Le vol et la morale

Cambriolages et combats de coqs à Bordeaux
Entretien avec Myriam Congoste

paru dans lundimatin#410, le 8 janvier 2024

Myriam Congoste, anthropologue, raconte dans Le Vol et la Morale, paru en 2012 aux éditions Anarchasis, sa relation avec Youchka, voleur et receleur à Bacalan, jamais arrêté, toujours invisible. D’abord infirmière en hôpital psychiatrique, puis anthropologue. En 2012, elle fait paraître sa thèse, c’est Le Vol et la morale. L’ordinaire d’un voleur, préfacé par Éric Chauvier.
Bordelaise encore aujourd’hui, son travail a intéressé nos camarades de La Grappe, qui nous ont transmis cet entretien réalisé avec elle il y a quelques semaines. Pour la version originale de leur travail, rendez-vous ici.

Elle relate sa relation avec Youchka, un voleur, cambrioleur, receleur de voitures, qui ne s’est encore jamais fait prendre ni condamner. Ils partagent le même quartier qu’elle connaît bien pour en être originaire, Bacalan. Myriam Congoste l’accompagne dans son quotidien, même lorsque le pitbull de Youchka qui le protège la terrifie, même lorsqu’il s’agit de faire passer de l’or issu d’un casse jusqu’en Thaïlande pour le faire fondre et le transformer en chaîne à grains de café, en médaille, en bagues, etc. En évitant les habituels écueils et stéréotypes concernant la délinquance et la pègre, en apportant une dimension historique rarement transmise sur Bordeaux et ses quartiers périphériques, et en donnant la parole à une marge qui d’habitude n’existe que lorsqu’elle est défaite et repentie, Myriam Congoste nous a donné envie de lui poser quelques questions afin qu’elle nous présente son travail.

Bonjour Myriam Congoste. Tout d’abord, pouvez-vous présenter, avec vos mots, votre livre ?
Alors, ce livre, je l’ai écrit à l’issue d’un travail qui questionnait la limite et les limites d’un quartier de Bordeaux, le quartier de Bacalan. J’avais été amenée à travailler un type de vol qui s’appelait « la gratte » sur les quais. Suite à cette recherche en anthropologie, je m’étais demandé si j’avais fait le tour de la question du vol. Je me suis lancée dans ce projet de recherche de thèse d’anthropologie avec l’idée de travailler sur l’acte de vol qui se pratiquait aussi à Bacalan. C’était un quartier très cosmopolite, un quartier portuaire. Il y avait tout type de population, y compris des populations qui avaient eu à rendre des comptes à la loi. Mes parents habitaient le quartier de Bacalan, j’y avais grandi aussi, donc j’y connaissais des amis de ma mère qui étaient d’anciens dockers, d’anciens bandits, d’anciens voyous et d’anciens rebelles politiques, comme mon grand-père.

Je ne voulais pas traiter ce sujet depuis l’intérieur d’une institution, c’est-à-dire de manière intra-pénitentiaire. Je voulais rencontrer des personnes qui pratiquaient le vol, qui étaient de ma classe d’âge ou plus jeunes, qui n’habitaient pas dans les cités, mais sur le quartier de Bacalan et ses abords, et qui n’étaient pas en prison. Ma mère n’était pas délinquante – elle était même plutôt en dehors de ce milieu – mais elle communiquait quand même avec eux, c’était ses amis d’école, c’était ses copains d’enfance, donc, de fait, si je voulais leur parler, je pouvais les approcher parce qu’elle m’avait donné leurs contacts. Cela m’a permis de m’interroger par rapport à mon milieu d’origine, à mon histoire affective et familiale comme, par exemple, à propos de mon grand-père que l’on considérait comme un bandit alors que je pense que « rebelle » lui convient bien. Il n’était pas un voyou même s’il faisait dérailler les trains pour la gratte. C’était une époque où les ouvriers étaient très pauvres et militants.

Puisque vous évoquez Bacalan, c’est un quartier que vous avez bien connu, que vous avez vu évoluer, pouvez-vous nous dire un mot là-dessus ?

Le quartier de Bacalan, moi, j’y suis née. Ça change beaucoup de choses par rapport à quelqu’un qui y arrive adulte. Bacalan n’existe plus pour moi, il est entièrement restructuré actuellement, ça va devenir un très joli quartier bobo et ça ne ressemble plus à rien pour qui l’a connu comme moi je l’ai connu. C’était un quartier où on circulait de carré en carré et dans chaque carré, il y avait non pas des bandes, mais des habitants qui communiquaient entre eux avec un certain petit négoce qui venait de la gratte. On pouvait se côtoyer, parler, mais pour ce qui est des petits échanges illégaux qui s’y faisaient ou du réseau tel qu’il pouvait se construire, il y avait une façon particulière de se comporter, de faire des choses, de négocier. C’est un petit peu comme si on changeait de ville d’un carré à l’autre et là, on devenait un étranger. C’était un quartier agréable, cosmopolite, où se côtoyaient toutes les cultures. Moi, je jouais dans la rue des Pelourdes avec des enfants gitans sédentaires de mon âge.

Et ces populations, elles sont devenues quoi suite à la restructuration du quartier, elles se sont déplacées ?
On les a relogées ailleurs, donc elles sont parties autour de Bordeaux, vers Cenon, Lormont, Libourne, Langon. Comme un essaim d’abeilles qui s’envole. C’était un quartier très ouvrier, la Cité Lumineuse, il y a 20 ans maintenant. On en a beaucoup parlé à Bordeaux parce que la Cité Lumineuse, c’était l’emblème du militantisme de ma génération à Bacalan. Quand on lit tous les romans d’Hervé Le Corre (qui a grandi dans cette cité), on a accès à la pensée de Bacalan. Moi qui suis de Bacalan et de sa classe d’âge, je sais très bien qu’il crée du roman sur une base qui est complètement réelle, tant sur la pensée, le phrasé, l’ordinaire et extraordinaire qu’il décrit.

Bacalan a été un quartier très militant, très opposant à la ville de Bordeaux. Ils voulaient même avoir un maire afin d’être complètement désolidarisés et pour être indépendants. Personne n’en a jamais parlé, mais il y a eu un gros contentieux entre Chaban-Delmas et ce quartier, parce qu’un jour, il a voulu amorcer – ce n’est pas nouveau cette histoire – un désenclavement de Bacalan. Il cherchait à mettre un coup de pied dans cette opposition férocement rouge qui faisait « tâche » en ce sens que cela bloquait le développement de la ville vers le Nord. Alors je ne dis pas que Bègles, Belcier etc., les quartiers périphériques au centre ville bourgeois, n’étaient pas des quartiers qui s’opposaient à la ville, à « l’élégance » de Bordeaux. Mais cela restait quand même un peu Bacalan la tête de pont, de par l’activité du port et des dockers qui finalement, protégeaient cette rébellion. D’ailleurs, la première chose que le projet des Deux Rives a attaqué, ce sont les dockers. Plus de dockers à Bordeaux, plus de rébellion, et donc, plus de rouges. Un jour de grève générale sur les docks, Chaban Delmas a traversé les quais en voiture ; il voulait négocier avec les syndicats. C’est une histoire qui m’a été racontée. Je n’en ai pas la preuve, je n’y étais pas. L’ensemble des ouvriers du port s’était mis en rang d’oignons le long des quais. Ils ont craché sur la voiture, elle dégoulinait de crachats. Ça, personne n’en parle. Mais un syndicaliste qui y était me l’a raconté. Invention ou pas, cela démontre l’opposition forte et politique qu’il y avait entre Bacalan et la ville bourgeoise de Bordeaux.

On parle d’opposition et de violence maintenant, mais revenons à ce qui s’est passé en 36 pour la fin du port de Bordeaux jusqu’à l’évacuation des dockers. C’était des rapports de force avec le patronat beaucoup plus violents que ce qu’il peut y avoir aujourd’hui, beaucoup plus frontaux. La réhabilitation de Bacalan, pour moi, évoque un changement social total, c’est un virage à 360° sans retour possible sur un passé qui va s’effacer. Le but, c’était d’effacer la mixité sociale, les idées, les cultures multiples, les gitans, la possibilité de cohabiter avec les gitans, avec des cultures différentes. Ils uniformisent tout. Aujourd’hui, les gitans font peur. Moi quand j’étais petite, ma grand-mère m’envoyait à l’Aquitaine, une petite supérette, faire quelques courses pour elle. J’avais 8-9 ans. Il y avait tous les gitans qui faisaient leurs courses aussi, cela ne posait de problème à personne, c’était, je crois, une autre façon de communiquer avec moins de peur, moins de clivages, en tout cas sur Bacalan.

Vous avez choisi votre terrain d’étude, votre objet d’étude et comment avez-vous réussi à rencontrer la personne souhaitée, comment s’est passée cette rencontre ?
Et bien pas du tout par mon réseau familial. J’avais juste une amie qui revenait de Paris, qui intéressait Youchka parce qu’elle était vietnamienne, parce qu’ils fumaient ensemble et qu’elle n’habitait pas très loin de chez lui. Comme c’était une jolie femme, il l’avait repérée et ils étaient plutôt copains. Elle allait souvent le voir le soir, fumer avec lui.
Pour préciser, Youchka, c’est le cambrioleur receleur que vous avez rencontré.

Voilà, donc elle le connaissait et comme je lui parlais de ce sujet de thèse où je n’avais pas de contact autre que des personnes âgées ; je « patinais » sur mon terrain en essayant de ne pas capituler. Je « traçais » dans Bacalan où j’essayais de faire une rencontre. Et à force de lui parler de mon échec, elle m’a amenée en surprise un soir et elle m’a présentée à Youchka. Et voilà, c’est comme ça, c’est vraiment le pur hasard qui a bien fait les choses.

Pouvez-vous dire quelques mots sur la première rencontre, sur ce que vous vous êtes dit, sur ce qui l’a poussé à accepter ce compagnonnage ?

Alors lui, et ça, je ne le savais pas, voulait écrire un livre sur ce qu’il avait fait. C’est peut-être la seule petite accroche qui puisse pacifier son rapport avec la société, la seule accroche « militante » chez cet homme : il veut donner son point de vue. Ça aurait été à la fois un livre dont il est le héros, ainsi qu’une façon de s’expliquer avec la société. Ce n’est pas qu’une question d’égo. C’est aussi une volonté de prendre la parole et d’expliquer que ses actions ont été réalisées pour des raisons bien précises, notamment pour ne pas avoir de lien avec la société, parce que celle-ci ne l’accepte pas, et aussi parce que, quelque part, elle ne le mérite pas.

Est-ce que vous pouvez, dans la limite de ce qui est dicible, nous parler un peu de lui, de son mode de vie ?

Eh bien, c’est quelqu’un qui a un mode de vie transparent, s’il pouvait être un homme transparent, il le ferait. Alors comment devient-on transparent en France ? C’est là toute sa stratégie, tout son choix de mode de vie. Donc la première chose quand on transgresse la loi en volant autrui, c’est de ne pas laisser de traces. C’est quelqu’un qui passe sa vie et qui met beaucoup d’énergie à ne pas laisser de traces : il n’a pas de compte bancaire, tout est payé comptant, l’appartement n’est pas à son nom, la boite aux lettres n’a pas son nom, la voiture n’est pas à son nom, pas d’achats qui supposent de passer par le notaire, rien. Ainsi, il fait très attention finalement quand il conduit, sauf s’il est suivi ou qu’il a besoin d’aller vite. Pas de problèmes avec le voisinage. Comme les choses qu’il utilise ne sont pas à lui, ou sont à lui, mais ne sont pas à son nom, il a des services à rendre. Toute sa vie est construite autour du principe d’invisibilité et ça peut être lourd. Il n’y a que ses voyages où là, il est quand même obligé d’avoir un passeport, qui est tamponné et qui marque son existence dans le monde ; et ça le tracasse tout le temps ça. C’est le seul espace où il est repérable en termes de mouvement, là il ne peut pas le cacher.

Et quelles sont certaines de ses spécialités que vous évoquez dans le livre ?

Ses spécialités ont bougé dans le temps. Quand il était jeune, il volait plutôt des vélos et des mobylettes. Ensuite, quand il a eu un camion, il a volé un petit peu plus. Après, il a volé des voitures et fait des cambriolages. C’est aussi au fil des rencontres qu’il a faites. Une fois que le réseau est en place, c’est juste une question de savoir comment écouler la marchandise sans se faire dénoncer. On peut par exemple être un homme compétent pour voler et puis pas du tout bon en commerce. Lui, il avait quand même cette chance d’être bon dans ces deux espaces. De plus, il était différent des autres avec qui il commerçait, il « sortait du lot ». D’abord, il était issu d’une famille de parents qui travaillaient et qui n’étaient pas des parents ayant des problèmes sociaux, des parents violents, des parents délinquants. Ses parents étaient simplement des ouvriers. Il n’a pas eu une enfance difficile. Il avait raté son entrée en 6e, il était parti en classe, à l’époque, on disait de transition, on appelait ça des classes intermédiaires en espérant qu’il puisse réintégrer une 6e normale et en fait, il est parti en CAP de serrurier. Mais dans ce CAP, il était un excellent élément sauf qu’il n’a pas pu avoir l’écrit. Il était excellent dans son métier, mais on ne lui a pas donné de diplôme de CAP car il faisait des fautes d’orthographe. Il a commencé comme ça, avec cette colère liée à la marginalité que l’institution scolaire lui a imposée. Il a alors rencontré les gitans de Bacalan, et les échanges ont commencé. Il était serrurier, et hop, ça a commencé comme ça pour lui.

Peut-être que l’on peut dire un mot sur son chien. Puisque vous avez accepté de passer du temps avec lui, vous deviez dans ces cas-là passer du temps...

Haaaa, j’ai supporté le chien… Oh oui le chien que je n’aimais pas ! J’ai progressé depuis. S’il y a bien quelque chose sur lequel j’ai progressé sur le terrain, c’est au sujet des chiens, j’avais très peur de ces chiens.

Il y en a eu plusieurs ?

Eh bien quand vous y alliez, ils ont tous des chiens. Des bergers de Turquie, des pitbulls, etc. Ils sont dangereux. Youchka en avait un, ça suffisait. J’ai la conviction que c’était un chien dangereux, donc quand son chien est mort, je n’ai pas pleuré. Vraiment, ce chien était dangereux, cela dit il ne m’a jamais rien fait. Pour Youchka, le chien, c’est comme un humain, c’est quasiment un prolongement de sa personne. C’est quelqu’un qui ne peut pas le trahir. Au contraire, c’est vrai, les chiens l’ont souvent sauvé. Le chien, c’est une possibilité de se défendre, c’est aussi une possibilité d’afficher la dangerosité qu’il peut représenter dans le cadre d’un échange. C’est une façon de donner le ton, comme la chaîne d’or. Pour moi, le chien va avec la chaîne d’or, c’est un paraître.

Et, il ne passe pas son temps avec cette chaîne en or, si ?

Ah non non, il la met tout le temps, il ne la pose jamais, c’est son compte bancaire.

On pourrait imaginer que ce n’est pas très discret dans la rue, mais qu’à certains moments, en soirée, ou pour des échanges, ce puisse être plus utile de la montrer de manière ostentatoire...

Non, s’il pose sa chaîne en or et qu’il se fait cambrioler, il perd tout son argent, toute sa trésorerie, il ne peut pas se le permettre. Il ne vit pas avec la chemise complètement ouverte, mais si par exemple, il vient chez moi, la chemise est ouverte et je vois la chaîne d’or ; s’il est dans le milieu gitan ou avec ses amis, on voit la chaîne d’or ; si nous circulons dans Bordeaux, il met un pull-over ou une chemise, on voit à peine la chaîne d’or. La chaîne d’or, c’est peut-être comme les cartes gold et qu’on sait que le prélèvement est illimité. C’est un paraître. C’est le compte bancaire, mais en même temps, c’est à donner à voir le niveau d’échange dans lequel on est. C’est pour cela que les gitans dès qu’ils ont des enfants, ils leur font faire des petites chaînes et des petits bracelets en or, avec des maillons qui ont la forme de grains de café. Le fils porte ainsi une part de la richesse du père.

Concernant ses techniques d’invisibilisation, qu’en est-il du domaine de la communication et de l’usage du téléphone ?

Le portable, Youchka et ses comparses s’en servent pour les conversations banales. On s’appelle, on se donne rendez-vous et puis on règle les choses oralement. Le portable n’est pas un outil qui sert à informer, mais à se retrouver. Après oui, on peut se poser la question de la traçabilité du portable. En fait, c’est toujours cette notion d’invisibilité et d’absence de preuves. Ils ont quand même l’habitude d’être sollicités par la police. Quel que soit ce qu’on leur reproche, si cela ne peut pas être prouvé, ils ne craignent rien. Donc rien ne se dit sur le portable. S’ils sont géolocalisés à un endroit, mais qu’il n’y a pas de possibilité de preuves, ils ne peuvent pas être inquiétés.

Youchka et ses semblables ont besoin, pour faire prospérer le réseau, notamment, de bien s’entendre avec des filles. On leur offre des choses en échange de services, c’est cela ?

Ils n’offrent pas d’objets aux filles. C’est plus des services : des déménagements, des rénovations, du dépannage, etc. Si elle fume, elle peut être mise en contact avec quelqu’un qui peut lui fournir ce qu’elle demande. En fait, c’est plus une aide concernant les besoins de l’ordinaire. Ils ne font pas de cadeaux, ce ne sont pas des romantiques.

Et justement en échange de quoi font-ils cela ?

Par exemple, s’ils ont besoin qu’elles gardent quelque chose qu’ils ne peuvent pas garder chez eux, prendre la voiture à leur nom, prendre un chèque s’il y a besoin, stocker de l’argent s’ils ont confiance. C’est ça les services, c’est cette fameuse invisibilité. S’ils ont une voiture et qu’ils veulent la conduire, il faut bien qu’elle soit assurée. Ils ne sont pas complètement en dehors des règles de la société, ils les connaissent très bien les règles. C’est comme cela qu’ils peuvent circuler sans que la société n’ait une prise sur eux, c’est vraiment un parti-pris presque absolu.

Là, le frère de Youchka, il s’est construit un habitat, léger, mais il s’est construit quand même quelque chose de très confortable. Je me disais pourquoi, même si c’est très confortable ça, pourquoi ne pas y mettre d’électricité. Il le pourrait s’il le voulait, mais c’est non ! C’est non parce que s’il y a l’électricité dans son habitat reliée à un compteur, il devient repérable. Donc pas de compteur d’eau, et d’électricité. Le téléphone, c’est la seule accroche incontournable aujourd’hui. Sans téléphone portable, ça devient compliqué aujourd’hui dans leur milieu.

Pour revenir à ces filles, j’imagine que, parfois, ils les charment. Elles ne viennent pas toutes du milieu. Comment font-ils pour leur faire garder le silence sans être menaçants, pour que ce soit dans l’intérêt de tout le monde que le silence règne ?

Alors, là, étant une femme, je vois bien. Avec les femmes, ils sont extrêmement souples. Ils savent extérioriser cette part féminine que les femmes aiment trouver chez les hommes. Ils savent aussi les faire rire et sont protecteurs avec elles. Ils sont à l’écoute, disponibles en ce qui concerne l’aide matérielle (panne de voiture, problème de bricolage...). Ils leur arrivent même de devancer la demande s’ils sont dans le registre de la séduction. Et cette attitude fonctionne plutôt bien avec les femmes qui gravitent autour d’eux. Elles sont séduites par leur façon d’être avec elles, très fluide et en même temps protectrice.

Je n’ai jamais vu de rapport de force avec elles. Il y a vraiment une notion d’échange entre elles et eux. Ce sont en apparence des hommes très calmes, dans le contrôle. Ils ne travaillent pas trop, donc, ils sont disponibles un peu à toute heure. Si j’ai envie de les voir, je peux appeler à onze heures et demie du soir et dire que j’arrive. La non-contrainte du temps facilite la communication. Quand on arrive, c’est accueillant et s’ils sont en train de faire une grillade par exemple, on se joint à la table sans ressentir de gêne. Cette convivialité va de soi.

Quand je dis qu’il n y a pas de rapport de force, je ne dis pas qu’il n ’y a pas de désaccord. Mais comme le désaccord risque de faire perdre le contrôle et de déboucher sur de la violence, il est évité. Celui qui sent qu’il est le plus faible renonce et se tait. Ainsi, en cas de désaccord, la tension monte, puis redescend et la communication reprend son cours, en apparence sans rancœur – même s’ils n’oublient jamais l’incident. La force de leur échange tient à leur capacité à contrôler leurs émotions. C’est en quoi il y a toujours une forme de tension dans l’air. C’est un milieu où il faut savoir manier l’hyper-contrôle du corps et de l’esprit. Je me suis souvent demandée s’ils étaient en capacité d’être insouciants et authentiques. Je n’ai pas de réponse autre que de penser que c’est une question pour eux de survie, de protection pour ne pas aller en prison.

A priori, on a l’impression qu’il y a une vraie séparation genrée, que les voleurs sont principalement un milieu d’hommes ?

Sur le terrain, quelques fois, il y a des filles qui vont avec eux au cours des cambriolages. Elles sont très préservées, ils sont très protecteurs. Cela serait très compliqué pour eux d’organiser un cambriolage ou un vol et qu’une femme se fasse prendre et qu’elle aille en prison. Ce serait pour eux un échec. Ils ont des valeurs comme ça avec les femmes. Ils préfèrent perdre qu’être en conflit avec une femme. En contrepartie, elles leur rendent beaucoup service, les comptes bancaires, etc. Elles sont plutôt à ces places-là. Elles sont dans le recel.

Il y avait un point qui nous intéressait particulièrement, c’était celui concernant la valeur des objets, l’échange des objets. Vous avez dit tout à l’heure qu’ils ne font pas de cadeaux. L’échange est très important dans leur façon de vivre et la valeur des objets ne correspondraient pas à la valeur réelle mais, plutôt, au besoin ressenti des parties. Pourriez-vous nous expliquer ?

De toute façon, c’est un milieu qui a du mal à avoir de l’argent espèce. Si on part de ce principe-là, on comprend que cela devient difficile de garder la valeur réelle pour les objets. Comment avoir les fonds pour acheter par exemple une Audi presque neuve ? Impossible. L’idée est de faire des échanges avec des objets qui ont des valeurs très variables.

Donc, si X a besoin d’un moteur d’Audi, ce n’est pas sa valeur argent qui compte, c’est ce qu’il peut échanger pour l’avoir – surtout s’il ne possède pas d’argent espèce. Donc, X sait qu’il y a un moteur à tel endroit, dont le propriétaire est Y. Or, ce que X possède pour l’échange, n’intéresse pas Y. Donc, X doit faire d’autres échanges qui vont lui permettre d’avoir ce dont a besoin Y, pour que lui, X, récupère le moteur que Y possède. Donc, X va échanger ce qu’il possède avec Z, qui lui, a besoin de ce que X échange. X échange avec Z et si X échange avec Z, c’est uniquement parce que Z possède ce dont Y a besoin. Ainsi, X peut récupérer le moteur de Y, puisqu’il qu’il possède désormais, grâce à l’échange fait avec Z, ce dont Y a besoin. Cette transaction est une transaction simple.

Considérez que l’échange dans le milieu du vol est une partie d’échec qui se planifie sur de nombreux échanges. Cela peut être quatre, cinq, et plus d’échanges en amont, d’où la nécessité d’avoir un très grand réseau. Le but est d’avoir des produits en main qui génèrent de l’espèce. Les combats de coqs servent à ventiler les espèces. Ce sont des paris qui échappent à l’État et c’est un système qui permet de faire de circuler les billets de banque sans traces.

Pour faire tous ces échanges, il faut une circulation de l’information importante. Cela ne vient-il pas s’opposer à un besoin évident de discrétion ?

Pas du tout, ils se voient beaucoup, ils sortent beaucoup le soir. On a des représentations comme ça… Moi, je pensais que c’était un milieu dans le paraître, menant une vie à bout de souffle. Pas du tout ! C’est au contraire une vie très calme où on se reçoit chez les uns et chez les autres. Il y aussi le camp de gitans. C’est une des plaques tournantes du vol et de la drogue. Il n’y a pas qu’elle, mais s’en est une, très bien organisée, très contrôlée, très surveillée. Il y avait tout le temps une voiture de police à l’entrée du camp.

Donc les échanges s’y faisaient, mais sans que cela se dise officiellement. C’est un peu comme la gratte, c’est-à-dire qu’il y avait un consensus au niveau de la ville de Bordeaux. Tant que ça ne débordait pas trop, ce qu’il s’y faisait restait possible. Les gitans faisaient comme s’ils pensaient ne pas être surveillés et la police faisait comme si elle avait le contrôle du camp gitan et ça a marché pendant des années. C’était une sorte de paix sociale de contrôle des activités illicites. Il y avait quelques fois des bavures quand ça allait trop loin. Le frère de Kiki dont je parle dans le livre a été retrouvé « suicidé » avec deux balles dans la nuque. Il allait trop loin et cette mort les a marqués. Elle a arrêté une certaine escalade.

Ce degré d’illégalité n’a jamais été cautionné par les autorités, mais en même temps, il permettait une paix sociale au sein du quartier, une gestion du cosmopolitisme et une possibilité d’accueillir les enfants gitans à l’école. Le but a toujours été de sédentariser cette population afin que les enfants s’intègrent à la société par le biais de leur scolarisation. La ville de Bordeaux avait des intérêts dans tout ça. Si elle prenait le contrôle de cette population en la sédentarisant, elle pouvait la délocaliser sans difficulté, de façon à récupérer la zone urbaine qu’ils occupaient, cela afin d’actionner le Projet des Deux Rives.

Justement, à quel point Youchka et ses proches, se considèrent comme des personnes au mode de vie subversif, qui va à l’encontre de la norme et qui s’oppose à l’autorité ? Sur certains aspects, ils sont particulièrement individualistes, sur d’autres, ils apparaissent comme des rebelles.

Le vol tel qu’ils le pratiquent n’est pas une vengeance contre les autres, mais une façon de mépriser la société à la hauteur du mépris qu’ils ont ressenti à leur encontre. Et en ce lieu, il ne leur a pas été fait de cadeaux. Peut-être qu’en vieillissant, il y aura une prise de distance avec le plaisir d’éprouver de l’adrénaline et un retour vers des formes plus institutionnelles. Mais pour Youchka, non ! Lui, il va rester rebelle. Le cynisme de la société lui est insupportable. Il le regarde avec une froideur qui n’a pas de limite.

C’est le point qui m’a mis le plus en difficulté. J’en ai conclu que c’est une position défensive. Ce n’est pas du déterminisme. Il y a une part d’eux-mêmes qui n’est pas, qui n’est plus accessible, une part d’affect qui est morte ou du moins blindée, enfouie, inaccessible. Personnellement, je n’ai jamais pu toucher le sensible de Youchka, cette part qui fait qu’il pourrait s’en remettre à l’autre, lui faire confiance. Du coup, croire en l’institutionnel, c’est impossible. Ce n’est même pas envisageable une seule seconde. Quand j’essaie de regarder l’acte de voler comme celui de Youchka, je le vois comme un acte militant de sa part, dont l’essence vient d’un mépris en miroir de ce qu’il a vécu, reçu de l’institution scolaire, puis de la société en sa qualité d’ouvrier non diplômé, puisque non-titulaire de son CAP de serrurier pour des raisons de dysorthographie, dyslexie etc. Ce n’est pas un plaidoyer de la défense de ma part. Je restitue sa parole. Je trouve que cela mérite réflexion, même si l’acte de vol est une transgression de la loi de la propriété.

Quels sont leurs rapports avec la police ?

C’est très ambigu. Ne rien dire, ne pas trahir et ne jamais avouer est leur règle d’or pour ne pas aller en prison. Mais, s’ils y trouvent un bénéfice, ils sont capables de communiquer avec elle. Par ailleurs, ils ne remettent pas en cause le principe sécuritaire que la police exerce. Ils savent qu’ils transgressent. Pour eux la police est dans son rôle et eux dans le leur. Ils font ce qu’ils ont choisi de faire et ne se présentent pas comme des victimes.

Les contacts, c’est souvent une contrepartie ?

Oui oui, je crois que ce n’est pas un lien simple. Être en contact avec un policier, c’est aussi la possibilité d’avoir des informations sur des personnes susceptibles de leur nuire. Ils n’ont pas idée de collaborer avec la police, bien que certains deviennent des informateurs, sûrement. Là aussi, on est dans des notions d’échange. Quand il y en a un qui se fait prendre, son problème est ce qu’il est prêt à négocier pour alléger sa peine. Il doit à mesurer les risques à la sortie de prison. Un jour, Youchka m’a présenté un de ses amis qui sortait de prison. Il m’a dit : « il est bien, il n’a rien dit ». Une fille parmi eux était très respectée parce qu’elle avait été la seule du groupe à partir en prison. Elle aussi n’avait dénoncé personne.

Les personnes que j’ai côtoyées essaient de ne pas faire de mal physiquement à autrui. Le but, c’est de ne pas être en contact avec leur victime. Voler correctement, c’est ne pas casser. S’ils sont en contact avec la victime, ils font le choix de s’enfuir pour ne pas se faire prendre. Ce sont les principes de l’économie du risque et de l’invisibilité qui priment.

Une des particularités de votre travail anthropologique est de vous appuyer sur des œuvres littéraires, celles de Georges Darien, de Jean Genet. Il y a une forte orientation narrative dans la rédaction de l’ouvrage. Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi...

Eh bien, au même titre que j’ai été longtemps en échec pour trouver un milieu qui pratique le vol et qui veuille bien me recevoir, j’ai tout autant été en échec pour restituer des entretiens, les scènes de vie auxquelles j’assistais, mon vécu avec eux. Soit je partais sur de la sociologie et donc, je m’écartais de mon sujet, du vivant dont je voulais témoigner ; soit je prenais partie de la défense du vol, ce qui n’était ni envisageable, ni sérieux. Donc je n’arrivais pas à écrire. Et ce, jusqu’à ce que je lise Genet, puis Darien, puis d’autres.

Je me suis dit que finalement, dans la littérature, je retrouvais très précisément ce que je vivais. Je retrouvais les mots, les émotions, la peur, la colère, l’incompréhension, les excès, la jouissance de la transgression. Il y a des mots que je n’ai même pas osé écrire dans le livre. Youchka pouvait être très provocateur quand il décidait de me tester. Par exemple, les premières fois où je suis allée chez lui, lorsqu’il allait aux toilettes qui étaient sur un pallier d’escalier en dehors de son appartement, il me disait « tiens je vais couler un bronze ». Ce n’était pas élégant, c’était provocateur, irrespectueux. Il me testait ainsi, avec ce type de grossièreté que l’on retrouve dans l’écriture de Genet et ensuite, il me laissait seule avec le chien, sachant fort bien que j’en avais peur, un cynisme que l’on retrouve chez Darien. Eh bien, tout cet émotionnel, j’ai pu le vérifier, mesurer sa justesse, sa précision avec la lecture de Genet, de Darien, de Bourgois, de Lecorre... Le cinéma m’a aussi permis de comprendre mes affects balançant entre le dégoût et la fascination.

En dehors de Bourgois, je n’ai pas trouvé de lectures anthropologiques. Les livres d’anthropologie m’ont permis de travailler le sujet en creux, le jugement de valeur, le mépris social, la vengeance, de trouver une rhétorique qui permette de rendre compte de la parole de Youchka sans me l’approprier. Je ne pouvais pas leur trouver des excuses. On ne peut raisonnablement pas dire « les pauvres, c’est à cause de la société qu’ils volent vos voitures et cambriolent vos maisons » quand on sait que Youchka avait un métier, qu’il était respecté par ses employeurs pour le travail qu’il faisait. Donc, il pouvait fort bien faire le choix d’être un chef de chantier, s’il l’avait voulu. Il en avait les moyens. Donc, le vol est un choix délibéré de sa part, qui lui appartient. Il a choisi de passer dans ce camp-là, celui de la grande marge.

Je pouvais entendre et accueillir sa parole, voir ou ça me mène, mais je n’avais pas d’outils anthropologiques qui me permettent de faire vivre sa parole à l’écrit. Je ne voulais pas traduire sa pensée, je voulais la mettre en scène, et je voulais être dans la toile, mettre en évidence cette réflexivité, notre différence, sans la juger, sans la condamner. Je n’ai trouvé que la littérature qui m’a amenée à trouver ce style anthropologique. Je l’avoue, ce résultat s’est fait aussi à mon insu.

C’est après avoir écrit que j’ai réalisé que je faisais de la réflexivité. Je suis de moins en moins d’accord avec la méthode de l’observation participante, c’est un leurre. On ne peut pas mélanger les choses ainsi : observer en participant. L’humain, ce n’est pas de la mayonnaise. Je pense qu’on traverse les choses et c’est en les traversant qu’on comprend, mais il n’y a pas : je participe, j’observe, et après j’écris. On écrit déjà dès qu’on met les pieds sur son terrain, qu’on croise le regard de la personne avec qui on veut communiquer. Et pour ça, la littérature est l’outil par excellence. Un anthropologue doit lire de la littérature pour vérifier le sens de ses sentiments, pour ne pas nier ses affects.

Pour finir, on voulait tout simplement vous demander votre actualité, ainsi que celle de Youchka, de ce qu’il est possible de dire ?

Il ne s’est pas fait arrêter par la police et il a une maladie assez sérieuse. Donc, il est obligé d’être plus posé. Je pense qu’il est dans d’autres stratégies. Là, je ne le vois pas en ce moment puisqu’il est en colère après moi parce qu’il estime que je l’ai trahi sur le plan de l’amitié. En fait, je n’ai juste pas pris partie dans un conflit qu’il avait avec une personne que je connaissais. Rien de grave donc. Je suis une femme, donc déjà pardonnée... Ce qu’il devient ? Il ne fait pas partie des hommes qui s’engagent dans le mariage, même s’il apprécie le confort de la vie de couple. Donc, il vit seul et accompagné à la fois, selon son habitude. Pas de changement de ce côté-là. Il a quelques économies. Je ne sais pas quels choix il va faire. Peut-être partir à l’étranger et tout quitter. Selon moi, le système en ce moment se retourne contre lui. Sa maladie lui fait perdre de sa brillance. C’est quelqu’un qui a vécu comme une cigale. La vieillesse arrive et dans ce milieu, il n’y a pas vraiment de solutions de repli. Il est cependant loin d’être sans solution, mais là, c’est un cap difficile pour lui. La dispute avec moi est en lien avec cela. Ça peut mal tourner avec ses « collègues », ça a failli mal tourner récemment, très mal tourner d’ailleurs. Il est surveillé par la police et ne peut pas sortir de France. Il verra... Il n’est pas en difficulté. Il aime la chasse, la pêche, la nature. Sa vie en ce moment, c’est comme une cure thermale. Il se refait une petite santé en vivant dans la norme. Quelque part, il découvre une nouvelle vie, qui durera ou pas. L’avenir le dira. Nous devons nous revoir pour parler des combats de coqs...


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