Le second procès de « l’ultra-gauche »

Un monde de tristes clowns
Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#399, le 16 octobre 2023

« Frédéric, indigné, s’écria : - ‘‘Pas du tout, c’est un très honnête garçon !’’ – ‘‘Cependant, Monsieur’’, dit un propriétaire, ‘‘on n’est pas honnête quand on conspire !’’. La plupart des hommes qui étaient là avaient servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, s’épargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force. »

Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale

1/ Le 22 septembre 2023, le Parlement canadien a rendu un hommage unanime à un ancien combattant d’une division S.S., la division « Galicie », qui regroupait des nationalistes ukrainiens ayant choisi de se placer sous les ordres des Nazis afin de combattre l’Armée rouge et d’exterminer les « partisans » et les « juifs ». L’ancien S.S. en question, un Ukrainien ayant gagné le Canada après la guerre, aujourd’hui âgé de 98 ans, avait été présenté au Parlement comme un héros de la résistance nationaliste ukrainienne lors de la seconde guerre mondiale. Les parlementaires canadiens ont donc cru bien faire en lui rendant un hommage solennel au nom des valeurs de la démocratie canadienne et, au-delà, de toutes les démocraties parlementaires occidentales. C’est après que des associations juives se sont indignées de l’hommage rendu à un vieillard ayant servi dans la S.S que la réalité est apparue dans sa cruelle nudité aux parlementaires canadiens : ils avaient applaudi les faits d’armes d’un Nazi. Il ne restait plus aux dirigeants canadiens qu’à présenter leurs excuses et à plaider leur innocence, selon le motif convenu : « responsables, mais pas coupables ». Ils ignoraient en effet que ce prétendu héros de la résistance ukrainienne durant la seconde guerre mondiale était en réalité un ancien combattant d’une division S.S. C’est « embarrassant », concéda le chef du gouvernement canadien. Mais l’erreur est humaine, et il ne conviendrait pas de donner du grain à moudre à l’horrible propagande de Poutine, lequel justifie en effet son agression militaire en arguant que l’Ukraine est gouvernée par des Nazis…

Il est vrai que, à tout prendre, Poutine ferait peut-être mieux d’envahir le Canada… Car enfin, on veut bien croire que les élus canadiens sont de fieffés ignorants, mais il est tout de même difficile d’avaler qu’un tel hommage ait pu être organisé par les plus hautes instances de l’Etat sans que quelqu’un ne se demande, à un moment ou à un autre, quels pouvaient bien avoir été les faits d’armes d’un héros du nationalisme ukrainien durant la seconde guerre mondiale, d’autant plus s’il s’est agi de combattre l’Armée rouge entre 1941 et 1945. A moins d’ignorer que les armées nazies ont lancé l’assaut contre l’Union soviétique en franchissant la frontière qui sépare la Pologne de l’Ukraine, et que les nationalistes ukrainiens ont aussitôt rallié la force de frappe nazie dans l’espoir de se libérer d’une part du joug soviétique, d’autre part de la présence juive et, dans une moindre mesure, polonaise, il est clair qu’un héros du nationalisme ukrainien entre 1941 et 1945, c’est très probablement un sympathisant S.S., sinon un fervent S.S. Et de fait, le cas des immigrés ukrainiens ayant gagné le Canada après la guerre est similaire à celui des immigrés allemands réfugiés en Amérique du Sud : neuf fois sur dix, il s’agit ou bien de Juifs, ou bien d’anciens S.S. accueillis discrètement afin de servir la lutte contre le communisme. Et comme très peu de juifs ukrainiens, sinon aucun, ont embrassé la cause du nationalisme ukrainien entre 1941 et 1945, le « héros » en question risquait donc fort d’être un ancien S.S.

Il ne s’agit évidemment pas de suspecter de nazisme quiconque soutien la cause ukrainienne dans la situation actuelle, celle d’une agression armée de l’Etat Russe. Mais il s’agit de rappeler qu’il y a donc différentes manières d’apporter son soutien à cette cause : une première manière consiste à se rallier corps et âme à la mythologie nationaliste ukrainienne, au point d’applaudir à l’unisson un ancien S.S. en le présentant rétrospectivement comme un « héros » ; une autre manière est celle, non de la démocratie parlementaire canadienne, mais de la mouvance que la linguistique policière nomme « ultra-gauche » : tissée de réseaux internationalistes, la mouvance dite de « l’ultra-gauche » réunit des militants politiques de tous les pays, et bâtit des solidarités, qui s’attellent parfois à opposer une résistance armée aux agresseurs, par exemple en Ukraine, ou, dans un contexte différent, au Rojava. Je renvoie le lecteur, sur ce point, à la ligne de LM.

S’il s’agit donc bien, pour la mouvance dite de « l’ultra-gauche », de soutenir la résistance armée des Ukrainiens à l’agression dont ils sont les victimes, il s’agit toutefois de le faire dans une perspective internationaliste, progressiste et antifasciste. En regard, l’approche des démocraties parlementaires est d’une autre facture : elle consiste à vous faire applaudir un ancien S.S., puis à s’en excuser, en arguant qu’on ignorait le passé un tantinet équivoque de ce « héros ». Il n’empêche que le mal est fait : vous avez applaudi. En d’autres termes, bon gré mal gré, vous êtes mouillés jusqu’aux oreilles. C’est une stratégie mafieuse bien rôdée. En l’occurrence, l’opération a donc consisté à instiller dans les esprits des parlementaires une vérité historique qu’il leur faudra bien accepter de digérer : la défense de l’Occident a été un mot d’ordre nazi. Et si vaincre la tyrannie de Poutine exige aujourd’hui d’applaudir un ancien S.S., comme la lutte contre le communisme a exigé hier d’abriter la crème de l’appareil politique nazi, eh bien, ma foi, applaudissons !

2/ Le 2 octobre 2023, Mediapart publie les images des caméras de vidéos surveillance qui ont enregistré l’agression dont a été victime le dénommé Hedi dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023. Suite aux blessures gravement invalidantes constatées sur un jeune homme qui n’avait pas commis la moindre infraction, quatre policiers de la BAC ont été mis en examen, et l’un d’eux, auteur d’un tir de flashball, à moins de dix mètres, dans la tête d’un jeune homme qui s’enfuit, avait été placé en détention provisoire. Il fut cependant rapidement libéré, suite aux soutiens de nombreux de ses collègues, du syndicat Alliance, et de la plus haute hiérarchie, puisque le 23 juillet le directeur général de la police nationale avait apporté son soutien aux quatre policiers de la BAC mis en examen. Il est vrai qu’à les entendre, ils avaient interpellé un individu suspect qui s’est vite avéré menaçant, si bien qu’ils avaient été contraints de le mettre hors d’état de nuire avant de l’abandonner mourant sur le trottoir.

Le problème est que leur version des faits est réfutée par les images des caméras de vidéos surveillance obtenues par Mediapart, images qui confirment en revanche la version de la victime : Hedi a croisé la route de quatre prédateurs dans une rue isolée ; il a eu le mauvais réflexe de fuir, ce qui a déclenché l’agressivité instinctive des prédateurs ; il aurait pu y laisser sa peau, il s’en sort avec une partie du crâne en moins.

Contrairement à un argumentaire « gauchiste » qui tient parfois davantage du réflexe que de l’analyse, le dispositif de vidéo surveillance qui émaille le territoire urbain s’avère donc extrêmement précieux pour lutter contre les prédateurs. Car les faits sont là : la police française abrite les pires voyous. Certes, il y a toujours eu de bons et de mauvais flics. Mais en l’occurrence, le soutien qu’a apporté l’institution policière au comportement de ces quatre fonctionnaires doit mettre les yeux en face des trous : les caméras de vidéos surveillance protègent les citoyens des agissements de la police, ou du moins les protègent de leur version des faits.

3/ Hélas pour Libre Flot et ses amis, dont le procès s’est ouvert le lendemain 3 octobre, nulle caméra de vidéos surveillance ne pourra, dans leur cas, réfuter la version des policiers de la DGSI, corroborée par le Parquet anti-terroriste, puisqu’on ne leur reproche pas un acte, mais une « intention ». En outre, il se trouve que cette fois le ministère de l’Intérieur a le soutien inattendu de Mediapart, dont les journalistes en charge du dossier se sont évertués à accréditer, au moins en partie, la version policière : dès septembre 2019 paraissait dans Mediapart un article fort singulier au sujet de la dangerosité supposée des « revenants » du Rojava (voir l’article de LM #207 « Mediapart intoxiqué par la DGSI ») ; et le biais adopté est poursuivi dans un récent article relatif à l’ouverture du procès en question, car contrairement à ce qu’écrit le journaliste de Mediapart, ce n’est pas un « procès compliqué », où le dossier de l’accusation présenterait des « forces » et des « faiblesses », c’est une mécanique répressive dirigée contre les combattants internationalistes du Rojava, les résistances écologiques, les mouvements sociaux et la ligne antifasciste au sens le plus large.

Car qu’est-ce que l’affaire dite des « inculpés du 8 décembre » ? C’est un assemblage hétéroclite de sept personnes qui ont pour point commun d’avoir été proches de Libre Flot et de ne pas avoir témoigné, dans leur existence, d’une aspiration sans borne à servir les intérêts du Capital ; ils auraient, pour certains, exprimé une haine alcoolisée de l’institution policière ; d’autres auraient participé à la création d’une sorte d’explosif et joué à la guerre dans le cadre d’une activité de loisir. Et c’est à peu près tout. Mais cela suffit à leur prêter une « intention » terroriste, quand bien même aucun plan d’action, aucune cible n’aurait jamais été arrêté. Mieux encore : l’arrestation, l’inculpation et l’emprisonnement (pour certains) ont été ordonnés en urgence, car la prétendue association de malfaiteurs en vue de commettre une action terroriste était sur le point de se dissoudre avant même d’avoir été montée ; il fallait donc les inculper avant qu’ils ne renoncent trop manifestement à réaliser le projet d’action terroriste que la DGSI s’évertuait à leur prêter. Bref, l’inculpation repose sur du vent, le seul et unique « passage à l’acte » dont on puisse charger, ou soupçonner les inculpés, la seule preuve tangible de leur dangerosité potentielle étant le fait, celui-ci avéré, de l’engagement de Libre Flot auprès des YPG dans le Rojava, où il a pris les armes contre Daesh. C’est ce qu’écrivaient noir sur blanc les journalistes de Mediapart dès le 1er septembre 2019 : « Ces derniers mois, les services de renseignement se sont inquiétés à plusieurs reprises de ‘‘la menace’’ représentée selon eux par ces ‘‘activistes d’ultra-gauche’’, qu’ils soient militants marxistes ou anciens zadistes, de retour du Rojava ». C’est donc bien le cœur de l’affaire : les hommes et femmes qui ont embrassé la cause du Rojava et combattu aux côtés des YPG contre Daesh représentent une « menace ». Il suffit dès lors qu’ils concoctent un feu d’artifice, expriment leur haine de la police lors d’une soirée alcoolisée, ou qu’un individu identifié comme un militant de « l’ultra-gauche » copine un peu trop avec Libre Flot pour que la DGSI, qui met sur écoute de tels supposés « terroristes », passe à l’acte et leur pourrisse littéralement la vie, le plus longtemps possible.

Autrement dit, si on veut bien m’accorder que combattre Daesh, c’est combattre une horde de criminels enragés, alors il s’ensuit que la morale de l’histoire est la suivante : si vous assistez à un viol dans le métro, et que vous ne quittez pas votre siège, faisant comme si de rien n’était, vous êtes un bon citoyen, qui s’en remet exclusivement à la police ; mais si vous intervenez et que vous vous opposez physiquement à une horde de criminels, vous représentez une « menace » aux yeux des services de renseignement, de l’institution judiciaire et du ministre de l’Intérieur, l’inénarrable Darmanin qui, dans les pas d’Alliot-Marie lors de l’affaire Tarnac, a assuré aux Français que dans cette nouvelle affaire d’un supposé « terrorisme » fomenté par l’ « ultra-gauche », les fonctionnaires de la DGSI « protègent la République contre ceux qui veulent la détruire ».

Telle est donc la leçon à tirer de ce second procès de « l’ultra-gauche », après celui des « inculpés de Tarnac » : dans une démocratie occidentale digne de ce nom, un bon citoyen, c’est un caniche. S’il présente un autre visage, c’est une « menace », et bientôt une menace « terroriste », à mesure que l’impératif d’équivaloir la citoyenneté à la disposition domestique de la race canine s’accroît.

Car ce n’est pas en ignorant que Libre Flot a pris les armes contre Daesh que cette machination policière a été montée ; ce n’est pas non plus bien qu’on sache qu’il a pris les armes contre Daech ; c’est très précisément parce qu’il a pris les armes contre Daesh que Libre Flot a été arrêté et inculpé, et que ceux qui ont eu le malheur de le fréquenter d’un peu trop près ont été emportés avec lui. Dont acte.

4/ Le 7 octobre 2023, après que le Hamas a perpétré en Israël un crime sordide, témoignant le plus clairement du monde du nihilisme essentiel de cette organisation politico-militaire, dorénavant assimilable à Daesh, une polémique a surgi dans le monde politicien français : Mélenchon et ses lieutenants ont refusé de qualifier le Hamas d’organisation « terroriste ». Or ce refus serait chargé de sens. Car les mots, Mesdames et Messieurs, ont un sens. Darmanin, après avoir évoqué des modes opératoires, lors des manifestations de novembre 2022 contre la bassine de Sainte-Soline, qui relèveraient selon lui de « l’éco-terrorisme », et après s’être félicité de l’inculpation pour « terrorisme » de Libre Flot et de six de ses connaissances, s’indigne donc haut et fort du refus de Mélenchon de prononcer le mot « terrorisme » au sujet des tueries perpétrées par le Hamas, et l’essentiel de la classe politique s’indigne avec lui.

Quel monde de tristes clowns, décidément.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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