Ainsi, pour décrypter ce qui s’est passé récemment en direct à la télé depuis la Maison Blanche, le recours aux codes de la pulp fiction aurait évité aux commentateurs de mettre les lunettes d’une soi-disant objectivité en parlant d’ « humiliation » de Zelensky par le capo dei capi et son lieutenant, alors qu’il s’agissait bel et bien de la scène typique où le protagoniste fait acte de résistance face à la tentative d’intimidation des racketteurs – et peu importe que le résistant finisse ou non au fond du port les pieds dans le béton, ou qu’il l’emporte à la fin : l’éthique du roman noir indique clairement où se trouvent le courage et la dignité.
Le mauvais polar de la vie
Parce que la vie est un mauvais polar, les bons polars fournissent d’excellentes munitions contre le capitalisme tardif. Les bons polars, en effet, défont les stéréotypes de leur genre littéraire en même temps que ceux de la vie (et les stéréotypes sont toujours du côté du pouvoir). Démonstration avec quelques titres à paraître ou récemment parus.
« Odile loue une voiture à Roissy, arrive à Frise en fin d’après-midi, après une route pénible, interrompue à de multiples reprises par des barrages de divers mécontents ou des contrôles de police. Le visage ensanglanté d’un agriculteur productiviste s’écrase à un moment sur la vitre avant que celui-ci ne soit happé par un CRS. Elle sursaute. Elle est vaguement contrariée par les traces rouges gorgées de pesticides qu’elle ne peut pas essuyer ». Une manifestation d’agriculteurs productivistes durement réprimée par la police : pas de doute, on est dans un monde imaginaire. C’est celui de Jérôme Leroy, qui appartient à cette galaxie d’auteurs aux deux extrémités de laquelle on pourrait faire figurer deux romanciers aussi différents que Modiano et Volodine. Chacun écrit de l’intérieur d’un monde constitué de livres qui se font écho dans toutes les directions - prequel et sequel, avant, après sur la ligne du temps mais aussi en dessous. De sorte qu’on a l’impression de lire toujours le même livre total. Hormis de rares échappées réelles ou fantasmées en Grèce ou au Portugal, l’univers de Leroy se cantonne à la France des sous-préfectures, mais c’est une France universelle, car ses terroirs au charme enfui dans la souvenance mélancolique sont le décor des maux planétaires dernier cri : guerres civiles, dérèglements climatiques, montée du fascisme. Le titre d’un recueil de nouvelles qu’il publia voilà un quart de siècle, Une si douce apocalypse donnait d’avance le titre de l’ensemble de son œuvre. Sa dernière production, La Petite fasciste, (La Manuf’), s’ouvre sur la rencontre, avec beaucoup de sang, entre un tueur à gages qui se trompe d’adresse, de jeunes bourgeois partouzeurs et une citoyenne vigilante. Parfait début de polar où l’on retrouve le cadre devenu habituel des récits leroyens, une France au bord de la prise du pouvoir d’Etat par les fascistes (on se demande où il va chercher ça). Magouilles politiciennes, ethnologie de l’extrême droite, attention aux détails de la vie quotidienne qui font la bonne sociologie critique, humour détaché, tous les ingrédients sont là. Sauf que… Sauf que, passant soudain d’un genre littéraire à l’autre, le roman noir à la froideur toute manchettienne va être subverti par le très lyrique récit d’une belle histoire d’amour conforme au triptyque : coup de foudre, fuite des amants, bonheur en bord de mer. Et le lecteur haletant de découvrir que ce qui sauve cette histoire du stéréotype et la transforme en archétype mythologique, c’est qu’elle fout un bordel monstre dans les desseins des puissants.
L’Amour, Saison 2
Ah l’Amour, l’Amour… Se dessinerait-il une heureuse tendance à contre-courant de l’atmosphère de haines entrecroisées qui semble peser toujours plus lourdement sur la planète ? Toujours est-il que Leroy n’est pas le seul à donner une place éminente à cette passion, à côté de celles qui agitent traditionnellement le genre noir, l’appât du gain et celui du pouvoir, et où Cupidon n’apparaît en général que pour faire chuter dans le crime celui qu’il touche de sa flèche, ou au minimum, l’attirer dans un piège infâme (cf., entre tant d’autres, Jim Thompson). Point de cela chez deux autrices, Michèle Pedinielli (Un seul œil, Aube Noire) et Judith Wiart (Un Havre de paix, Moby Dick). Leurs héroïnes ont plus en commun que leurs pieds chaussés de Doc Martens et leur aptitude à la castagne. Elles ont une pratique de l’amour bien dans ce que l’air du temps a de meilleur : un profond rejet du sexisme en même temps que du puritanisme. Mais, par une heureuse prise en compte de la complexité humaine, la Ghjulia de Pedinielli et la Gabriella de Judith Wiart, ont aussi en commun que leur amour de l’amour les font sortir parfois des clous de la sororité, l’une se tapant son ex dans le parking de l’immeuble où il vit avec sa nouvelle compagne, l’autre faisant littéralement du rentre-dedans à un vieil ami de papa. Dans ce dernier cas, l’héroïne réalise ce beau triplé politiquement incorrect : quasi-viol, séduction d’un vieux qui pourrait être son père, et ce au nez et à l’absence de barbe de sa compagne. (L’auteur de cet article, qui ne veut pas d’ennuis, tient à souligner qu’il ne s’agit pas, ici, d’approuver de tels comportements si féministement condamnables mais de rappeler que le roman, comme le disait Kundera, repose sur la suspension du sens moral. Ne serait-ce que parce qu’il s’agit de parler du réel, et que le réel n’est pas moral.)
Par son attention aux élans sensuels et incertitudes sentimentales de Ghjuilia Boccanerra, son héroïne, Michèle Pedinielli se porte à la hauteur d’un grand ancêtre du polar italien. Même si son enquêtrice demande conseil au commissaire Berneri de Valerio Varesi, c’est en effet à Giorgio Scerbanenco, Ukrainien exilé en Italie qui commença par écrire des « romans roses » (aujourd’hui, on dirait romance) pour joindre les deux bouts, que fait penser Pedinielli. Car, avant de passer au polar, Scerbanenco avait tiré de cette expérience dans un autre genre de littérature populaire une capacité à saisir les états d’âme de ses personnages, y compris les plus criminels, qui, brouillait les frontières des genres, subvertissait l’eau de rose et donnait à ses gialli [1] une profondeur qu’on retrouve chez Pédinielli, une autrice aussi corso-niçoise que son héroïne. Il y a par exemple dans la description des relations d’amitié amoureuse de sa protagoniste avec un coloc gay, un lyrisme poétique rompant avec les stéréotypes de la littérature industrielle, celle qu’on repère dans les grands salons littéraires à la longueur des queues devant les tables de ses producteurs et au selfie quasi-obligatoire qui accompagne la dédicace.
C’est justement ce genre de festival, en l’occurrence carrément un Festival pour la Paix, qui sert de décor au roman de Judith Wiart : « Y en a pour tous les goûts. Littérature, poésie, spectacle vivant, cirque… Ça se veut « populaire », mais ça concerne essentiellement un public de profs et de cadres moyens sup’, des têtes blanches… Ils peuvent voir de près les stars littéraires du moment pendant quatre jours. » Le regard critique des deux autrices débusque les rapports de domination masculine avec une finesse qui fait la distinction entre la misogynie s’appuyant sur le pouvoir de classe et le machisme bon enfant des vieux prolos auxquels la jeune Gabriella tient tête dans ses bistrots préférés. Pedinielli sait aussi montrer comment la soumission au rôle féminin traditionnel peut aussi passer par les femmes, comme elle le restitue, avec un savoureux exemple de parler niçois : « Oh », dit une mère à sa fille, « Esme, pourquoi tu te maquilles pas un peu, ma chérie, Djouilia, dis-lui, toi, que c’est bien un petit peu de maquillage pour les femmes, ah, mais toi non plus alors tu mets rien, même pas un peu de maxara ? Mais quessessé ces femmes qui veulent pas se faire belles, comment vous voulez attraper des hommes, sinon ? » Elle excelle aussi à montrer sous la Nice des bourges et des délires urbanistiques de ses maires successifs, la ville niçarde et sa fibre réellement populaire. Tout comme elle nous montre à travers la destruction d’un vieux théâtre le triomphe bourgeois et tape à l’œil de la Nice Moderne, Judith Wiart, au Havre, « ville de mer et de Béton », nous fait sentir l’avancée inexorable du « Dysneyland pré-fasciste », comme dit Leroy, depuis un lieu emblématique de la gentrification, les Jardins Suspendus, où l’activité culturelle consiste à écouter des poèmes tandis que « l’autre crétin » (Bardella) « à peine majeur fait la Une des journaux avec son sourire ultrabright (…) et plus rien d’autre n’existe. »
Chez Pédinielli comme chez Judith Wiart, l’ouverture du récit signale bien que nous sommes dans un polar, puisque quelqu’un meurt et qu’on va essayer de savoir qui l’a tué. Mais ensuite, le style plein d’humour et de poésie porte autant le récit que l’action elle-même, puisque, cris d’amour pour la Niçoise et cris des mouettes pour la Havraise, c’est grâce à ses explosions lyriques qu’on s’attache au personnage principal. Au défi de respecter et bousculer la forme polar, s’ajoute chez Wiart celui de se couler dans le moule d’une série prévue pour durer et d’en respecter la charte (celle de la « Fille du Poulpe » - on attend la nièce et la grand-mère). L’auteur de cet article a quelques bonnes raisons d’avoir des sentiments mélangés envers ce héros sériel, qu’il a modestement contribué à créer, mais il ne s’y attardera pas [2]. Disons juste que j’aime bien que le Poulpe n’apparaisse dans ce roman que comme un grand escogriffe mou et sans intérêt, gentiment bousculé par une Gabriella dont la vie antérieure est d’une autre intensité que celle de ce bouffeur de tête de veau. Cette femme dont l’enfance s’est déroulée dans une prison de La Paz doit vivre « avec un tas d’encombrants en constant déploiement dans une partie de son cerveau ». Et notamment, ceci, qu’elle pense des humanitaires auxquels elle a affaire : « ces Européens qui œuvrent pour le bien commun dans les « pays du Sud » avec leur bonne conscience et leur morale facile, persuadés qu’à partir du moment où ils font de l’« écotourisme », ils sont projetés du côté des sauveurs, qui ne savent pas qu’en faisant « le bien », il flirtent la plupart du temps avec le mal absolu. »
Que le moralisme n’ait rien à voir avec l’éthique du polar, c’est une réalité que n’auront pas de mal à distinguer nos amis spinoziens, en particulier le principal créateur du Poulpe, l’excellent Jean-Bernard Pouy, qui titra dans une œuvre fameuse que Baruch « encule Hegel » [3]. Même si cette distinction entre moralisme et éthique a été un peu perdue de vue dans la destinée ultérieure du Poulpe, il y avait à l’origine de la création de cette série, vers 1996, une utopie bien sympathique, l’idée de ressusciter la « littérature de gare ». Celle qui, dans les années cinquante, était diffusée à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, et lue aussi bien dans les compartiments enfumés des permissionnaires que dans les cabinets de travail des agités du bocal (de Gide à Sartre). Dans les années 90, il s’agissait de rameuter un maximum de polareux (et les quelques polareuses existantes) pour ressusciter une « littérature populaire ». Mais si le Poulpe fut un succès éditorial, il n’eut jamais les tirages du polar des années 50 et 60. Le populo ne se mit pas à lire davantage, il avait déjà été happé par la télé et le serait encore plus par le portable. Le public du polar resta globalement celui que Wiart décrit à propos de son imaginaire Festival de la Paix : petit bourgeois plutôt vieux. Le Peuple qui hante la Sainte-Scolasse, le bistrot poulpien, ressemble beaucoup au prolétariat de certains discours de l’ultragauche historique : c’est un fantôme.
Henua et les colonies intérieures
A l’heure où divers.e.s politicien.ne.s français.e.s s’efforcent d’attraper le fantôme du peuple avec l’idée de patrie, au moment où un peuple sans illusions sur ses dirigeants s’est mis à exister en refusant d’intégrer la patrie de Poutine et où un certain patriotisme israélien s’affirme par le nettoyage ethnique, on peut lire deux beaux romans noirs, Henua, de Marin Ledun, et Les Colonies intérieures, de Denis Lemasson comme des tentatives de décrire par la fiction ce que le choc du colonialisme produit sur les peuples, à travers quelles souffrances, complexités, contradictions et paradoxes, il produit leur unification et au bout du compte, contribue, par la résistance qu’il suscite, à en renforcer l’identité. Là encore, les récits démarrent comme de classiques polars, le premier par un meurtre, le second par une agression incompréhensible. Le whodunnit (« Qui l’a fait ? ») sera le fil rouge de l’enquête policière du Ledun, de la quête des origines du Lemasson.
Le corps d’une femme assassinée est découvert dans les broussailles par un chasseur de chèvres sauvages sur l’île de Nuku Hiva, dans les Marquises du Nord (Pacifique Sud), un des archipels de la Polynésie dite française. Celui que l’Etat français envoie régler ce désordre, le lieutenant Tepano Morel est le fils d’un Français de la métropole et d’une marquisienne née sur l’île et qui l’a fuie sans jamais vouloir y revenir. Il va être assisté par la sous-officier de gendarmerie Poerava Wong dont on découvre vite qu’elle était amie et amoureuse de la victime. Par cercles concentriques, Morel va découvrir les identités multiples de celle-ci, Paiotoka O’Connor : femme libre, femme battue, femme battante, mère d’un schizophrène, défenseure de la faune menacée et aussi femme exploitée… mais on vous laisse la surprise : autant de pistes explorées l’une après l’autre pour découvrir le ou les assassin.e.s. Et sur ces pistes, Morel découvre et nous fait découvrir les complexités de la société marquisienne. Il y a, sur son extrême bord, cette population à laquelle vous pourriez être tentés de vous joindre, chers lecteurs désireux de fuir l’apocalypse occidentale, ces gens qu’on appelle ici « les voileux » :
« …un canot dinghy s’approche du port. À son bord, l’un des couples de voileux sexagénaires étrangers qu’il a aperçus au Moana Nui, la veille. Ils amarrent leur canot et se dirigent avec nonchalance vers le snack. Butscher suit le regard de Morel, amusé.
— Ils se sont posés à Taiohaè il y a plusieurs mois. Des Hollandais. J’ai discuté avec eux, une paire de fois. Ils vivent sur leur voilier depuis leur retraite. Ils ont fait le tour du monde et ont finalement échoué ici. Apparemment, ils s’y sentent bien. (…) Ils sont des dizaines, comme eux, en couple, en famille ou en solitaire. Ils ne se mêlent pas à la population, ils vivent leur vie, entre eux, comme si on n’était que des éléments du décor, ils dépensent le moins de fric possible dans les magasins, ils ne randonnent pas ou très peu, un petit tatouage par-ci, un pack de bière par-là, je crois que beaucoup sont plutôt fauchés, en fait. Ils font parfois l’effort de parler fran- çais, certains connaissent quelques mots marquisiens, bonjour, merci, koùtaù nui, mais pas plus. C’est bizarre, je ne sais pas ce qu’ils cherchent ni ce qu’ils fuient. Je ne peux même pas te dire s’ils sont sympas parce qu’on n’a pas souvent le temps de faire connaissance, comme s’ils redoutaient le contact humain. Parfois, une mouche en pique un, alors il change ses plans, soit parce qu’il a rencontré quelqu’un ici, soit parce qu’il en a marre de vivre dans dix mètres carrés ou qu’il n’a plus assez d’argent sur son compte en banque pour continuer à mener cette vie. Parfois aussi, ils mouillent dans la baie à cause d’une avarie, mais les réparations coûtent trop cher, alors ils descendent à terre, cherchent des petits boulots pour se renflouer, n’en trouvent pas, vu qu’il n’y en a pas, alors ils abandonnent le navire et repartent d’où ils sont venus en avion, la queue entre les jambes. Il arrive même que l’un d’entre eux disparaisse, mort, noyé, assassiné, perdu pour la société, on n’en sait rien. Son bateau reste là jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’il est abandonné et prend l’eau. Les autres, ceux qui restent, sont là, c’est tout, comme des poissons dans une eau impropre à la consommation. Quelquefois, je les envie, d’être là, à se dorer la pilule. La plupart du temps, ils me font penser à ces âmes damnées qui errent dans les limbes, à observer le paradis ou l’enfer sans jamais pouvoir y entrer vraiment. »
En face d’eux, là où ils ne voient qu’un décor pour leur niche flottante, sur cette île que les voileux refusent de connaître, il y a toute une palette de populations que le pinceau de Ledun nous restitue avec une vivacité impressionnante, des artistes artisans du renouveau de la culture marquisienne (tout comme dans le Havre de Wiart, on prépare un festival) aux exploiteurs cyniques vendant de l’exotisme de luxe, en passant par une jeunesse désœuvrée, fumeuse de pakalolo en quête de combines pour se payer des bouts de société de consommation. Le charme puissant de l’île, qui a visiblement marqué l’auteur, est véhiculé à travers des digressions qui, en réalité, ramènent sans cesse au noyau central du malheur, l’agression coloniale. La discussion s’oriente rapidement sur les tatouages que Hiku arbore. Le jeune tatoueur a les yeux qui brillent quand il parle. Passionné et passionnant. Depuis des années, il s’intéresse au patutiki ènana, le tatouage traditionnel marquisien, celui qui a été interdit il y a cinquante ans par le code Dordillon mais qui a survécu grâce à la ténacité et l’intelligence de Marquisiens anonymes et la pugnacité d’un ancien de la Légion étrangère, Teikitevaamanihii Huukena, devenu tatoueur à Nîmes, puis chez lui, à Taiohaè. [4]
Et plus près, beaucoup plus près du présent du récit et du passé de Morel, il y a le secret de sa mère, son lien avec ces forages destinés à l’expérimentation atomique sur une île voisine : « certains y voyaient des opportunités d’emploi pour les jeunes, l’arrivée des premiers avions, le désenclavement des îles et l’argent qui atteint enfin le fond des vallées ènana. »
J’espère que Denis Lemasson, et son éditeur, Rue de l’Echiquier, me pardonneront de publier en entier le prologue de son livre Les Colonies intérieures, mais j’ai deux bonnes raisons pour cela :
— Il illustre à merveille ce qu’on disait plus haut des paradoxes, des souffrances et des contradictions de l’attachement d’un peuple à une terre, et de l’impossibilité de l’enfermer, autrement que par une réduction politicienne, dans le concept de patrie.
— Il est magnifique.
Que j’écrive cette histoire est la moindre des choses. Sans elle, je n’existerais pas. Tout s’est joué sur quelques kilomètres carrés, la terre de mon enfance. À bien écouter les gens qui y vivaient, j’ai compris que la mémoire de cette contrée était celle du pays tout entier. Pendant plus d’un siècle, Paris la grande, la plus belle des villes, y avait rejeté, puis enfoui, tout ce qu’elle ne voulait pas accueillir entre ses murs. Nous sommes si fragiles, nous n’avons pas la carapace nécessaire pour nous protéger des mauvais coups. Nous vivons dans notre corps les tourments du siècle. Les plus sensibles subissent les secousses et les pliures du temps, et, meurtris, ils deviennent les stigmates d’une époque dont leur peau, leurs os et leurs cordes vocales parlent mieux que les plus éminents historiens. J’ai cousu à la hâte les souvenirs brisés. Par où commencer ? Chaque jour compte lorsque nous sommes perdus. J’en entends tellement qui braillent, sûrs d’eux, la permanence de leur identité, brandissant leur définition comme un gourdin. Ils m’assomment. J’ai établi la chronologie des événements et chacun pourra constater que les faits sont complexes et inattendus. Nous n’avons pas le choix, nous sommes ainsi constitués que nous devons sans cesse nous réinventer. Il est difficile de faire tenir ensemble les mémoires défaites et je me perds souvent dans les recoins de ma conscience, apeuré par la tâche. Comment mêler tant de dissemblances, de conflits, de violences ? Comment, à partir de ce désordre, espérer construire une existence digne ? Inlassablement, entêté que je suis, je m’acharne. Mes mots, à eux seuls agissants, lancent la chronique comme la flèche désire le cœur de cible.
La chute d’une génération entraîne celle de la suivante, emportant plus loin l’onde de nos chocs.
Cette contrée dont la mémoire est « celle du pays tout entier », cette contrée où Paris a « enfoui, tout ce qu’elle ne voulait pas accueillir entre ses murs », c’est le futur département de la Seine-Saint-Denis où, à la fin des années 50, a émigré Ibrahim, jeune Algérien, et où il s’alcoolise au soir d’interminables journées d’un labeur abrutissant. Dans un bistrot miséreux, il contient sa fureur en écoutant les harangues indépendantistes de son oncle, qui lui semblent si loin de sa réalité. Plus tard, alors qu’il est hospitalisé à l’Hôpital franco-musulman à la suite d’un accident du travail, l’inspecteur Leroy, membre de la Brigade nord-africaine va tenter de le recruter et d’en faire un indic auprès de cet oncle influent dans les milieux nationalistes algériens. Saut dans le temps : en 2005, dans le même établissement hospitalier, qui s’appelle désormais Hôpital Avicenne, Franck sort du coma après ce que tout le monde, y compris sa compagne Zakia, a pris pour un suicide manqué mais pourrait bien être en fait une tentative d’assassinat, comme l’indique le papier retrouvé entre ses dents, à en-tête d’une certaine Brigade nord-africaine. Voilà Zakia et Franck embarqués dans la découverte d’un passé familial où la liquidation du Mouvement national algérien par le FLN a marqué plusieurs générations. « C’était une période vraiment pourrie... Ceux qui s’en sont sortis ont tous perdu un bout d’eux-mêmes. Les gamins ont cessé de parler à leurs parents, et les femmes à leurs maris… » Et tandis que la vérité approche, des émeutes éclatent à la suite de la mort de deux jeunes poursuivis par les flics et le président de la République déclare l’état d’urgence, réactivant le régime d’exception instauré pendant la guerre d’Algérie après une vague d’attentats du FLN.
On va suivre l’affaire avec passion jusqu’au bout grâce à une capacité dont Lemasson, qui a eu l’occasion de l’exercer en Afghanistan pour Médecins Sans Frontières, est doté autant que Ledun : une sorte d’empathie critique, la capacité de se mettre à la place de l’autre sans s’aveugler sur son côté obscur. Cette capacité qui fait autant de la bonne littérature que de la bonne politique.
Et qui au bout du compte, peut convaincre que « même les démons les plus sournois ne peuvent rien contre des jeunes qui se remettent à danser pour imaginer l’avenir » (Marin Ledun)
Serge Quadruppani
P.S. : Un œil attentif aura détecté sur la photo un titre italien, Enclavia, le dernier roman de Cesare Battisti paru en Italie. Il n’a pas encore été traduit. Il attend un éditeur en France. Avis aux éditeurs français courageux désireux de servir la bonne littérature : c’est un roman sur le futur qui raconte le monde d’aujourd’hui. Et c’est très bien.
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