Contre-histoire des États-Unis

Roxanne Dunbar-Ortiz
[Note de lecture]

paru dans lundimatin#355, le 17 octobre 2022

« Ce livre répond à une question simple : pourquoi les Indiens d’Amérique ont-ils été décimés ? » C’est la première phrase de la préface du traducteur Pascal Menoret. J’aurais plutôt dit : « Comment les Indiens d’Amérique ont-ils été décimés ? » Et même si cette préface est excellente par ailleurs, je contesterai le choix du verbe décimer : selon le Dictionnaire historique de la langue française (Robert), il « est emprunté au latin decimare “punir de mort une personne sur dix désignée par le sort”, châtiment surtout infligé aux soldats d’une troupe qui avait failli à son devoir ». Or jamais elles ne faillirent à leur « devoir », les troupes diverses et variées qui massacrèrent sans relâche les habitants des terres convoitées par les colons.

Quelques lignes plus loin, Pascal Menoret utilise le terme approprié : « […] Roxanne Dunbar-Ortiz montre que les États-Unis sont une scène de crime : il y a eu génocide […] » Avant de refermer notre dictionnaire, voyons ce qu’il en dit : « Génocide, d’abord employé [après son invention en 1944 par le juriste juif polonais Lemkin] à propos des nazis et de leur “solution finale” du problème juif, se dit de la destruction méthodique d’un groupe ethnique et par extension, de l’extermination d’un groupe en peu de temps. » Je souligne ce « peu de temps » car je ne vois guère de quoi il s’agit – en l’occurrence, celle du génocide des Indiens d’Amérique, la chose a duré un certain temps, tout de même. On pourrait même dire qu’elle dure encore.

Un peu plus loin dans sa préface, le traducteur donne quelques éléments biographiques qui expliquent d’où vient Roxanne Dunbar-Ortiz : « […] militante de la cause amérindienne depuis le début des années 1970 », elle est née au Texas en 1938 avant de grandir en Oklahoma « entre la mémoire d’un grand-père anarchosyndicaliste et une mère passionnément baptiste et à moitié indienne. C’est en passant par la Palestine [qu’elle] découvrit son ascendance indienne. Étudiante à l’université de l’Oklahoma, elle rencontra un étudiant palestinien, Saïd Abu-Lughod, qui lui raconta l’histoire de l’occupation et du nettoyage ethnique de la Palestine. Les Palestiniens étaient les Indiens du Moyen-Orient, déplacés, éparpillés, niés en tant que peuple et privés d’un État. Roxanne Dunbar-Ortiz qui, dans une autre vie, avait eu honte de sa “vieille sorcière indienne alcoolique” de mère, comprit alors que ses racines indiennes étaient non seulement une richesse, mais une méthode : lire l’histoire des États-Unis et du monde du point de vue amérindien – ou palestinien – permettait de comprendre la violence coloniale, ignorée ou relativisée par d’autres points de vue ». Justement, elle eut un long débat avec Howard Zinn à propos de sa célèbre Histoire populaire des États-Unis, laquelle plaçait au premier plan de l’histoire « la classe ouvrière, les femmes et les minorités ». À ses yeux toutefois, cette Histoire populaire restait « prisonnière des mythes coloniaux, en particulier du mythe du progrès indéfini des États-Unis en direction d’une “plus parfaite union”, comme le proclame le préambule de la Constitution. » Les Amérindiens y apparaissaient très peu. Lors de cette discussion, Zinn refusa de revenir sur son Histoire populaire, tout en reconnaissant la justesse des arguments de son interlocutrice. Il lui conseilla alors d’écrire « l’histoire indigène des Etats-Unis ». Et c’est ce qu’elle fit.

 

L’un des lieux communs du discours colonial est celui de la terra nullius : le territoire qui n’appartient à personne, « personne » désignant ici les « naturels », les sauvages vivant certes sur la terre convoitée mais ne la possédant, ne la mettant pas en valeur. On pourra donc s’approprier ces terres sans états d’âme, avec la bénédiction de l’Église romaine ou réformée et, bien sûr, celles des rois désireux de se tailler des empires outre-mer. Cependant, et c’est le premier mérite de ce livre, il nous montre (dès son premier chapitre) à quel point non seulement les indigènes étaient nombreux avant la soi-disant « découverte », mais aussi à quel point ils étaient… civilisés – au sens où civilisation aurait à voir avec organisation sociale, création d’infrastructures à grande échelle (routes…), échanges commerciaux à travers le continent et surtout vie en cités qui étaient souvent des cités-États. Je me sens un peu penaud d’avouer que j’ignorais totalement, avant cette lecture, l’existence de ces civilisations amérindiennes. J’étais partagé entre deux clichés – les empires méso-américains et andins (que l’histoire coloniale a nommés « précolombiens »), d’un côté, et les Indiens des plaines chassant le bison de l’autre… et sans aucun rapport les uns avec les autres. Images projetées par l’histoire coloniale – et largement diffusées jusque aujourd’hui par Hollywood et Cie. À ne lire que ce premier chapitre : « Suivez le maïs », on peut comprendre qu’il a dû se produire un véritable cataclysme pour que ces formations sociales et politiques disparaissent. Le chapitre 2, « La culture de la conquête », est consacré à la formation théorique et pratique des génocidaires (c’est moi qui résume ainsi). On connaît déjà assez bien l’histoire de la « Reconquista » (guillemets, hein, on ne voit pas d’où vient ce « Re ») et du développement de l’idéologie suprémaciste blanche aux dépens des juifs et des maures. On met moins souvent l’accent sur la contribution anglaise à ce processus, me semble-t-il, même si elle est suffisamment documentée elle aussi.

« Au début du XVIIe siècle, écrit Dunbar-Ortiz, les Anglais conquirent l’Irlande et ouvrirent dans le Nord 200 000 hectares de terres à la colonisation. Ceux qui peuplèrent cette colonie venaient en majorité de l’ouest de l’Écosse. Les Anglais avaient déjà conquis le pays de Galles et l’Écosse, mais n’avaient pas encore tenté d’expulser une population indigène si importante et de la remplacer par des colons. Ils attaquèrent systématiquement la structure sociale irlandaise, interdirent les chansons et la musique traditionnelles, exterminèrent des clans entiers et soumirent les survivants à une violence brutale [1]. Ils tentèrent même de créer une réserve “d’Irlandais sauvages”. […] Le gouvernement anglais payait des primes en échange de têtes irlandaises. Plus tard, seuls le scalp ou les oreilles furent requis. Un siècle plus tard, en Amérique du Nord, les têtes et scalps d’Indiens étaient également rapportés aux autorités en échange d’une prime. »

(Là encore, je dois avouer mon inculture : quand j’étais petit, j’étais plutôt pour les Indiens contre les cow-boys. Cela dit, ils me faisaient un peu peur, avec leurs cris de guerre et leur manie de scalper leurs ennemis… C’est aujourd’hui seulement que je réalise que cette « coutume » avait été importée par les Blancs. J’aurais pu m’en douter, pour avoir quelque peu étudié l’histoire du Congo sous le roi Léopold. Mais les stéréotypes enregistrés pendant l’enfance ont la vie dure…)

Roxanne Dunbar-Ortiz fait ensuite litière de l’argument selon lequel, beaucoup plus que la « férocité blanche [2] », ce seraient les microbes amenés par les Blancs qui auraient tué la majorité des Indiens – un génocide par inadvertance, en somme. « Pourquoi, demande-t-elle, y eut-il presque 300 ans de guerres coloniales, puis des guerres permanentes conduites par les républiques indépendantes des Amériques ? » Un exemple parmi tant d’autres : Dunbar-Ortiz cite les travaux d’un historien, Sherburne Cook, qui a étudié « la tentative de destruction » des Indiens de Californie. « Cook estima, rapporte-t-elle, que 2 245 indigènes de Californie du Nord (parmi les Wintus, les Maidus, les Miwaks, les Omos, les Wappos et les Yokuts) perdirent la vie dans des conflits avec les Espagnols, tandis que 5 000 périrent de maladie et 4 000 furent déplacés vers des missions. Parmi les mêmes peuples, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les forces armées états-uniennes tuèrent 4 000 personnes et les maladies tuèrent environ 6 000 personnes. Entre 1852 et 1867, des citoyens des États-Unis kidnappèrent 4 000 enfants parmi ces groupes. Dans ces conditions, la destruction des structures sociales traditionnelles indigènes et la dure nécessité économique contraignirent de nombreuses femmes à se prostituer dans les camps de chercheurs d’or, ce qui contribua à anéantir les vestiges de vie familiale dans ces sociétés matriarcales. »

Ainsi, « les tenants de la théorie bactérienne, [qui] négligent d’autres causes tout aussi meurtrières, sinon plus […] refusent d’admettre que la colonisation de l’Amérique était génocidaire par dessein, et que les morts massives n’étaient pas simplement le destin tragique de populations à la faible immunité acquise ». Dunbar-Ortiz rappelle ensuite, à l’appui de cette thèse : « Nul ne nie que dans les camps de concentration nazis, la faim, la fatigue et la maladie tuèrent plus de juifs que les chambres à gaz ; nul ne nie non plus que la création et le maintien de ces conditions mortifères sont des actes évidents de génocide. »

Donner un compte rendu exhaustif de ce livre dépasse quelque peu mes forces et ma compétence. Pourtant, je ne peux pas manquer de relever d’autres points importants. Et d’abord la profonde continuité qu’il souligne entre les débuts génocidaires des colonies espagnoles, françaises et anglaises aux Amériques et les politiques intérieure et étrangère des États-Unis d’Amérique jusqu’à nos jours. Est-ce un hasard si le nom de code attribué à Ben Laden par les forces spéciales états-uniennes durant l’opération qui conduisit à sa mort était… Geronimo ? Ou si le brigadier-général Richard Neal, tenant conférence de presse à Riyad en Arabie saoudite le 19 février 1991, soit au début de la première guerre du Golfe, « expliqua que l’armée des États-Unis voulait s’assurer d’une victoire rapide une fois qu’elle aurait engagé des troupes terrestres “en pays indien” » ? Il semble que parmi l’engeance galonnée états-unienne, « pays indien » signifie « territoire ennemi ». Rien d’étonnant à cela, dit Roxanne Dunbar-Ortiz, lorsque l’on sait que cette armée s’est formée à partir des milices de massacreurs coloniaux…

Les chapitres suivants du livre content une histoire « pleine de sang et de fureur », celle de l’interminable théorie de massacres et de crimes de guerre, que dis-je, de crimes contre l’humanité qui fondèrent la nation au « destin manifeste », avec sa mythologie de la frontière, toujours plus à l’ouest (à ce propos, on sait moins que la colonisation et son cortège de tueries arriva aussi de l’ouest, par l’océan Pacifique). Même si cette litanie macabre peut paraître parfois fastidieuse, il faut absolument lire ce livre afin de prendre la mesure de ce qui est aussi, hélas, une partie de notre histoire en tant qu’elle est celle de l’Occident. L’autre chose frappante dans ce « voyage au bout de l’enfer [3] », c’est qu’il fut aussi plus ou moins occulté (aux yeux des Blancs en tout cas) par toute une série de traités conclus avec les nations indiennes : 371, pas moins, furent conclus durant le seul premier siècle après l’indépendance (1776-1886). Ces traités présentent au moins deux caractéristiques communes. Tout d’abord, chacun d’entre eux fut signé, côté indigène, par les représentants de peuples soumis à une guerre d’extermination – les milices coloniales puis, plus tard, l’armée fédérale, pratiquant le massacre systématique des femmes, des vieillards et des enfants. Lorsque les hommes en âge de se battre choisissaient de résister à l’inexorable avancée des Blancs, ceux-ci ne perdaient pas leur temps à leur courir après mais s’attaquaient aux villages, aux cités sans défense et pratiquaient une politique de la terre brûlée, détruisant les récoltes et tout ce qui constituait la base vitale des Indiens. Le premier à théoriser cette politique terroriste fut George Washington, alors général en chef, avant même de devenir le premier président des États-Unis. En 1775, cinq nations iroquoises avaient décidé de s’allier avec les Britanniques, que les Indiens avaient identifiés comme un moindre mal, contre les colons séparatistes, lesquels en voulaient à leurs terres. « Washington donna ordre au major-général John Sullivan d’agir [contre eux] avec détermination et de “dévaster tous les établissements alentour [afin que] le pays ne soit pas simplement envahi mais détruit […]. Vous ne prêterez l’oreille à aucune ouverture de paix avant la ruine totale de leurs établissements. […] Notre sécurité future résidera dans leur incapacité à nous nuire […] et dans la terreur que la sévérité du châtiment qu’ils reçoivent leur inspirera”. » À quoi Sullivan répondit que « les Indiens sauront qu’il y a assez de méchanceté dans nos cœurs pour détruire tout ce qui contribue à leur survie. » On trouvera dans ce livre plusieurs autres déclarations du même tonneau, à quoi s’opposent les interrogations et les constats amers des chefs indiens quant à la nature de leurs ennemis.

Autre point commun entre les traités : ils furent (et sont encore) systématiquement violés par les envahisseurs. Voilà qui nous ramène au début du parcours intellectuel et politique de Roxanne Dunbar-Ortiz : à l’occupation de la Palestine (c’est moi qui remarque cela). En effet, ce que l’on observe dans le soi-disant « conflit israélo-palestinien », comme disent les médias mainstream, toujours du côté du manche, c’est que la puissance occupante a alterné (et continue à le faire) avec une certaine virtuosité (et la suffisance des vainqueurs) massacres et traités de paix, et ce depuis la création d’Israël en 1948, pardon, depuis le plan de partage de la Palestine voté par l’assemblée générale de l’ONU en 1947. Je ne mentionnerai ici que les accords d’Oslo, qui n’auront finalement servi que de caution supplémentaire à la poursuite de l’expansion coloniale et à la mise en place de ce que de plus en plus d’observateurs internationaux et même israéliens appellent un régime d’apartheid.

« Ils font ce qui leur plaît, déclara le chef lenape Buckongahelas en 1781 à des Indiens convertis [au christianisme]. Ils réduisent en esclavage ceux qui ne sont pas de leur couleur, bien que créés par le Grand Esprit qui nous créa tous. Ils nous réduiraient en esclavage aussi s’ils le pouvaient, mais ils ne le peuvent pas, et c’est pour cela qu’ils nous massacrent. Leur parole n’est pas digne d’être crue. Ils ne sont pas comme les Indiens, qui ne sont ennemis qu’en temps de guerre, et sont amis en temps de paix. Ils appelleront un Indien “mon frère, mon ami” ; s’ils le prennent par la main, c’est pour mieux l’annihiler. Vous serez bientôt traités de la sorte. Souvenez-vous qu’aujourd’hui je vous ai dit de vous méfier de tels amis. Je connais les Longs Couteaux ; on ne peut pas leur faire confiance. »

Roxanne Dunbar-Ortiz termine son livre sur une note non pas optimiste (il n’y a guère que quoi l’être), mais combative, évoquant le renouveau des mobilisations indiennes depuis les années 1968 avec l’occupation de l’île d’Alcatraz (1969) par des Indiens de toutes les tribus (Indians of all Tribes) de la région et, bien sûr, l’occupation, en 1973, du site de Wounded Knee, lieu d’un massacre d’Indiens par l’armée états-unienne en 1890. Depuis, dit-elle, « les nations indigènes en quête d’autonomie politique ou d’indépendance sont entrées dans un processus d’édification nationale en développant une gouvernance indigène et un socle économique. Les activistes et militants indigènes d’Amérique du Nord travaillèrent sans relâche, pendant des décennies, pour établir la validité des traités et pour favoriser et protéger l’autodétermination et la souveraineté des nations indigènes. » Cependant, il ne faut pas se méprendre sur ce que les Indiens entendent par là : « Comme l’explique la juriste et activiste indigène Sharon Venne, “nous connaissons les lois que le Créateur nous a données. Elles représentent une obligation. Elles représentent un devoir [4]. Elles représentent l’avenir de nos enfants. Nous ne pouvons pas agir comme les peuples non indigènes, qui font des lois et des règles et les changent lorsqu’elles ne leur conviennent plus. C’est le Créateur qui nous a donné nos lois. Nous devons vivre selon ces lois. C’est là la souveraineté des peuples indigènes. »

Mais la souveraineté est encore loin. En témoigne entre autres, la situation des femmes : « Les restrictions coloniales de la police indigène dans les réserves […] montrèrent aux prédateurs sexuels que leurs actes resteraient impunis [5]. […] Une femme indigène sur trois a été victime de viol ou de tentative de viol, et le taux d’agression sexuelle sur les femmes indigènes est plus du double de la moyenne nationale. »

La situation coloniale engendre encore bien d’autres problèmes. Ainsi, parmi les diverses modalités du génocide, il y avait aussi une prétention scientifique. « En dépit de la ratification de 1990 de la loi de protection des tombes indigènes, certains chercheurs ont combattu becs et ongles pour ne pas rendre les dépouilles et offrandes funéraires des quelques deux millions d’Indiens [excusez du peu !], pour la plupart non cataloguées, conservées dans les réserves de la Smithsonian Institution et autres musées, universités, sociétés historiques, bureaux des parcs nationaux, entrepôts et magasins de curiosités. Jusqu’aux années 1990, les archéologues et les anthropologues prétendaient avoir besoin de ces restes – comme “ressources” ou “données”, mais rarement comme “restes humains” – pour leurs expériences “scientifiques”. La plupart étaient entassés en vrac dans des cartons [6]. »

Il faut savoir terminer une note, comme disait l’autre. Je dirai qu’il y avait longtemps que je n’avais pas eu une lecture aussi instructive. Cet essai devrait me semble-t-il servir de manuel d’enseignement de l’histoire des États-Unis à l’école, juste avant celui d’Howard Zinn. Mais n’attendez pas ce jour que je crains de ne pas voir de mon vivant : lisez-le !

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 16 octobre 2022. 

Roxanne Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis. Traduction de l’anglais (américain) et préface de Pascal Menoret. Éditions Wildproject, 2018 [2014]

[1Sic. Je me demande si la traduction, ici, ne pèche pas un peu…

[2À lire absolument : Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche. Des non-Blancs aux non-Aryens : génocides occultés de 1492 à nos jours, préface de Louis Sala-Molins, Albin Michel 2001.

[3Roxanne Dunbar-Ortiz, dans sa démonstration de la continuité de la politique états-unienne, cite la guerre du Vietnam et le tristement célèbre massacre de My Lai, dont la découverte par médias interposés révéla à une opinion américaine effarée que son armée commettait des crimes contre l’humanité. Cette révélation contribua à faire grandir l’opposition à la guerre, mais on ne sache pas qu’elle ait été mise en relation (du moins chez la plupart des citoyens américains) avec les origines génocidaires de la nation…

[4C’est moi qui souligne. Ces mots me font fortement penser à ceux de Simone Weil, au début de L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (1943, probablement l’un de ses derniers textes) : « La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. » Simone Weil, Œuvres, Quarto/Gallimard, p. 1027.

[5Note de Dunbar-Ortiz : « […] Louise Erdrich, The Round House, (New York : Harper, 2012). Dans ce livre, qui reçut le prix national du Livre de fiction 2012, Louise Erdrich, une Anishinabee du Dakota du Nord, décrit les conditions de possibilité d’une violence sexuelle extrême dans les réserves. » Il existe probablement de mystérieuses correspondances qui mettent en relation les textes et leurs lecteurs potentiels. Ainsi, pendant ma lecture de Roxanne Dunbar-Ortiz (alors que je n’étais pas encore arrivé page 292, où figure cette note), passant devant une boîte à livres dont je vérifie régulièrement le contenu – une de ces boîtes où l’on dépose et prend des livres d’occase, et gratuits –, j’y ai déniché une perle : un bouquin de Louise Erdrich, auteure que je connaissais déjà pour avoir lu deux de ses romans, que je vous recommande au passage : Dernier rapport sur les mirages à Little No Horse et La Chorale des maîtres-bouchers. Bingo ! C’était Dans le silence du vent, titre français de The Round House. Au moment où je rédige cette recension, je ne l’ai pas encore terminé, mais j’appréhende déjà le moment où j’en tournerai la dernière page : il est trop bien ! Et effectivement, à partir d’une affaire de viol dans une réserve, il parle de nombreuses choses évoquées par Dunbar-Ortiz. Les deux livres s’informent l’un l’autre, l’un sur le mode de l’essai, l’autre sur le mode de la fiction et, même si les romans d’Erdrich sont passionnants en eux-mêmes, l’essai de Dunbar-Ortiz leur donne une profondeur supplémentaire. Bref, j’ai eu de la chance.

[6Je crois avoir déjà cité Benjamin dans une ou deux de mes notes de lecture, mais comment, ici, ne pas penser encore une fois aux « Thèses sur l’histoire » : « […] ceux qui, à un moment donné, détiennent le pouvoir sont les héritiers de tous ceux qui jamais, quand que ce soit, n’ont cueilli la victoire. […] Quiconque, jusqu’à ce jour, aura remporté la victoire, fera partie du grand cortège triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol. Le butin, exposé comme de juste dans ce cortège, a le nom d’héritage culturel de l’humanité. Cet héritage trouvera en la personne de l’historien matérialiste un expert un peu distant. Lui, en songeant à la provenance de cet héritage, ne pourra pas se défendre d’un frisson. Car tout cela est dû non seulement au labeur des génies et des grands chercheurs, mais aussi au servage obscur de leurs congénères. Tout cela ne témoigne [pas] de la culture sans témoigner, en même temps, de la barbarie. » Walter Benjamin, « Thèses sur l’histoire », VII, in Écrits français, Folio essais, 1991, p. 437.

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