Le petit monsieur

Eléa Ma

paru dans lundimatin#300, le 16 août 2021

Il était une fois, entre hier et après-demain, il y aura quelques siècles, un tout petit monsieur qui avait peur de tout. Il vivait dans un vaste palais, entouré de vivres qu’il conservait précieusement et consommait avec la plus extrême modération afin de ne pas être obligé de se risquer à sortir dans le monde, lequel était sans aucun doute, absolument effrayant, violent et incertain. Il en était résolument certain. Sa mère-épouse essayait de le rassurer, de le contenir, en vain. La peur débordait, indomptée, sans forme ni contour.

Malheureusement, les ressources vitales stockées dans le palais diminuaient jours après jours et l’angoisse du petit monsieur allait grandissant à mesure de l’essor du risque de manquer. Une nuée d’angoisses potentielles habitaient désormais le corps du petit monsieur. Il avait encore rétréci, enserré dans son enveloppe catatonique. Le jour fatidique approchait. Le petit monsieur retint son souffle et passa la porte du palais.

Fortement ébloui il fut saisi de stupeur découvrant un monde étrange, bruyant, coloré plein de voltes, de courbes et de volutes. Les habitants du monde paraissaient insouciants. Ils ne percevaient pas le danger, riaient et faisaient des choses futiles et inutiles. C’était terrifiant. Il fallait faire quelque chose. Ordonner le monde. Sauver les autres et prévenir le risque.

Le petit monsieur entreprit alors de bâtir des cases afin de donner des contours à ce monde incertain. Il convainquit les habitants du monde, qui découvrirent ainsi la peur, et tous ensemble ils imaginèrent, dans un soucis de précision toujours plus raffiné, les cases, les lignes et les contours qui leurs permettraient de vivre en sécurité. Et de mettre chaque chose et chacun à sa place. Les siècles passaient, la vigilance de tous avait permis une adaptation en continu des lignes et des cases qui correspondaient désormais à toutes les hypothèses envisageables. C’était la fin du potentiel. On ne risquait plus l’incertitude. Enfin ! C’était rassurant.

Le rythme du monde était léthargique et la mélodie atone. Le climat avait changé. Les couleurs s’étaient effacées d’elles-même et sous l’effet des pluies lacrymales.

Un événement incongru vint toutefois perturber l’état du monde. Un monstre joyeux et multicolore, surgit d’un passé révolu s’écrasa sur le monde telle une comète fantasque. Son dialecte criard, aigu et saccadé se répandit en onde fractale, musicale et vibratoire ce qui eu pour effet de modifier très légèrement l’axe du monde. Les cases commencèrent à se fissurer suscitant la terreur du petit monsieur et l’inquiétude des habitants du monde, percevant désormais leur servitude volontaire sous un angle imperceptiblement autre. Une vague violente secoua le monde entier. Certains habitants capturèrent le petit monsieur, responsable de tout.

Le monstre du passé révolu organisa une fête qu’il nomma carnaval durant laquelle il revêtit, tour à tour une grande variété de masques et costumes. Pendant les festivités, il accomplit un rituel sacrificiel un peu sanglant au terme duquel le petit monsieur perdit la tête. Acéphale, il fut invité par les habitants, qui avaient repris des couleurs et du poil de la bête, à rester dans le monde afin de cultiver le jardin des horreurs, un lieu spécial situé à équidistance des confins, des bords et du centre du monde, tapissé de miroirs. Et pour garder un œil sur lui.

La légende raconte que palais devint un lieu de fête perpétuelle et les habitants reprirent leur vie millénaire et voluptueuse. En forme d’archipel, il recommencèrent à murmurer sur les frontières. Et à rire, aujourd’hui comme jadis et demain. Et de façon toujours renouvelée.

Eléa Ma

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