Les flottilles pour Gaza ou l’inachevé comme forme politique

Sylvain George

paru dans lundimatin#486, le 1er septembre 2025

Il y a quelques mois, le Madleen était intercepté par l’armée israélienne à quelques kilomètres des côtes de Gaza. Ce 31 août, c’est une flottille de plusieurs dizaines de bateaux qui s’embarque sur la méditerranée dans l’espoir de briser le blocus qui enserre, affame et génocide Gaza. Les esprits les plus réalistes qui sont aussi les plus cyniques, y voient une tentative vaine ou insensée étant donné la puissance sur laquelle les voiliers ne peuvent que se fracasser. Dans cet excellent texte, l’auteur et réalisateur Sylvain George démontre et défend l’exact inverse. Ce qui se joue dans cette flottille, c’est un déplacement de nos repères politiques ; l’inachèvement comme chemin, la vulnérabilité et l’obstination comme puissance, la fragmentation comme forme.

Introduction : De l’événement singulier à la chaîne inachevée

En juin dernier, le départ du Madleen a été pensé comme l’invention d’une forme politique singulière : celle de l’inachèvement. [1] À travers ce geste, fragile et interrompu, s’ouvrait la possibilité d’une politique qui n’est pas celle de l’accomplissement souverain, de l’acte définitif ou de la victoire éclatante, mais celle du fragment, du recommencement, de l’exposition. Le bateau, empêché d’atteindre Gaza, portait néanmoins une charge symbolique et matérielle irréductible : il inscrivait dans le réel un geste de désobéissance maritime, une brèche dans l’ordre établi, une image qui ne se referme pas.

Il faut cependant rappeler que le Madleen n’était pas une première et venait après une série de tentatives, depuis la fin des années 2000, pour briser le blocus. Mais son mérite fut d’avoir su réactiver l’attention publique, de jeter une lumière crue sur Gaza, et de montrer qu’il est encore possible de produire une image dissidente dans un monde saturé de consentement et de complicité. Car si le bateau fut empêché, il porta dans l’espace international la preuve qu’un geste mineur, vulnérable, pouvait encore fissurer la clôture symbolique du siège.

Or, voici que peu après le Madleen, et le Handala en juillet 2025, une nouvelle flottille a pris la mer, dimanche 31 août 2025, avec plusieurs bateaux cette fois-ci, la « Global Sumud Flotilla », qui entend marquer une inflexion décisive, et tenter une fois encore de briser le blocus. Cette fois, Israël n’aura pas à intercepter un navire isolé, mais à faire face à une flotte entière. La coalition d’associations (Freedom Flotilla, Global March to Gaza, Caravane Soumoud), renforcée par la présence de figures internationales et de milliers de volontaires issus de 160 nationalités, affirme vouloir lancer « la plus grande mission maritime humanitaire de l’histoire » [2]. C’est donc une flotte plurielle, hétérogène, composée de militants, de médecins, d’artistes et de « personnes ordinaires », qui prend la mer pour affronter l’horizon du siège.

La question qui s’impose est alors la suivante : comment penser philosophiquement ce nouveau départ ? S’agit-il d’une simple répétition du même, d’une continuation linéaire, ou bien d’un déplacement qui transforme la signification de l’acte ? Si le premier bateau pouvait apparaître comme un événement ponctuel, à la fois héroïque et vulnérable, le fait que d’autres suivent engage un autre régime de temporalité et de pensée : celui d’une politique de la persistance - non pas une persistance fondée sur une essence immuable, mais une reprise discontinue, fragmentaire, où chaque échec appelle une relance, ou la répétition engendre la différence et non l’identité - du recommencement, de la chaîne inachevée.

On pourrait être tenté de réduire ces flottilles à des échecs tactiques : chaque navire est intercepté, confisqué, empêché. Mais précisément, c’est dans cet empêchement même que réside leur force. Car l’inachèvement n’est pas ici un défaut contingent, mais devient la condition de possibilité de la répétition. Ce qui ne s’accomplit pas une fois peut se rejouer autrement, sous une autre forme, dans une autre constellation. Ce qui échoue à se clore renaît comme fragment, exposé à la saisie, mais aussi à la réinscription.

Ainsi, le geste des flottilles ne relève pas du paradigme de l’événement unique, celui qui, dans sa fulgurance, bouleverserait l’ordre établi. Il s’agit plutôt d’une série discontinue d’actes fragiles, chacun voué à l’inachèvement, mais qui composent ensemble une écriture politique au long cours. Chaque bateau est une feuille arrachée d’un livre inachevé, une image fragmentaire qui persiste. C’est là que se dessine une problématique : comment penser une action politique dont la puissance ne réside pas dans l’accomplissement, mais dans la réitération ? Comment concevoir une politique qui assume de n’être pas un « grand événement » mais une suite de gestes mineurs, intermittents, mais insistants ?

Cette problématique prend toute sa gravité si l’on rappelle ce vers quoi naviguent ces navires : un territoire transformé en camp à ciel ouvert, où l’affamement [3] est devenu méthode de gouvernement, où se déploie sous nos yeux une épuration ethnique méthodique, couverte par la complicité occidentale et arabe, et par le consentement établi de la plupart des nations. Dès lors, la question abyssale se pose : que signifie le départ de quelques bateaux – ou même de dizaines de navires - face à un génocide ?

En ce sens, la « Global Sumud Flotilla » n’est pas simplement la continuation de la précédente. Elle marque une inflexion : le passage du geste isolé au devenir-flottille, c’est-à-dire à une politique qui trouve sa force dans la répétition, dans le fait de rouvrir sans cesse la plaie du blocus, dans le refus obstiné de la clôture. Là où Israël vise à normaliser l’exception, à naturaliser le blocus comme horizon indépassable, la flottille vient rouvrir le temps, raviver l’intolérable, inscrire une temporalité insurgée.

C’est ce passage qu’il s’agit d’analyser : du Madleen, qui a su raviver la lumière sur Gaza en actualisant la force de l’inachèvement, à la nouvelle flottille comme politique de la persistance, comme hétérotopie fragile face au camp, comme écriture fragmentaire qui ne cesse de se réinscrire malgré l’empêchement.

I. L’Inachèvement comme forme politique

Le Madleen, empêché d’atteindre Gaza, n’a pas « réussi » : il n’a ni ouvert un corridor maritime, ni brisé matériellement le blocus, ni soulagé concrètement la population assiégée. Mais réduire sa portée à cet échec tactique serait manquer le cœur de son opération politique. Car le Madleen n’était pas d’abord un acte logistique ou militaire. Il était un geste. Et ce geste doit être pensé philosophiquement comme la mise en œuvre d’une forme singulière : celle de l’inachèvement.

Dans la logique souveraine des États, l’acte politique se définit par son achèvement. Il vaut s’il se conclut, s’il produit un résultat décisif, s’il institue une fin. La souveraineté, comme le rappelle Schmitt, consiste dans le pouvoir de décider, c’est-à-dire de clore. Dans cette économie politique de l’achèvement, l’inachevé n’est qu’un manque, une défaillance, un résidu. Mais la flottille déplace radicalement cette logique : elle propose une politique dont la valeur ne réside pas dans la clôture mais dans l’ouverture, non dans l’accomplissement mais dans la relance. Elle transforme l’inachèvement de défaut en ressource, en puissance paradoxale.

Car ce que le Madleen a inscrit dans le réel, ce n’est pas une victoire accomplie, mais une brèche, une désobéissance maritime qui, précisément parce qu’elle fut interrompue, demeure disponible, réinscriptible, susceptible de re-venir. C’est dans ce sens que Benjamin, dans ses Thèses sur le concept d’histoire [4], nous enseigne que l’histoire des opprimés ne se lit pas comme une continuité victorieuse mais comme une suite de fragments, de constellations inachevées, de reprises. L’inachèvement n’y est pas ce qui condamne, mais ce qui promet : il garde ouvert l’espace du possible. Ce qui ne se ferme pas, ce qui ne se conclut pas, peut être repris dans une autre constellation, dans un autre montage.

Ainsi, chaque interception, chaque empêchement ne constitue pas une fin, mais devient une condition de répétition. L’inachèvement n’est pas l’échec de l’action, il est son mode de persistance. Le Madleen, saisi, dispersé, confisqué, a laissé derrière lui une image qui appelle d’autres images, une action qui exige d’autres actions. C’est précisément parce qu’il a été interrompu qu’il a pu être rejoué par le Handala, puis par la nouvelle flottille. Loin d’éteindre le geste, l’empêchement l’oblige à se relancer.

L’inachèvement, ainsi compris, est plus qu’une circonstance. Il est une catégorie politique. Il définit une manière d’agir qui s’arrache au paradigme de la souveraineté, qui refuse l’achèvement comme critère unique de valeur, et qui invente une politique fragmentaire, fragile, mais persistante. Cette politique ne vise pas à imposer une fin ultime mais à maintenir ouverte la faille, à rouvrir le temps, à produire une persistance dans et par l’interruption.

II. La logique de la répétition : du fait ponctuel au devenir-flottille

Si le Madleen avait pu apparaître comme un événement isolé, une fulgurance fragile bientôt absorbée par l’immense appareil du blocus, la réapparition du Handala, puis le départ d’une nouvelle flottille marquent un tournant décisif. Ce qui se déploie désormais n’est plus l’acte ponctuel, mais une logique de la répétition. La flottille devient un devenir-flottille, une temporalité politique qui ne se laisse pas épuiser dans la singularité d’un seul geste.

Or, répéter n’est jamais simplement reproduire. Comme le souligne Deleuze dans Différence et répétition, la véritable répétition n’est pas identité, mais différenciation. Elle ne reconduit pas le même, elle introduit une altération, une intensité nouvelle, un déplacement du sens. Répéter c’est « porter la première fois à la “nième” puissance » [5] écrit Deleuze. Chaque bateau, loin d’être une copie du précédent, est une variation qui déploie une nouvelle figure du geste initial. Le Madleen appelait le Handala ; le Handala appelle d’autres navires ; et chacun, par sa différence, compose avec les autres une chaîne discontinue, mais insistante.

Il faut insister ici sur la portée politique de cette logique. La souveraineté étatique, on l’a dit, vise à clore : elle se définit par la décision, par la fin imposée, par l’achèvement. En revanche, la flottille ouvre. Son geste, voué à l’inachèvement, ne s’éteint pas. Il demeure relançable et appelle d’autres gestes. Là où l’acte souverain s’achève dans sa propre effectivité, l’acte fragile, inachevé, se déploie dans une temporalité insurgée, faite de reprises, de retours, de recommencements.

C’est pourquoi la répétition des flottilles ne doit pas être comprise comme redondance mais comme obstination créatrice. À chaque fois, le blocus paraît s’imposer définitivement, comme une fatalité indépassable. Et pourtant, à chaque fois, des bateaux repartent, rouvrant la plaie, réinscrivant dans le présent l’intolérable. Leur répétition dit : le temps du blocus n’est pas clos, il peut être troué, fissuré, interrompu…

Répéter, ici, n’est pas retomber dans l’impuissance, mais transformer l’échec en condition de possibilité, faire de l’interruption le moteur d’une persistance. Le devenir-flottille est cette temporalité paradoxale où le geste se sait empêché, mais persiste à se rejouer, non pas malgré l’échec, mais à cause de lui.

III. La fragmentation comme écriture politique

Si la flottille doit être pensée comme un devenir, c’est parce qu’elle ne se totalise pas dans un accomplissement unique, mais se déploie sous la forme de fragments. Chaque départ est une parcelle d’écriture politique, un fragment arraché à la mer et à l’histoire, qui ne prend sens que dans la relation aux autres fragments qui l’ont précédé et à ceux qui le suivront. On ne peut pas lire une flottille comme un récit clos, mais comme une page dispersée d’un livre inachevé, dont l’unité n’est jamais donnée mais toujours à reconstituer dans l’après-coup, dans le montage des traces.

Ce caractère fragmentaire ne signifie pas faiblesse ou contingence, mais au contraire constitue une forme de résistance. Car le pouvoir souverain vise la clôture, la décision, la totalité. L’État veut imposer le sens par l’achèvement : une loi promulguée, une frontière scellée, une guerre gagnée. La flottille, au contraire, refuse cette logique. Elle s’inscrit dans une politique qui n’achève pas, qui n’unit pas, qui ne vise pas l’achèvement de la totalité mais l’ouverture du fragment. Elle invente un mode d’agir où la valeur tient à l’intermittence, à la réinscription, à la reprise.

Foucault rappelait que le bateau est « l’hétérotopie par excellence » : lieu mobile, espace autre qui emporte avec lui son propre dehors, contre-espace fragile mais réel. Gaza, de son côté, condense l’expérience extrême de l’espace clos : suspension de la loi, normalisation de l’exception, administration de la survie par la privation et l’affamement. Entre la clôture et la traversée, entre le camp et l’hétérotopie, s’ouvre un contraste décisif. Le camp enferme, fixe, fige ; la flottille ouvre, déplace, décentre. Le camp veut rendre la clôture absolue ; la flottille rappelle qu’il existe toujours des espaces autres, même fugitifs, même précaires.

Ce contraste éclaire la portée de la fragmentation. Car chaque navire est un fragment d’hétérotopie opposé au fragment disciplinaire du camp. Chaque flottille déploie un contre-fragment qui fissure l’ordre spatial et symbolique du blocus. Et comme ces fragments ne s’additionnent pas pour former une totalité stable, mais se répètent et se déplacent, leur puissance tient à leur capacité à persister dans l’interruption.

Blanchot et Nancy ont proposé que la communauté moderne ne se fonde plus sur une totalité close, mais sur l’exposition de fragments, sur la juxtaposition de singularités inachevées qui tiennent ensemble par leur non-coïncidence. La flottille actualise cette logique : chaque navire est une singularité exposée, chaque départ un fragment vulnérable, mais c’est dans leur mise en rapport, dans leur constellation discontinue, que se construit une forme politique.

Ainsi, la flottille n’est pas seulement un événement ponctuel voué à l’échec. Elle est une écriture fragmentaire qui défait la logique de la clôture, qui oppose à la totalité imposée du camp une constellation d’hétérotopies vulnérables mais insistantes. Une politique qui ne vise pas à constituer un tout, mais à faire vivre des fragments, à maintenir ouverte la possibilité d’un dehors.

IV. Temporalité insurgée : briser la normalisation du blocus

Le blocus de Gaza ne se réduit pas à une fermeture spatiale. Il constitue aussi et surtout une technique de temporalisation, une manière de produire du temps comme instrument de domination. Depuis 2007, Israël a cherché à faire du blocus non pas une mesure exceptionnelle et provisoire, mais un horizon indépassable, une normalité installée. Gaza est ainsi réduite à une temporalité suspendue, un présent sans avenir, rythmé par les quotas de nourriture, les pénuries d’eau, les coupures d’électricité, les bombardements récurrents.

Cette suspension du temps n’est pas un accident : elle est le cœur de la stratégie. Car l’un des traits les plus terrifiants du blocus est l’usage systématique de la faim comme arme, non de guerre au sens classique, puisque l’asymétrie empêche de parler de guerre au sens strict, mais d’anéantissement. L’affamement n’est pas une conséquence indirecte, mais une politique délibérée. Il s’agit de priver la population d’aliments, d’eau, de médicaments, de la soumettre à une survie minimale administrée au quotidien. C’est ce que nous devons nommer une épuration ethnique lente, une politique de l’effacement méthodique qui conjugue l’anéantissement spatial (le siège, la destruction des infrastructures) et l’anéantissement temporel (l’imposition d’un temps mort, celui de l’attente, du rationnement, de l’agonie prolongée).

Dans cette configuration, comme esquissé précédemment, Gaza apparaît comme la figure paradigmatique du camp, au sens qu’Agamben lui a donné : l’espace où la loi est suspendue pour mieux s’exercer, où l’exception devient règle, où les vies sont réduites à l’état de « vie nue » qu’on administre, qu’on expose, qu’on détruit. [6] Le camp est l’espace où le temps est confisqué, où l’avenir est annulé, où l’histoire est comme gelée dans la répétition du désastre.

Face à cette logique de clôture et d’immobilisation, la flottille introduit un contre-temps. Chaque départ, même empêché, même intercepté, produit une intermittence, une rupture dans le temps homogénéisé du siège. Il inscrit dans le présent une dissonance, le rappel que le blocus n’est pas un horizon naturel, mais une construction politique, et qu’il peut donc être contesté. En ce sens, chaque flottille incarne ce que Benjamin appelait un Jetztzeit, un « temps du maintenant » qui arrache l’histoire à la continuité imposée, à la continuité du désastre, pour ouvrir une constellation nouvelle, qui redonne une densité au présent là où tout semblait figé.

Le navire on l’a vu, est cette « hétérotopie par excellence », un espace autre, mobile, errant, qui porte en lui son propre dehors. La flottille, en ce sens, est une hétérotopie insurgée qui s’oppose à la spatialité fermée du camp. Elle ne triomphe pas matériellement du blocus, mais elle déploie un autre espace-temps. Un espace de traversée, un temps de recommencement. Là où le blocus veut imposer la répétition de la survie, la flottille impose la répétition de l’insurrection.

C’est pourquoi la lutte des flottilles n’est pas seulement logistique ou symbolique : elle est aussi kairopolitique. Elle oppose au temps mort du siège l’irruption d’un temps qui vient, d’un présent qui persiste, d’un surgissement qui ouvre. Même si interceptée, même si empêchée, la flottille a déjà fissuré le temps du blocus. Elle a rappelé que l’histoire n’est pas close, qu’elle peut être réinscrite, que d’autres configurations restent pensables.

Ainsi, face au camp qui enferme dans une temporalité figée, la flottille déploie non pas une continuité nouvelle, mais l’expérience d’une discontinuité temporelle, d’une temporalité insurgée, fragile, intermittente, mais capable de briser l’évidence du désastre, de rappeler qu’il est possible, encore, d’agir et de résister.

V. Politique de la persistance : vulnérabilité et obstination

Tout semble condamner les flottilles à l’insignifiance. Elles ont été et seront interceptées par une armée surpuissante, saisies par des forces navales qui disposent d’une supériorité technologique et militaire écrasante. Elles ne transportent que de petites cargaisons, dérisoires au regard des besoins immenses d’une population affamée. Elles ne peuvent rompre matériellement le siège, ni inverser la machine de destruction qui s’abat sur Gaza. Comment, dès lors, penser la valeur de ces gestes fragiles face à un génocide qui s’exerce sous les yeux du monde ?

C’est précisément dans cette disproportion que réside leur portée. Judith Butler a montré que la vulnérabilité ne doit pas être comprise uniquement comme exposition à la blessure, mais comme condition de l’action collective, comme ressource éthique et politique. [7] Les flottilles incarnent cette vulnérabilité : elles s’exposent délibérément, elles savent leur impuissance relative, elles assument l’échec probable. Mais c’est dans cette exposition même que se loge leur force. Car l’enjeu n’est pas de rivaliser avec l’État, mais de témoigner, par le geste, de l’impossibilité d’accepter le consentement général.

La disproportion devient ainsi un révélateur. Que signifient quelques bateaux face à un génocide ? La question n’abolit pas le sens de l’acte, mais le fonde. Elle met en lumière la complicité des nations occidentales, qui arment et soutiennent Israël ; la passivité, voire la coopération tacite de nombreux régimes arabes ; le silence ou l’indifférence d’une opinion internationale qui a fini par naturaliser le siège et par considérer l’affamement comme un fait accompli. La flottille oppose alors un front de refus. Elle dit : non. Non au silence, non au consentement établi, non à la réduction du crime à une fatalité.

Cette obstination fragile n’est pas naïveté. Elle sait qu’elle ne peut vaincre militairement. Mais elle invente une politique mineure au sens deleuzien : une politique des marges, de la relance, de l’intermittence. Elle s’oppose à la souveraineté qui clôt, non par une contre-souveraineté symétrique, mais par une suite de gestes vulnérables, ouverts, réinscriptibles. Elle produit non pas une victoire, mais une persistance.

Il faut alors penser cette persistance comme une forme de résistance au double niveau spatial et temporel. Face au camp, espace de l’exception normalisée, la flottille incarne une hétérotopie précaire mais insubordonnée. Face au temps mort du siège, elle déploie un temps insurgé, celui du re-commencement. Ce qu’elle oppose au génocide, ce n’est pas la puissance, mais l’obstination vulnérable d’un geste qui refuse de disparaître, qui persiste malgré l’échec, qui vient encore et toujours malgré la défaite.

Ainsi, la flottille ne se définit pas par ce qu’elle accomplit, mais par ce qu’elle empêche. Elle empêche que la défaite soit totale, que le silence soit complet, que le consentement soit unanime. Elle inscrit une faille dans le consensus meurtrier, et rappelle que même face à l’abîme, il est encore possible d’agir, faiblement, minoritairement, mais obstinément.

Conclusion : Une constellation d’actes inachevés

Les flottilles pour Gaza ne doivent pas être comprises comme une succession de tentatives manquées. Elles composent une constellation d’actes inachevés, fragments épars mais reliés, qui ne se résorbent jamais dans un accomplissement final et qui trouvent leur force dans la persistance même de leur inachèvement.

Le Madleen empêché, n’a pas triomphé, mais il a rouvert un espace de visibilité et jeté une lumière crue sur Gaza. Le Handala a prolongé ce geste. La nouvelle flottille, avec plusieurs navires, affirme une obstination qui excède l’événement ponctuel. Elle invente un devenir-flottille, une temporalité de la répétition créatrice où chaque empêchement devient la condition d’une relance.

Ainsi se déploie une logique paradoxale : l’échec ne clôt pas, il ouvre. L’inachèvement ne condamne pas, il promet. La fragmentation ne dissout pas, elle compose. La vulnérabilité ne réduit pas, elle intensifie. C’est ce que Benjamin nommait la puissance des fragments, ce que Deleuze pensait comme la répétition différenciante, ce que Butler reconnaît dans la vulnérabilité exposée, ce que Foucault et Agamben éclairent par l’opposition entre l’hétérotopie et le camp.

Car c’est bien là que se joue la dialectique essentielle : d’un côté, Gaza comme camp d’anéantissement à ciel ouvert, figure paradigmatique de l’exception devenue norme, laboratoire d’une politique de l’affamement et de l’effacement méthodique, soutenue par la complicité occidentale et arabe ; de l’autre, la flottille comme hétérotopie insurgée, espace autre, mobile, fragile, mais capable d’arracher un dehors, de fissurer la clôture, de produire une temporalité insurgée qui rappelle l’intolérable.

Il faut reposer ici encore la question dans toute son âpreté : que signifient quelques bateaux face à un génocide ? La disproportion est abyssale. Mais c’est précisément dans cette disproportion que réside la puissance de ces gestes. Ils ne prétendent pas vaincre, ils refusent de consentir. Ils ne prétendent pas clore le blocus, ils refusent de le naturaliser. Ils ne prétendent pas abolir le génocide, ils refusent le silence qui l’entoure.

Chaque départ inscrit une dissidence, fût-elle éphémère, dans un monde saturé de complicité. Chaque bateau témoigne qu’il est encore possible d’agir, même faiblement, même minoritairement. Chaque fragment rappelle que l’histoire n’est pas close, qu’elle peut être réinscrite, qu’il existe encore des gestes capables de briser les états de normalité imposés.

Ainsi, les flottilles composent une mémoire insoumise. Non pas une mémoire de la victoire, mais une mémoire de la persistance. Non pas l’achèvement, mais l’inachèvement comme forme politique. Non pas la totalité, mais la constellation fragmentaire d’actes vulnérables et obstinés qui, au cœur du désastre, rappellent l’urgence d’agir et le refus du consentement.

« S’il est écrit que je dois mourir / Alors que ma mort apporte l’espoir / Que ma mort devienne une histoire » [8], écrivait Refaat Alareer, poète de 43 ans assassiné par un bombardement israélien le 6 décembre 2023. Ces mots, qui disent que l’espérance naît de l’interruption même, que le fragment inachevé devient promesse, que la mort violente se transmue en appel à la persistance, rejoignent, à un siècle et demi de distance, la formule de Blanqui : « seul le chapitre des bifurcations est ouvert à l’espérance » [9]. Car c’est bien dans la bifurcation après l’échec, dans le recommencement après l’empêchement, dans le refus de la clôture, que se maintient la possibilité d’un autre avenir. C’est là peut-être la leçon silencieuse, ou le signal secret, que les flottilles envoient : comme l’eau qui ne cesse de revenir contre la digue, elles ouvrent à chaque fois une brèche, rappelant que nul blocus, si étanche soit-il, ne peut abolir à jamais le mouvement de la mer et l’espérance obstinée de ceux qui la traversent.

Gaza, tu ne disparaitras pas.

Sylvain George

[1Sylvain George « Le Madleen ou l’inachevé comme forme politique », in AOC, 10 juin 2025.

[3Voir Sylvain George « L’affamement comme technologie politique », in AOC, à paraitre.

[4Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Oeuvre III, Paris, Gallimard, coll. Essai, 2000.

[5Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1968, p.7. Cette formule condense l’un des axes majeurs du livre : distinguer la répétition, qui produit du nouveau, de la simple généralité, qui reconduit du même. La répétition véritable ne reproduit pas une identité déjà donnée, mais engendre une différence à chaque occurrence. En ce sens, répéter n’est jamais refaire, mais ouvrir une première fois qui advient à nouveau.

[6Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997. Nous empruntons ici à Agamben l’intuition selon laquelle Gaza condense certains traits paradigmatique du camp : suspension de la loi, normalisation de l’exception, administration de la survie. Mais il importe aussitôt de se dissocier de sa démarche : là où Agamben tend à hypostasier le camp, à en faire le nomos exclusif du politique moderne dans une lecture marquée par Heidegger, nous préférons penser ces espaces non comme une totalité saturante mais comme des configurations situées, historiquement déterminées, que d’autres espaces (hétérotopies, fragments insurgés, formes de persistance) viennent fissurer.

[7Judith Butler, Ce qui fait une vie : Essai sur la violence, la guerre et le deuil. Paris, Zones, 2010 ; Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016.

[9Louis Auguste Blanqui, Instructions pour une prise d’armes, L’Éternité par les astres et autres textes, recueil établi par Miguel Abensour et Valentin Pelosse, Paris, Édition de la Tête des Feuilles, 1972.

Sur les affinités électives entre W. Benjamin et Blanqui, voir le très beau texte de Miguel Abensour, « W. Benjamin entre mélancolie et révolution. Passages Blanqui », dans Heinz Wismann (éd.), Walter Benjamin et Paris, Paris, éd. du Cerf, 1986.

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