagar. Ville de l’Uttar Pradesh et lieu d’émeutes antimusulmanes particulièrement violentes en septembre 2013 (Mogha 2023), cet évènement vint rappeler le caractère séculier de la lutte paysanne et devait permettre de réaffirmer son unité fraternelle entre hindous, sikhs et musulmans. Rakesh Tikait, leader du BKU, y promit de faire perdre le BJP et son Ministre-en-Chef, Yogi Adityanath, aux élections de janvier 2022. Le SKM y appela également à une seconde grève nationale, le 27 septembre 2021, pour célébrer l’année de lutte écoulée.

3.1. Le contexte du retrait : entre Covid et répression

La tension s’est étendue à plusieurs états lorsque les manifestations sont venues bousculer ces différentes échéances électorales. Après avoir réprimé pendant des mois les campements et marches aux portes de la capitale du pays, la liste des accrochages entre le pouvoir et les paysans s’est brusquement allongée jusqu’au dénouement qu’a constitué le retrait des lois le 19 novembre 2021. On peut largement supposer que celui-ci n’aurait pas eu lieu sans l’irruption d’une séquence tragique début octobre 2021. Les protestations avaient repris dans plusieurs régions du Nord de l’Inde avant de prendre une tournure dramatique le lundi 4 octobre 2021. Alors que plusieurs états entraient ainsi en campagne électorale, une jeep officielle de politiciens du BJP a écrasé des paysans lors d’une manifestation en Uttar Pradesh.

Les campements à Singhu, 2021. Odile Henry.

Ce même jour, le Ministre-en-Chef de l’État de l’Haryana (à l’Ouest de la capitale New Delhi) avait déjà échauffé les esprits en enjoignant ses partisans de défaire les blocages routiers organisés par le mouvement paysan depuis maintenant un an. Dans une vidéo « devenue virale sur les réseaux sociaux », comme dit la formule consacrée, le ton est moqueur et méprisant envers ses concitoyens ruraux. Le politicien du BJP exhorte ses hommes de « prendre les lathis (les bâtons utilisés par la police indienne dans son maintien de l’ordre) et de frapper les paysans ». Cet appel viril venant d’un Ministre-en-Chef n’aurait peut-être pas été aussi décrié s’il n’avait pas été suivi d’effets le jour-même, à plusieurs centaines de kilomètres de là et d’une manière autrement dramatique. Ajay Mishra Teni, député et ministre fédéral adjoint de l’intérieur (junior Home Minister), devait rejoindre sa circonscription pour un « rally de campagne » en présence du Ministre-en-Chef adjoint de l’Uttar Pradesh à Lakhimpur Kheri Tikonia, village de cet état le plus peuplé de la plaine gangétique. Alors qu’une manifestation paysanne locale, sous la houlette du SKM, avait souhaité perturber la venue des politiciens du BJP, une jeep de la cavalcade officielle supposément conduite par le fils du ministre a renversé et tué 4 manifestants paysans, par ailleurs d’origine sikhe. La suite des évènements est moins connue mais tout aussi tragique. Dans la foulée de cette embardée mortelle et selon une logique implacable, des militants proches des coupables de ce crime routier – a priori des membres locaux du BJP et leur conducteur – sont extirpés de leur véhicule et battus à mort par un groupe de paysans témoins, en plus d’un journaliste lui aussi écrasé par la jeep principale, bien qu’il ait été au départ erronément compté parmi les victimes de rétorsion. On dénombre 9 morts au total et plus de 10 blessés. Une vidéo a circulé sur ces faits. Un rassemblement de manifestants drapeaux à la main marche en procession sur une route non bitumée de campagne. Le groupe très dispersé ne scande aucun slogan ni ne démontre quelconque agressivité, il suit tranquillement son chemin et ne porte par ailleurs aucune arme comme certains le lui ont reproché. On aperçoit une jeep qui arrive derrière lui, sirènes hurlantes – dont le pare-brise est déjà abimée d’un premier choc – et qui fend la foule à vive allure. Elle dégomme ainsi les manifestants et poursuit son chemin, suivie d’une autre jeep profitant de la voie dégagée. La scène est suivie de cris et d’invectives instantanés au milieu des sirènes qui s’éloignent.

Après un silence assourdissant au sein du parti, les remous ont été nombreux en interne, sans parler de l’opposition politique qui s’en est emparée sans aucune retenue, se rendant immédiatement auprès des victimes et des proches pour récupérer les évènements et marquer leur « empathie ». Du coté des organes politiques de la manifestation paysanne, les revendications sont claires. Le Ministre père doit démissionner, le fils doit être arrêté et les coupables traduits en justice. Plusieurs marches ont eu lieu à Bombay, Delhi et dans d’autres villes pour manifester leur indignation et des blocages ferroviaires (rail roko) ont été menés pour maintenir la pression. Les conditions de cette tragédie seront sans aucun doute auscultées avec une grande attention par la justice et les Indien.nes n’y seront pas insensibles. Le 9 octobre, soit six jours après le drame, Ashish Misra sera finalement emprisonné après plus de 11 heures d’interrogatoire.

Un mois et demi après cette tragédie, Narendra Modi a retiré les trois lois. Le discours du Premier Ministre à l’égard de la paysannerie adopte pour la première fois un ton repentant, occurrence rare depuis sa première élection en 2014. Il prend surtout d’importantes précautions électorales, seulement deux mois avant des élections de première importance que le BJP a fini par remporter.

3.2 Après les mobilisations : des conséquences aux enchaînements politiques

Les tentes des manifestants ont déserté la capitale et la majorité des paysans ont repris leur routine, fiers d’avoir fait plier un gouvernement d’ordinaire intransigeant. L’approche des élections nationales en mai 2024 échauffe les volontés de relance de mouvement dans le Nord-ouest du pays.

La création de l’OMC dans les années 90 avait scindé le mouvement paysan en deux camps, fracture dont il ne s’est quasi jamais remis. Un grand nombre d’organisations sont entrées dans une sorte de dormance (ou d’« abeyance ») et témoignait d’un recrutement militant en crise. Le Kisan Andolan aura donc notablement permis de recruter de nouvelles forces sur lesquelles compter. Il demeure que le monde paysan est essentiellement un monde qui se défend mais s’organise peu sur des objectifs politiques communs à l’échelle indienne, à l’exception peut-être de sa demande d’une généralisation et d’un accroissement des PSM. On peut cependant faire l’hypothèse qu’il y a un impact en matière de socialisation politique, des conséquences biographiques des mobilisations qui demanderaient des études plus fines en milieu rural auprès des groupes de participant.es. La lutte a également généré toute une production musicale militante (Moliner et Singh), avant tout en langue penjabi, qui aidera à ce qu’on s’en souvienne et formera le socle des productions culturelles des prochaines mobilisations dans le Nord.

Il y a ensuite eu des discussions négligées voire des points aveugle : des questions d’ordre plutôt sociologiques, d’autres environnementales. Une première critique aussi bien interne qu’externe, concerne la question de l’alliance des cultivateurs-propriétaires terriens et des travailleurs agricoles. La mobilisation aura montré qu’une solidarité entre castes et fractions de travailleurs ne se décrète pas mais se construit à travers les luttes. L’unité des ouvriers agricoles et des paysans est évidemment le type de division sociologique qui mine le mouvement paysan depuis des décennies. Mais quand toutes les factions se retrouvent, la mobilisation gagne. Le mouvement paysan aurait souffert de son absence de lien explicite avec la question Dalit. Un tel propos peut cependant être contesté sur la base de l’observation effective d’une participation de ces derniers dans le Kisan Andolan et sur les campements. Or cette participation s’est vite essoufflée, ces derniers faisant l’aller-retour vers leurs villages pour ne pas trop perdre de revenus. Mais là où l’alliance des paysans et des travailleurs journaliers n’allait pas de soi dans les mouvements des années 1980, elle s’est ici imposée comme une fraternisation incontournable à défaut d’être facile à faire vivre au-delà du temps des mobilisations. Le BKU reste ainsi une organisation paysanne vue comme castéiste en raison de son recrutement essentiellement composé de Jats, et la majorité de ses membres se sentent proches du nationalisme hindou.

En résumé s’il n’y a donc pas de sentiment d’échec, un certain nombre d’objectifs politiques n’ont de fait pas été atteints. Les élections en Uttar Pradesh ont été remportées en janvier 2022 par le BJP et son Bulldozer Baba [25], malgré tous les efforts du SKM. Celles du Pendjab, au même moment, l’ont été par une opposition au pouvoir central (le Parti de l’Homme Ordinaire, AAP) et le mouvement paysan n’y est pas pour rien. En Himachal Pradesh, un état himalayen, le Congrès s’est imposé de justesse en décembre 2022. Malgré ces quelques revirements politiques, une opposition voire une alliance d’envergure nationale peine à se dégager et faire obstacle au retour de Modi en 2024, malgré des efforts en ce sens entre différents partis de différentes régions. Il y a donc des répercussions du mouvement mais elles sont plutôt modestes.

Le mouvement a toutefois donné des idées ou inspiré certaines stratégies. Rahul Gandhi, illustre héritier et putatif candidat au poste de PM, a tenté de faire peau neuve en marchant à travers le pays du Sud au Nord (du Cap Comorin au Kashmir) comme son homonyme historique avec un Bharat Jodo Yatra, une marche de réunification des communautés du pays et une marche contre la haine (en particulier celle des minorités). Les observateurs s’accordent pour dire que si son image a changé, le parti est en lambeaux et reste dominé par une vieille garde. Il convient ainsi de se garder de lire les nouvelles séquences politiques à l’aune de la mobilisation paysanne qui s’est bel et bien terminée. La politique partisane a repris le dessus avec des tensions et attaques difficiles à évacuer tant celles-ci sont inédites. En l’espace de quelques mois suivant sa marche à travers le pays, Rahul Gandhi s’est vu privé de sa députation à la suite d’un jugement en diffamation [26], et par conséquent de son logement de fonction – un « bungalow » cossu des quartiers historiques du pouvoir. Cette condamnation a été perçue de façon assez unanime comme la mise à l’écart d’un opposant de premier plan à peine un an avant les élections générales. La victoire du Parti du Congrès en mai 2023 aux élections du Karnataka a suivi de peu cette disqualification politique et sonne comme un avertissement au pouvoir de Modi. Mi-janvier 2024, Rahul Gandhi s’est élancé cette fois-ci depuis le Nord-Est de l’Inde – du Manipur en l’occurrence où de violents affrontements communautaires ont lieu depuis plusieurs mois – en direction du Gujarat sur la côte ouest du pays. Ce second Bharat Jodo Nyay yatra se veut à nouveau une marche pour réunifier le pays et pour la justice (nyay). Les prochains mois nous diront si cette stratégie aura permis de (re-)mobiliser l’électorat dit séculier (laïc), ou ce qu’il en reste, alors que le nouveau temple de Ram, à Ayodhya, vient de connaître le 22 janvier dernier son inauguration en grande pompe et fait glisser l’Inde sur une voie quasi théocratique (Bastin 2024).

Conclusion : de la question sociale à la question agroécologique

Il reste beaucoup de choses à faire ou de chapitres non clos. La justice n’a pas été rendue pour les paysans écrasés à Lakhimpur Keri. L’électricité n’est pas gratuite comme la demandent de nombreux syndicats paysans. L’eau non plus d’ailleurs, mais doit-elle l’être ? C’est un vaste débat. Les PSM n’ont pas été augmenté ni inscrits dans la Constitution et plusieurs manifestations régionales ont eu lieu autour du BKU en Inde du Nord ces derniers mois pour le rappeler. La dépendance aux intrants est forte et sujette à une importante volatilité des marchés, surtout dans le contexte de la guerre en Ukraine (et bien que l’Inde ait importé du pétrole de Russie). En conclusion, ce n’est pas la fin des paysans indiens mais la paysannerie reste installée durablement dans l’incertitude et le modèle de la Révolution Verte a montré ses limites. Si certains en Inde cherchent à s’engager sur le chemin d’une révolution sociale et agroécologique, aujourd’hui c’est plutôt une contre-révolution culturelle qui a lieu, teinté de néolibéralisme ou de capitalisme de connivence non dénué de capacités de greenwashing. Or le temps presse, l’inhospitalité climatique pointe à l’horizon et menace le sous-continent.

En dépit d’une situation écologique de plus en plus urgente dans le pays et alors que 38% des sols sont considérés dégradés (NAAS 2010), en particulier dans les régions du Nord-ouest où l’état a subventionné l’agriculture chimique, les farm laws ne comportaient aucune disposition environnementale et n’engageaient aucun effort de transition vers un modèle agroécologique qui correspondrait, de proche en loin, à la réalité sociodémographique du paysannat indien. On pourrait ajouter que ces lois ne prévoyaient rien pour les ouvriers agricoles sans terre et en particulier pour les Dalits, alors que cette classe de travailleurs pauvres constitue selon les régions près d’un quart de la population rurale des actifs. Quid de son destin ? A la fin de l’année 2019, ce sont enfin près de 400 000 paysans qui s’étaient suicidés dans le pays, laissant penser que l’agriculture indienne vit une sorte de perpétuelle crise agraire à laquelle aucune politique publique sérieuse ne tente de répondre de manière globale. C’est aussi que ce n’est pas si simple. Tout se passe comme si le paysannat indien se modernisait toujours à ses dépens : par la dette, le célibat, la migration ou le suicide.

Les campements à Singhu, 2021. Odile Henry.

Le retrait des trois lois agricoles restera dans les annales comme une date historique et une victoire à la Pyrrhus ayant revigoré les luttes contre le nationalisme hindou. Passer à une autre agriculture est en revanche une question qui déborde le mouvement paysan et dépendra autant des stratégies d’alliance qu’il adoptera que d’un dialogue soutenu avec et entre les nombreuses fractions intellectuelles proches des milieux agraires qui témoignent de longue date de sa fragmentation économique et idéologique (Bernstein 2019 ; Munster 2021 ; Dorin 2021). L’appel des paysans indiens à inscrire les prix minimum de soutien dans la Constitution du pays résonne évidemment avec la demande des agriculteurs français et européens de bénéficier de prix minimum garantis. Or il convient aussi de voir les différences qui font obstacle à la transformation des modes de production. Si les principaux intéressés ne réclament pas le changement, il sera dur de le mettre en œuvre, et encore plus de l’imposer, ce qu’on voit bien avec l’interdiction progressive de tout un tas d’intrants sur le marché européen. Dans le grenier céréalier de la Révolution Verte du Nord-ouest indien, les paysans réclament urgemment cette sortie de l’agriculture productiviste (Bastin 2023) et de réels moyens pour amorcer une transition agroécologique. C’est sûrement ici que le bât blesse, et là où les syndicats majoritaires français ne semblent pas encore prendre la mesure des désastres à venir et du fossé qui sépare le nord et le sud global.

Pour l’heure en Inde, les regards sont braqués sur mai 2024 et les élections générales. Si le BJP a souffert quelques défaites électorales en 2023, son hégémonie ne semble pas près de basculer de sitôt.

Joël Cabalion
Centre de Sciences Humaines, New Delhi, Inde
Photo de Une : Sunayana Wadhawan. Exemple de Langar, cuisine collective Sikhe pendant les luttes. La bannière indique « Pas d’agriculteurs, pas de nourriture. Fraternité Haryana-Pendjab” (Haryana-Pendjab Bhaichara). Campement de Tikri. 2021.

BIBLIOGRAPHIE

Assadi Muzaffar, ‘Khadi curtain’, ‘weak capitalism’ and ‘Operation Ryot’ : Some ambiguities in farmers’ discourse, Karnataka and Maharashtra 1980–93, The Journal of Peasant Studies, 21:3-4, 1994, 212-227.

Bastin Côme, « Au nom du Dieu Ram, une Inde plus hindouiste que jamais », Médiapart, 22 janvier 2023, Url : https://www.mediapart.fr/journal/international/220124/au-nom-du-dieu-ram-une-inde-plus-hindouiste-que-jamais

Bastin Côme, « Inde, dans les champs du Pendjab la colère s’enracine », Médiapart, 28 décembre 2023, url : https://www.mediapart.fr/journal/international/281223/inde-dans-les-champs-du-pendjab-la-colere-s-enracine

Bera Sayantan, “CAG flags loopholes in food subsidy scheme”, in Mint, 5 août 2017, Url : https://www.livemint.com/Politics/stK4MriiNoMkJSGgJYfSDP/CAG-flags-loopholes-in-food-subsidy-scheme.html

Bernstein Henry, L’agriculture à l’ère de la mondialisation. Transformations agraires et dynamiques de classe, Éditions Critiques, Paris, 2019, 204p.

Cabalion Joël, « En attendant la Révolution Verte. », in Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 267 | Juillet-Septembre 2014, URL : http://journals.openedition.org/com/7244

Carrin-Bouez, M., & Jaffrelot, C. (2002). Tribus et basses castes  : Résistance et autonomie dans la société indienne. Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. http://books.google.fr/books?id=peHZAAAAMAAJ

Chaba Anju Agnihotri et Damodaran Harish, “Explained : Who are arhtiyas, also part of the farmers’ protest ? What is their role ?”, in The Indian Express, 15 décembre 2020, Url : https://indianexpress.com/article/explained/the-arhtiya-business-7098629/

Damodaran, H. 2008. India’s New Capitalists : Caste, Business, and Industry in a Modern Nation. Basingstoke : Palgrave Macmillan.

Deshpande R. S. et Arora Saroj, Agrarian Crisis and Farmer Suicides, New Delhi, Sage Publications, 2010.

Dhanagare, D. N. “Green Revolution and Social Inequalities in Rural India.” Economic and Political Weekly 22, no. 19/21 (1987) : AN137–44.

Dhawale Ashok, “Nationwide farmers struggle intensifies, gets ready for the long haul”, site internet du syndicat All India Kisan Sabha, 16 décembre 2020, url : http://kisansabha.org/0current/nationwide-farmers-struggle-intensifies-gets-ready-for-the-long-haul/

Dorin Bruno et Landy Frédéric, Agriculture et alimentation de l’Inde : les vertes années (1947- 2001), Paris, Quae, coll. « Espaces ruraux », 2002, 253p.

Dorin Bruno, « Theory, practice and challenges of Agroecology in India, in International Journal of Agricultural Sustainability, 2021.

Ghuman, Ranjit Singh. “Swaminathan MSP : Solution to Agrarian Crisis and Farmers’ Distress ?” Economic and Political Weekly 50, no. 33 (2015) : 20–23. 

Government of India. 2020. Periodic Labour Force Survey (PLFS) June 2018–June 2019. Annual Report. Url : http://mospi.nic.in/download-reports

Government of India 2019, Agriculture census, All India Report on
Number and Area of Operational Holdings, Krishi Bhavan, New Delhi, Url : https://agcensus.nic.in/document/agcen1516/T1_ac_2015_16.pdf

Government of India 2013, National Sample Survey Organization 13th Round, Some aspects of farming, Ministry of Statistics and Programme Implementation, New Delhi, url : http://mospi.nic.in/sites/default/files/publication_reports/NSS_Report_573_16feb16.pdf

Guilmoto Christophe (2022) An alternative estimation of the death toll of the Covid-19 pandemic in India. PLoS ONE 17(2) : e0263187. 

Gulaty Ashok, “On farm bills, government must get its acts together, but opposition is misguided”, in Indian Express, 28 septembre 2020, url : https://indianexpress.com/article/opinion/columns/farm-bills-farmer-protests-parliament-rajya-lok-sabha-6618353/

Himanshu, “Lessons from Bihar’s abolition of its APMC system for farmers”, in Livemint, 24 septembre 2020, url : https://www.livemint.com/opinion/columns/lessons-from-bihar-s-abolition-of-its-apmc-system-for-farmers-11600962615201.html

Jaffrelot Christophe, L’Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayart, 2019, 352p.

Jaffrelot Christophe, « Le capitalisme de connivence en Inde sous Narendra Modi », in Les Études du CERI - n° 237, septembre 2018

Jodhka Surinder S. (2021) Why are the farmers of Punjab protesting ?, The Journal of Peasant Studies, 48:7, 1356-1370.

Kennedy Loraine, Jenkins Rob et Mukhopadhyay Partha (ed.), Power, policy and protest. The politics of India’s special economic zones, Oxford University Press, 396p.

Khera R. et Somanchi A., “A review of the coverage of PDS.”, in Ideas for India, 19 août 2020, Url :https://www.ideasforindia.in/topics/poverty-inequality/a-review-of-the-coverage-of-pds.html

Klein Naomi, La stratégie du choc. Montée d’un capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud (Coll. Questions de société), 2008, 870p.

Kuruganti Kavitha, “Agri Reform Bills : What Will the New System, Which Effectively Bypasses APMC Mandis, Look Like ?”, in The Wire, 21 septembre 2020, Url : https://thewire.in/agriculture/farm-bills-new-system-mandis-monopoly-big-players

Landy Frédéric, Un milliard à nourrir : Grain, territoire et politiques en Inde, Paris, Belin, 2006, 272p.

Lerche Jens (2021) The farm laws struggle 2020–2021 : class-caste alliances and bypassed agrarian transition in neoliberal India, The Journal of Peasant Studies, 48:7, 1380-1396.

Levien Michael, Dispossession without development, New Delhi, Oxford University Press, 2018, 300p.

Mahaprashasta Ajoy Ashirwad, “’If We Do Not Stand for Justice for Human Rights Activists, Then Who Will ?’, The Wire, 14 décembre 2020, url : https://thewire.in/rights/watch-farmers-protest-rights-activists-support

Maharatna, A. (1996). The demography of famines : An Indian historical perspective. Oxford University Press.

Mishra, V., Tiwari, A. D., Aadhar, S., Shah, R., Xiao, M., Pai, D. S., & Lettenmaier, D. (2019). Drought and Famine in India, 1870–2016. Geophysical Research Letters, 46(4), 2075‑2083. https://doi.org/10.1029/2018GL081477

Mogha Shivam (with additional reporting from Mohammed Kamran) (2023). “Calling the Clans. How the Hindu castes were mobilised for the Muzaffarnagar violence ten years ago.” The Caravan, 31 août 2023, url : https://caravanmagazine.in/politics/muzaffarnagar-violence-rss-bjp-bku-jat-khap-sanjeev-balyan-tikait

Mohammad-Arif Aminah et Naudet Jules , « Introduction. Academia, Scholarship and the Challenge of Hindutvaism : Making Sense of India’s Authoritarian Turn », South Asia Multidisciplinary Academic Journal [En ligne], 24/25 | 2020.

Mokkapati Satya Raghu et Kappagantula Kaushik, “1991 reforms for India, 2020 reforms for Bharat”, in The Hindu Business Line, 28 septembre 2020, Url : https://www.thehindubusinessline.com/opinion/1991-reforms-for-india-2020-reforms-for-bharat/article32714935.ece

Moliner Christine & Singh David, « Le long bras de fer des paysans indiens », La Vie des idées, 28 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-long-bras-de-fer-des-paysans-indiens.html

Münster, Daniel. 2021. “The Nectar of Life : Fermentation, Soil Health, and Bionativism in Indian Natural Farming.” Current Anthropology 62 (S24) : S311–22.

Münster, D. (2012). Farmers’ suicides and the state in India : Conceptual and ethnographic notes from Wayanad, Kerala. Contributions to Indian Sociology, 46(1–2), 181–208.

NAAS, Degraded and Wastelands of India : Status and Spatial Distribution. National Academy of Agricultural Sciences, New Delhi, 2010, url : https://www.indiawaterportal.org/articles/degraded-and-wastelands-india-status-and-spatial-distribution

Nielsen, Kenneth Bo. “Land, Law and Resistance.” Economic and Political Weekly 46, no. 41 (2011) : 38–40. 

Omvedt, G. (2005). Farmers’ movements and the debate on poverty and economic reforms in India. In R. Ray & M. F. Katzenstein (Éds.), Social movements in India  : Poverty, power, and politics.

Parth 2020, “Mangal and Mirabai : sisters in farmers’ struggle”, in PARI, 24 décembre 2020, Url : https://ruralindiaonline.org/en/articles/mangal-and-mirabai-sisters-in-farmers-struggle/

Pingali, Prabhu L. ’Green revolution : impacts, limits, and the path ahead.’ Proceedings of the national academy of sciences109.31 (2012) : 12302-12308.

Sainath P., “And you thought it’s only about farmers ?”, People’s Archive of Rural India (PARI), 10 décembre 2020, url : https://ruralindiaonline.org/en/articles/and-you-thought-its-only-about-farmers/

Maharatna, Arup. The demography of famines : an Indian historical perspective. Delhi : Oxford University Press, 1996.

Shiva, Vandana. The violence of Green Revolution : third world agriculture, ecology and politics. Londres : Zed Books, 1992.

Sidana, Eveleen Kaur, et Kaur Sumandeep. « Protesting the Present : Memory, Affect and Infrastructure in the Farmers’ Movement, India, 2020–2021 ». Sociological Bulletin 71, no 4 (1 octobre 2022) : 512‑33.

Sumberg James, “Public Agronomy : Norman Borlaug as ‘Brand Hero’ for the Green Revolution”, in The Journal of Development Studies, Vol. 48 (11), 2012, pp. 1587-1600.

Tambs-Lynche, H. (2021). L’Inde aujourd’hui Libéralisme économique et Nationalisme Hindou contre les mondes du travai. Les Mondes du Travail, 27, 173‑194.

Thivet, D. (2012). Des paysans contre la faim  : La «  souveraineté alimentaire  », naissance d’une cause paysanne transnationale. Terrains & travaux, n° 20(1), 69‑85. https://doi.org/10.3917/tt.020.0069

Thompson Edward P., Customs in Common, Penguin, 1993, 560p.

Thompson Edward P., La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, 198p.

Venkataramanan K., “What does the new Industrial Relations Code say, and how does it affect the right to strike ?”, in The Hindu, 27 septembre 2020, Url : https://www.thehindu.com/news/national/the-hindu-explains-what-does-the-new-industrial-relations-code-say-and-how-does-it-affect-the-right-to-strike/article61723538.ece

Workers Unity, The journey of the farmers’ rebellion. A compilation of interviews on the farmers’ movement in India (2020-2021), Kolkata : Ground Xero, 2022.

Youngblood Michael, Cultivating community : interest, identity and ambiguity in an Indian mobilization, Pasadena, CA : Sasa books, 304p.


Vous détestez le lundi matin mais vous adorez lundimatin ? Vous nous lisez chaque semaine ou de temps en temps mais vous trouvez que sans nous, la vie serait un long dimanche ? Soutenez-nous en participant à notre campagne de dons par ici.

[1Voir Thompson 1993, 114.

[2Sur la toile de fond intellectuelle et historique de ces développements scientifiques agronomiques, voir Sumberg 2012.

[3Il convient de préciser que c’est une image dépassée car la traction animale a été abandonnée dans la majorité des régions où s’est développé un tel effort productif.

[4L’Inde fait face en ce moment à un « vide statistique » qui contrarie tout particulièrement les économistes et concepteurs de politiques publiques.

[5Ma propre expérience de terrain au Maharashtra tout comme celle de nombreux collègues dans d’autres états de l’Union Indienne suggère qu’à partir de 4 hectares (autrement dit les catégories medium et large farmers selon le recensement du NSSO), les paysans propriétaires participent au marché et dégagent un peu de surplus tout en ayant très souvent du personnel de ferme. La considération symbolique (de caste, de clan, etc.) dont ils bénéficient par ailleurs atteste peut-être plus encore de la pertinence de ce genre de « seuil ». Un « gros » paysan est avant tout un paysan qui emploie plusieurs « journaliers » et qui entretient des relations de dons comme de dettes avec elleux.

[6Les chiffres varient parfois de recensement en échantillon et en fonction des organisations, les données du National Sample Survey Organisation (NSSO) ne sont pas forcément celles du National Family Health Survey (NFHS) comme le rappelle Jens Lerche (2021, 1383). Selon le NFHS, 8% des agriculteurs possèdent 54% des terres et bien souvent, par extension, des moyens de production afférents à ce volume de terre.

[7On exclut ici les cultures de niche comme les épices ou les vergers.

[8Entretien avec un ancien membre du National Advisory Council, whatsapp, décembre 2020.

[9Rappelons que le slogan du BJP lors des élections générales (perdues) de 2004 était « Shining India ».

[11Le KRRS est l’équivalent du Shetkari Sanghatana dans l’état juste en-dessous et lui a été souvent associé dans les luttes panindiennes. Voir Assadi 1994.

[12Le syndicat des paysans indiens. Pour un aperçu historique et sociologique de l’émergence du BKU en lien à cette mobilisation, voir l’article de Surinder Jodhka (2021).

[13Tikri, Ghazipur et Singhu. Il y avait en réalité d’autres sites-frontières inégalement occupés et bloqués en fonction des temps de la mobilisation : Bahadurgarh, Dhansa, Jharoda, Mangesh, Chilla, Kalindi, etc.

[14Lieu d’un observatoire astronomique prémoderne au centre de New Delhi, la zone du Jantar Mantar est connue comme un site de rassemblement et de protestation proche des centres du pouvoir politique et à la fois contrôlable par la police du point de vue de ses accès. Le gouvernement du BJP au pouvoir depuis 2014 refuse toutefois l’occupation de l’espace public dans cette zone, rompant avec une tradition récente depuis les années 1990.

[15Les expressions de « syndicat paysan » comme de « plus grande grève au monde » doivent être recontextualisées. Les syndicats indiens sont historiquement associés à des partis politiques : au Parti du Congrès, au Parti Communiste, au Parti du Peuple Indien (le BJP) ou à des partis régionalistes (comme au Tamil Nadu par exemple). Les 11 ou 12 syndicats fédéraux qui existent représentent ce qu’on appelle le secteur formel, la portion en quelque sorte congrue du salariat, soit environ 10 ou 15%, de la force de travail. Ce qu’on appelle « syndicat paysan » est donc une expression d’usage qui désigne des « organisations paysannes » très diverses idéologiquement comme d’horizons géographiques différents. Elles se veulent pour autant représentatives et se déclinent par région sinon par caste et parfois par religion.

[16Selon un sens commun bien ancré qui évoque la théorie des climats de Montesquieu, les conditions météorologiques influent sur la taille des mobilisations. Cette idée a été une nouvelle fois remarquablement démentie en Inde pendant 14 mois. Comme une grande partie de l’Inde du Nord et de la plaine gangétique, la région de Delhi peut être considérée comme ayant trois saisons : l’une plutôt fraiche sinon froide la nuit et agréable le jour (bien qu’extrêmement polluée), l’autre très chaude et sèche, et enfin la mousson qui est une saison chaude et humide. La mobilisation a commencé à un moment où les nuits sont considérées froides à Delhi. Ensuite vers mi-février début mars, le temps change vite et les températures deviennent très chaudes le jour. Or les paysans campaient en plein soleil sans ombrage sous des tentes en tissu. Certains bricolèrent des systèmes de climatisation dans ces espaces rudimentaires. Enfin la mousson a inondé les campements dès juillet 2021, même si ceux-ci s’étaient en partie dispersés sous l’effet de la crise sanitaire et des ravages du variant Delta. La météo n’était donc pas un moindre sujet.

[17Le slogan date de 1965 et du second Premier Ministre Indien, Lal Bahadur Shastri, au moment où une famine couvait et alors que le Pakistan avait attaqué l’Inde dans ce qui fut la seconde guerre indo-pakistanaise.

[18La référence aux ‘lois noires’ évoque le black act anglais de 1723, véritable loi anti-pauvre étudiée par l’historien anglais Edward Thompson (2014) et qui instaurait la peine de mort contre le vol et le chapardage en milieu rural.

[19Depuis son premier mandat, le Premier Ministre indien n’a donné quasiment aucune interview journalistique contradictoire. Il tient en revanche une émission mensuelle durant laquelle il abreuve la population du bien-fondé de ses politiques.

[20Le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) est l’organisation paramilitaire hindoue considérée comme l’organe religieux idéologique du parti nationaliste hindou au pouvoir. Il est traditionnellement dirigé par des brahmanes.

[21Ce que Christophe Jaffrelot (2018) qualifie de « capitalisme de connivence ».

[22En dépit d’une présence inégalement ancienne des deux dans le secteur primaire et alimentaire notamment.

[23Dans l’affaire de l’Elgar Parishad au Maharashtra, 17 personnes furent incarcérées en détention provisoire pour sédition. Un prêtre jésuite réputé travaillant dans le centre de l’Inde avec les populations tribales, Stan Swamy, est décédé en prison. En octobre 2023, certains accusés dont le sociologue Anand Teltumbde sont libérés sous caution et voient pour la première fois, après plusieurs années, les accusations examinées par la Cour Suprême.

[24Emmanuel Macron ne disait pas autre chose lorsqu’il accusait les universitaires (avant tout en sciences sociales) d’ethniciser la question sociale et de briser la république en deux.

[25Le terme Baba veut dire gourou. Le bulldozer fait référence ici au style brutal et discriminatoire de Yogi Adityanath dans son traitement de l’informalité urbaine, essentiellement musulmane. Il s’agit en l’occurrence des destructions de bidonvilles ou d’édifices religieux qualifiés d’illégaux.

[26RG avait publiquement questionné le patronyme du Premier Ministre (et de milliers d’homonymes Gujaratis) en demandant pourquoi les personnes qui s’appelaient Modi étaient « tous des criminels », en référence à des affaires de corruption de certaines personnalités du même nom. Un député nationaliste du Gujarat s’appelant lui-même Modi avait alors déposé plainte et formé un recours en justice pour diffamation.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :