Le féminisme comme hologramme

« Twerker avec les vivants plutôt que moisir avec les cadavres »

paru dans lundimatin#256, le 29 septembre 2020

En même temps qu’une ardente critique interne du féminisme, rédigée par une italienne née au 21e siècle, lundimatin vous offre la possibilité de réviser vos connaissances sur la pop italienne des années 70 à nos jours.

[Article tiré de l’excellent site Machina et traduit par nos soins. Illustrations : « Les Pétroleuses », bidouillage en bois, filet et plastique récupérés sur les plages et ailleurs par Léon Layon.]

Chères féministes, ceci n’est pas une lettre d’adieu, parce que pour se dire adieu il faut s’être aimées ou du moins s’être plu. Ceci est une lettre de distanciation, comme celle qu’on peut écrire au Père Noël, quand on comprend que c’est une réalité imaginaire, ou peut-être celle qu’on écrit à l’hologramme d’un passé qui, heureusement, n’est plus. Avant tout, je vous remercie, bien entendu, je le fais de manière sincère, parce que vous avez contribué au dépassement du passé. Mais je voudrais aussi essayer d’éteindre le projecteur qui dans le présent continue à projeter cette pellicule photographique qui nous empêche de parler, de réfléchir, de suivre notre route.

Alors, chères féministes, vous continuez à nous casser les ovaires (c’est comme ça qu’il faut dire, non ?) sur le manque de conscience de nous autres jeunes par rapport aux grands idéaux de vos luttes, de vos mots d’ordre anhistoriques, de vos théories dogmatiques, et même sur l’absence de conscience de notre corps et de notre sexualité. Notre corps, eh oui, pas le vôtre, parce que vous parlez pour toutes, vous vous arrogez le droit de nous représenter, pauvres agnelles égarées. Mais vous, femmes conscientes et émancipées, qui dans les années 70, avaient mené les luttes qui nous permettent à nous, ingrates, d’avoir des droits et une vie meilleure, qui continuez à nous reprocher de ne pas combattre le patriarcat comme vous l’avez fait, vous, est-ce que vous avez déjà écouté les chansons des années 70 et 80 ? Les filles qui ont plus ou moins mon âge et moi-même, nous n’étions pas encore nées, ni dans les années 70, ni dans les années 80. Mais nous en avons étudié quelques-unes de ces luttes, et nous avons écoutées quelques-unes de ces chansons, donc là, au moins, nous parlons un peu en conscience.

En 1978, Raffaella Carrà chantait, Tanti Auguri (« Tous mes vœux ») : « Comme c’est bon de faire l’amour de Trieste jusqu’en bas / comme c’est bon de faire l’amour, je suis prête et toi/ Tous mes vœux à qui a beaucoup d’amants/ Tous mes vœux à la ville et à la campagne » Ecoutez-la, la Raffa, tandis qu’elle se dandine avec arrogance dans ses mini-jupes étincelantes et ultra-courtes : « L’important, c’est de le faire avec qui tu en as envie, toi ». Pardonnez-moi si je ne me suis pas agenouillée devant l’icône de Carla Lonzi et si je n’ai pas liturgiquement craché sur Hegel, mais il me semble que la pop, justement parce que phénomène de masse, nous explique beaucoup mieux les comportements féminins moyens des 40 dernières années. Je crois donc que beaucoup de femmes s’identifiaient à la chanson de n’importe quelle Carrà justement parce qu’elles faisaient librement l’amour de Trieste jusqu’en bas, ou en tout cas, estimaient légitime de le faire.

Quelques années plus tard, au milieu des années 80, au Festivalbar (pas à la Maison des Femmes [mythique lieu féministe romain NdT] ou dans un Centre social), Giuni Russo ne s’inquiétaient pas davantage du père : « Ma mère ne doit pas le savoir/Elle ne doit pas le savoir/Je veux aller à Alghero/En compagnie d’un étranger.Sur des plages ensoleillées/Parle-moi en silence/Avec des regards languides » Et allons-y, foutons-nous de la gueule de la vieille emmerdeuse : « Je suis encore à Alghero/En compagnie de l’étranger/Les courses effrénées/Sur des motos chromées/Les soirs d’été/Quel scandale seule à Alghero/Seule à Alghero/Avec un étranger/Ma mère ne doit pas le savoir/Ne doit pas le savoir » Même la sobre Fiordaliso, image du retour au privé, de celle qui ne veut pas la lune, donne comme un fait acquis la liberté féminine, fût-ce celle de « rester à l’écart à rêver/Et ne de plus penser à toi » Bref, « avoir plus de temps pour moi » et toi « ne me cherche plus jamais », la liberté « d’aller faire l’amour/mais sans l’attendre de toi ».

Le malheureux Massimo Ranieri, pendant ce temps, pleurnichait sur « la perte de l’amour », ramassait, désespéré, les tessons de la vie, se frappait la tête contre les murs, rampait pour demander pardon. A l’opposé de l’impertinente Raffa qui, dix ans auparavant, dans une mer de paillettes, conseillait , désinvolte, à ses amies : « Et s’il te quitte/Tu sais ce qu’il faut faire/Trouves-en un autre plus beau/Qui n’a pas de problèmes ». Dès le début des années 80, Marco Ferrandini avait compris que le monde allait dans une autre direction, que la domination masculine avait été mise en crise. Avec Teorema, il composait ainsi la chanson de l’« homme blessé » non pas par une simple déception amoureuse mais par une liberté féminine en train d’échapper au contrôle patriarcal. Et alors disait Ferrandino à son imaginaire ami mortifié, si tu es là à lui dire que tu l’aimes, si tu lui écris des chansons d’amour, si tu lui envoies des roses et des poèmes, si tu en viens carrément à lui donner le jus de ton cœur, à la faire se sentir importante, à lui donner le meilleur de ce que tu as, si tu es un tendre amant, si tu es toujours présent, si tu résous ses ennuis, alors, « sois sûr qu’elle te quittera/Qui est trop aimé ne donne pas d’amour/Et sois sûre qu’elle te quittera/Qui aime le moins est le plus aimé, on le sait » Ce genre de choses marchait bien quand c’était le mâle qui commandait, maintenant celles-là, elles vont faire l’amour de Trieste jusqu’en bas et adieu l’obéissance. Et donc : « Prends une femme/Traite-la mal/Fais-la attendre des heures/Disparais et quand tu l’appelles/Fais-le comme une faveur/Fais-lui sentir qu’elle est peu importante/Dose bien amour et cruauté/Essaie d’être un amant tendre/Mais hors du lit, pas de pitié ». Pour conclure ensuite, désespéré, que sans amour, l’homme n’est rien.

Voilà, chères amies féministes, cette chanson de Ferrandi est celle du potentiel féminicide, là-dessus, je pense que nous convergerons. Mais la violence qu’il exprime n’est pas celle de quelqu’un qui veut maintenir sa domination, mais de quelqu’un qui sent que la domination lui glisse entre les doigts. Ce n’est pas la violence du patriarcat, c’est la violence de sa crise. Ce n’est pas la violence affirmatrice du fort, c’est la violence réactive du faible. J’ai l’impression que vous, ça, vous ne voulez vraiment pas le comprendre, ou peut-être avez-vous peur de l’admettre. C’est comme si soutenir que le patriarcat a été enfin mis en crise vous ôtez votre raison de vivre. Alors que ce sont justement les luttes féministes, les luttes des femmes qui le mettent en crise. C’est comme si, au moment où vous les avez conquises, cette liberté et cette force que vous revendiquiez vous faisaient peur.

A ce point, mes sévères maîtresses, d’une voix probablement tremblante d’indignation, vous m’énumèrerez les cas de femmes victimes de l’oppression masculine, en Italie et à travers le monde. Du calme, du calme, ok, je ne le nie pas, mais évidemment que c’est comme ça. Toutefois le patriarcat ne désigne pas seulement l’oppression masculine, mais bien une oppression masculine qui faisait système dans le cadre capitaliste. Aujourd’hui, elle ne fait plus système comme avant : c’est, justement, une violence réactive, une violence de la crise du système, tout comme cette chanson du misérable Ferrandini. Ce qui ne retire rien à l’importance du thème, au contraire : la violence réactive est encore plus féroce, aveugle, dangereuse.

En vous disant ceci, j’avoue comprendre pourquoi vous êtes si inquiètes : nous pourrions arriver à la conclusion que le féminisme comme nous l’avons connu jusqu’ici n’est pas éternel. Exact, c’est ce que je pense. Le féminisme est une expérience historiquement déterminée. Comme tous les cycles de lutte et les praxis qui leur sont liées, il a un début et une fin. Pendant une certaine période, par exemple, la lutte des classes et le socialisme ont marché ensemble, ou plutôt le socialisme était la forme d’organisation de la lutte de classes. A partir d’un certain moment, après la première guerre mondiale et la crise de 29, ce lien s’est dissous, jusqu’au point où le socialisme est devenu une forme de gestion du capitalisme. Il avait en fait cessé d’exaspérer les contradictions du capitalisme, et commencé à les résoudre. A travers le socialisme, les ouvriers n’avaient plus pour objectif de renverser le système du patron, mais avaient la possibilité de prendre sa place. Maintenant, au risque de blasphémer, je dirais les choses ainsi : la question du genre est au féminisme ce que la lutte des classes est au socialisme.

Je me trompe ? J’exagère ? Peut-être. Mais discutons-en, au lieu de nous limiter à émettre des excommunications.

Ce que je veux dire, c’est que cette perpétuelle auto-relégation dans la position de victimes impuissantes, sexuellement maltraitées - qui en fait est très proche du discours sexiste qui étiquette les femmes comme des êtres émotifs et faibles – finit par organiser le monde en termes binaires : comme si les femmes étaient toujours en opposition aux hommes, dans une sorte de conspiration masculine internationale, tramée dans des structures de pouvoir monolithiques. Comme si le patriarcat était toujours nécessairement domination masculine. Les thèmes de la question de genre doivent être au contraire constamment mis à l’épreuve de la matérialité des rapports de force, du dévoilement des dispositifs de classes, des asymétries de pouvoir sur lesquelles s’appuie le déploiement du capitalisme, diversement de ce que nous nous racontons avec les petites histoires de « sororité » - construction discursive basée sur une idée sociologique de l’identité de l’oppression féminine, comme si être femme était automatiquement synonyme d’impuissance et de condition victimaire.

Chaque jour, je vais au travail dans une des innombrables coopératives de gestion de l’accueil, celles dont les gens de gauche, pour ménager leur mauvaise conscience, disent qu’elles aident les réfugiés et qui en réalité constituent la rentable marchandise d’un business plan. Sur mon lieu de travail, mes chefs sont des cheffes, toutes femmes, féministes en plus. Avec moi, pour me faire avaler un salaire de merde, des horaires fous et des heures supplémentaires non payées, elles n’utilisent pas le bâton patriarcal, mais la caresse matriarcale. Et je vous garantis que c’est bien pire. Au début des années 90, quand je suis née, on parlait de féminisation du travail : pourquoi avons-nous peur de parler de la féminisation du pouvoir, du devenir femme du capital ?

Les femmes sont plus libres, mais quel genre de liberté est-ce ? C’est le nœud autour duquel, je crois, pourrait être repensée la question du genre, au-delà du féminisme. La liberté chantée par Raffaella Carrà et Giuni Russo, conquise par les luttes et les comportements de masse, est une liberté ambigüe : une liberté de libération et en même temps une liberté libérale. Il me semble qu’il y a peu de doute sur le fait que c’est la seconde qui a prévalu. Et, si nous ne voulons pas nous concentrer sur le passé, il suffit en fait de regarder les icônes pop d’aujourd’hui : les gamines chantent toutes Chadia Rodriguez, qui affirme, désinhibée : « Je n’ai pas besoin que tu paies le dîner/Emmène-moi sur la balançoire/Baby je ne suis pas Marie Madelaine/Je ne suis pas une nana à l’ancienne/J’aime aussi ta nana/Amène-là et amène une amie/Et puis que Dieu nous bénisse », et encore « Zéro mec/Zero ex/Zéro avis/Zéro stress/Mangeused’hommes ». Chadia Rodriguez serait-elle le symbole de l’aventure de l’émancipation féminine au 21 siècle ? Sûrement pas. Et si continuer à insister sur l’envie de plus de liberté libérale, comme le font ces composantes du féminisme qui se déclarent radicales et remplissent leurs communiqués de lettres et d’acronymes, ne fait que renforcer nos chaînes, se limiter à réprimander par moralisme la « fausse » liberté des « mangeuses d’homme » à la Chadia Rodriguez, comme le font les féministes traditionnelles conduit à mettre sur le même plan marchandisation et comportements potentiellement conflictuels ou partiellement autonomes. Ma distance par rapport au féminisme tels que nous le connaissons désormais, est donc la même que celle que je rencontre chez tant de filles de mon âge, qui remplissent en grand nombre les rues avec des « Toutes ensemble » et désertent les assemblées. Parce que la rue est une occasion de rencontrer d’autres personnes, en se contrefoutant de l’hologramme idéologique qui a appelé à la manifestation ; les assemblées sont une autoreprésentation d’un milieu politique épuisé et donc un peu grotesque, une vilaine copie de ces parlements qu’elles contestent en paroles mais qu’au fond elles désirent.

Pour repenser la question du genre, nous devrions alors essayer de rester dans cette ambiguïté, c’est-à-dire dans la subjectivité concrète des filles et des femmes pour qui une telle question est à la fois un instrument d’auto-affirmation individualiste et de nouvelles possibilités collectives, d’ascension sociale sur le marché capitaliste et d’indisponibilité à faire, ou de refus de faire ce qu’autrefois faisaient les hommes (et que, soyons claires, pour une bonne part, ils continuent à faire). Pourquoi ne pas tenter de transformer l’ambiguïté en contradiction sur un champ de bataille ? Je crois qu’on a un grand, très grand besoin de ça. A moins de vouloir rester prisonnières du choix dystopique entre le souvenir ironique de l’austère Nilde Iotti et le twerking d’Elettra Lamborghini. Parce que si vraiment, il n’y avait pas d’autre option, point, il vaudrait mieux se mettre à twerker avec les vivants que moisir avec les cadavres.

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