Les évidences incomprises de la pandémie

Entretien avec Michalis Lianos

paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

Après nous avoir confié ses précieuses analyses sur le mouvement des Gilets Jaunes dans une série d’entretiens [1], le sociologue Michalis Lianos a accepté de nous éclairer à nouveau sur la situation déclenchée par l’apparition du Coronavirus. S’il est peu enclin à céder à l’idéalisme ou l’enthousiasme, le moment que nous traversons a malgré tout la vertu de révéler, selon lui, quelques évidences de l’époque à propos de la finance, la production, internet ou encore les éboueurs et la place des plus modestes.

[Photo : Bernard Chevalier]

LM : Le coronavirus a révélé plusieurs aspects sociaux, économiques et politiques du système capitaliste sur un plan mondial. Les interrogations fusent concernant « le jour d’après ». Quels sont à votre avis les paramètres importants pour penser cette question ?
S’il s’agit d’aborder de façon prédictive la question de l’« après-pandémie », la plus grande probabilité est que nos sociétés continuent comme avant en absorbant progressivement les effets socioéconomiques de la période actuelle. Comme pour toute fluctuation conjoncturelle qui affecte des grands nombres, il y aura des ajustements, des opportunités et des effondrements, des gagnants et des perdants. L’impact sera probablement moins brutal pour les perdants des sociétés post-industrielles que pour ceux d’autres sociétés. Cependant, celles et ceux qui ne bénéficient pas d’un rapport structuré avec les protections sociales (ou du soutien bancaire pour les entrepreneurs et les artisans) se trouvent en grande difficulté et seront pour une partie importante très déstabilisé.e.s. Mais soyons sans illusions, ces personnes devront comme d’habitude survivre par leur propre force.

La probabilité d’un effondrement systémique par la voie de la violence est très faible, ne serait-ce que parce que les sociétés du ‘capitalisme démocratique’ n’engagent pas de guerres entre elles et ne génèrent pas de guerres civiles. Il nous faudrait donc une étape autoritaire assez marquée pour aboutir à une restructuration radicale par cette voie.

Reste la probabilité d’un changement important par une prise de conscience proprement politique, qui ira à la fois au-delà des strates les moins puissantes et au-delà de la palette de représentation électorale actuelle. Pour cela, il faudrait que les aspects sociopolitiques de notre monde – rendus aujourd’hui encore plus observables par la pandémie – puissent être intériorisés par une grande partie de la population, chose, encore une fois, improbable.

LM : Lors de nos entretiens sur les Gilets Jaunes, vous aviez plusieurs fois évoqué l’importance de cette conscience pour la maturation politique très rapide du mouvement. Cette conscience dont vous parlez ici, concerne-t-elle les mêmes choses ?

Oui, mais en dépassant cette fois complétement la posture critique, revendicative ou protestatrice pour atteindre le niveau du constat partagé par d’autres strates sociales. J’énumère quelques aspects d’un tel constat que la pandémie a rendu évidents :

  • 1. Une grande partie du travail impliqué dans les sociétés contemporaines est superflu. Il est facile à comprendre que nous avons besoin de maintenir en fonctionnement efficace quelques secteurs : dans cet ordre, hydratation-alimentation-déchets (et le transport qui y est impliqué), logement, énergie, santé, éducation, communication. Le reste est parfaitement secondaire et pourrait ralentir sans aucun problème, sauf que nous en sommes dépendants pour obtenir un revenu. Autrement dit, le problème est que nous continuons à utiliser le travail comme outil d’accès aux ressources nécessaires pour vivre tandis que nous en avons de moins en moins besoin, une fois les grandes infrastructures mises en place. Pour utiliser une image parlante, vous avez besoin d’un échafaudage pour construire un bâtiment. Une fois le bâtiment construit, il tient tout seul et votre échafaudage devient inutile. Cela représente assez bien le rapport entre les structures socioéconomiques industrielle et postindustrielle.
    Il faut donc comprendre que nos rapports socioéconomiques dépendent encore de cet échafaudage et non pas du bâtiment que nous avons construit. Le désengagement progressif mais assez rapide entre travail et revenu de subsistance adéquat n’est pas alors une mesure radicale mais un simple ajustement aux conditions actuelles.
  • 2. La financiarisation de l’économie peut – contrairement à ce que l’on pense – être un outil puissant envers un monde stabilisé et équitable. Si l’on regarde ce qui s’est passé depuis 2008, on comprend sans difficulté que le détachement entre l’économie « réelle » et l’économie financière se fonde sur l’évitement du risque systémique à tout prix. Les trillions magiquement injectés de l’« assouplissement quantitatif » et la destruction immédiate de la valeur boursière sont des preuves irréfutables qu’une seule limite existe aujourd’hui, celle du « risque systémique ». Encore une analogie : imaginons l’économie réelle comme le sommet d’une pyramide inversée, enfoncée dans la terre et l’économie financière comme la partie exposée. Vous pouvez augmenter autant que vous souhaitez la partie exposée pour autant que la partie enfoncée continue à fournir un socle. Si le socle devient précaire vous n’avez pas d’autre solution que de réduire la taille de la partie exposée, sinon tout ce qui est en haut s’effondre. Comme on le voit à travers le confinement, la flexibilité de la structure financière peut s’adapter en quelques jours aux conditions réelles en créant de la valeur là où il faut et en la détruisant sans aucun problème ailleurs. Il était par exemple inimaginable que l’on puisse vous payer pour vous donner un baril de pétrole mais cela est arrivé.
    Il est donc possible d’utiliser la structure financière pour mieux protéger les rapports socioéconomiques entre nous, à condition d’accepter que les paris au-dessus de notre tête puissent créer des grandes concentrations de richesse. Dans un monde où chacun a une place décente, protégée par la solidarité politique, quelques milliardaires ne gêneront pas, d’autant plus qu’ils et elles ne pourront utiliser leur richesse pour asservir qui que ce soit. Rappelons en passant que les Gilets Jaunes adhèrent largement à ce discours, ce qui montre que les classes modestes sentent que l’enjeu se situe dans une « moyennisation » complète de la population et non pas dans un jeu économique à somme nulle où il faudrait déshabiller les riches pour habiller les pauvres.
  • 3. La réduction de l’activité ‘productive’ n’est pas une mauvaise chose en soi. Nous avons vu pendant la période de confinement que ce qui nous manque est de pouvoir circuler librement et non pas de consommer au rythme auquel on le faisait avant. On a constaté qu’il est possible de limiter drastiquement les conséquences néfastes sur notre environnement en même temps. On pourrait alors se poser des questions concrètes, par exemple s’il serait mieux de vivre en renonçant au tourisme, au luxe et aux achats constants, car nous l’avons fait sans grande difficulté.
  • 4. Notre monde tourne grâce aux gens modestes, nous l’avons toutes et tous compris. Pour oser un oxymore, il suffit d’être volontaire et ordinaire pour contribuer de façon excellente. La question de la concurrence entre nous devrait donc se comprendre en d’autres termes. Si les strates supérieures découvrent qu’elles peuvent dépendre de façon critique des livreurs, des caissières et des aides-soignantes, cela devrait conduire à la réalisation générale d’une interdépendance fonctionnelle très élevée dans nos sociétés. Il faudrait par exemple saisir cette opportunité pour expliquer aux enfants dans les écoles que le travail le plus important pour survivre dans une ville est l’évacuation des eaux usées et la collection systématique des déchets, et que par conséquent les égoutiers et les éboueurs sont plus importants pour notre bien-être que les professeurs, les cadres, les artistes ou les astronautes.

Bref, vous comprenez que tout cela concerne des évidences observables à l’œil nu pendant cette période de pandémie, et de surcroit sur un plan planétaire. Mais ces évidences resteront incomprises et nous continuerons à vivre dans un monde politiquement obsolète par rapport aux conditions que nous avons créées nous-mêmes et au potentiel d’organisation collective dont nous disposons.

LM : En ce qui concerne spécifiquement la France, il y a eu depuis novembre 2018 une série de conditions particulières. Les Gilets Jaunes ont été suivis par les grèves, puis par la pandémie. Une crise mondiale s’est ajoutée à la crise sociale nationale. Y-a-t-il une façon d’aborder les effets cumulatifs de cette période ?
Vous aurez constaté que la combinaison répression-communication-adaptation minime, appliquée par le gouvernement depuis le début des Gilets Jaunes, a réussi à neutraliser l’impact d’un mouvement persévérant ayant bénéficié d’un soutien passif très important. Quant aux grèves, encore une fois, nous pouvons conclure que beaucoup d’effort a été fait sans résultat. Je ne vois pas en cela le génie machiavélique des dirigeants mais les effets d’un changement sociopolitique et socioculturel global. Si les citoyen.ne.s postindustriel.le.s souhaitent des changements, ils et elles le souhaitent dans une continuité sans perturbations. Vous observez combien les luttes actuelles sont des luttes de perception et de transformation symbolique. Par exemple, l’utilisation politique des foules-éclairs et les ‘lives’ de toute manifestation, marche ou action, démontre que l’on s’oriente plus vers la maîtrise des catégories hégémoniques contemporaines que la demande directe de conflit. Il existe une réalisation subconsciente, si j’ose employer un tel terme pour les mouvements sociaux, que si vous arrivez à faire paraître la position discursive de votre adversaire comme obsolète, cela suffit pour l’obliger à se conformer.

Cette tendance, évidemment propulsée par internet, est très efficace quand il s’agit des « sujets de société », par exemple, la position des femmes, la protection de l’environnement, l’égalité concernant la sexualité, etc. Mais elle fonctionne beaucoup moins bien pour les domaines où il n’existe pas ce que j’appelle « proximité perceptuelle », à savoir la situation où vous vous identifiez à l’autre et sa condition vous concerne donc directement. Agir en tant qu’être humain menacé par la pollution atmosphérique ou en tant que femme, concerne aujourd’hui tous les êtres humains et toutes les femmes. En revanche, agir en tant qu’employée contre la précarité, cadre au chômage contre l’âgisme ou conductrice de bus pour sa retraite, ne produit pas cet effet hégémonique, même si vous faites l’objet d’une sympathie vague. Par conséquent, la possibilité d’obliger un gouvernement à adopter votre discours est plus limitée.

La pandémie offre à travers ses évidences, comme je l’ai évoqué, une grande opportunité pour augmenter cette proximité perceptuelle. Je pense, en dépit de mes espérances, que ces évidences demeureront toutefois incomprises. Je ne vois pas actuellement des discours critiques laissant penser qu’un éclaircissement émerge vers un changement systémique. Les humbles Gilets Jaunes ont pourtant montré la voie sans aucune ambiguïté en demandant le « RIC en toute matière », car ils ont compris que seule une expression hégémonique incontestable de la société, qui s’applique sur chaque sujet séparément, peut conduire à un changement systémique rapide.

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