Le conflit n’est pas une agression

Sarah Schulman
[Note de lecture]

paru dans lundimatin#402, le 6 novembre 2023

Ce livre m’a surpris. Je savais qu’il traitait de conflits et d’agressions, particulièrement au sein des relations amicales, amoureuses et des groupes, mais je ne m’attendais pas à y découvrir un chapitre entièrement consacré à l’agression israélienne contre Gaza… en 2014. « Des relations intimes aux politiques globales, Sarah Schulman fait le constat d’un continuum : individus comme États font souvent basculer des situations conflictuelles dans le registre de l’agression, criminalisant leurs opposants pour couper court à la contradiction et échappant ainsi à leur propre responsabilité dans les conflits. » (Extrait de la présentation de l’éditeur.)

J’ai donc commencé à le lire en pensant à des conflits auxquels j’ai moi-même parfois participé – pas toujours à bon escient – ou à d’autres qui affectent, autour de moi, des groupes communautaires et/ou des collectives militantes, et en me disant que j’y trouverais peut-être des réponses aux questions que posent ces conflits, particulièrement : pourquoi et comment s’aggravent-ils souvent au point de devenir insolubles ? et quoi faire afin de prévenir ce genre d’évolution, ou, après-coup, tenter de réparer les dégâts ?

Le livre, qui se veut « manifeste réparateur » (c’est le titre de son introduction, placée sous l’égide de James Baldwin : « On ne peut pas changer tout ce que l’on affronte mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas »), est construit en trois parties. La première, « Le soi conflictuel et l’État abusif » (on pourrait aussi écrire état avec une minuscule, je pense) comprend quatre chapitres qui s’ordonnent en une progression qui va des relations intimes encadrées, amoindries voire empêchées par ces « modes réducteurs » que sont les contacts virtuels – emails et SMS – jusqu’à la criminalisation du VIH au Canada, en passant par l’intrusion de l’État au sein des communautés et le recours à la police trop fréquent en cas de conflit. « En amour : le conflit n’est pas une agression » est le titre du premier chapitre. Il pourrait paraître anodin étant donné la gravité des problèmes abordés par la suite dans le livre. Pourtant, dans les relations intimes se discerne déjà la mécanique à l’œuvre dans les phénomènes affectant des groupes sociaux plus larges, jusques et y compris des peuples et des États. Ce qui ne devrait pas nous surprendre si nous n’avons pas oublié cette vérité proclamée par le mouvement féministe : « l’intime est politique ». Sarah Schulman décrit dans ce chapitre comment la facilité de communication offerte par Internet et la téléphonie mobile contribuent à empêcher… la communication : en effet, après avoir donné des exemples de « ruptures [entre ami·e·s, amant·e·s] par mail » – (« Et ne m’écris plus jamais. »), elle souligne que ces moyens (emails, SMS) « ne donnent pas accès à la succession des émotions qui adviennent lors d’une communication en face à face ». Elle se prend à rêver que tout échange négatif par email ou SMS « soit systématiquement et obligatoirement suivi d’une conversation de visu ». En effet, « le refus de communiquer a toujours été la cause principale des accusations mensongères car il permet de nourrir toutes sortes de fantasmes négatifs à propos de l’autre, surtout dans des domaines symboliquement chargés tels que la sexualité, l’amour, la communauté, la famille, les ressources matérielles, les identités de groupe, le genre, le pouvoir, le capital social et la violence ». Refuser de parler directement avec quelqu’un·e en cas de conflit crée les conditions d’une exclusion et l’on voit dans les chapitres suivants : « Se défaire de l’intime : l’État et la production de la violence » et « La police et l’instrumentalisation de la souffrance », quelles peuvent en être les conséquences. Ces titres sont assez parlants en eux-mêmes. Sarah Schulman montre ici que l’acte d’accusation est trop souvent instrumentalisé pour mettre fin à un conflit qui aurait pu se résoudre autrement, à condition que ses protagonistes puissent bénéficier de l’assistance et de l’écoute attentive et bienveillante d’un groupe d’ami·e·s ou de membres de leur communauté. Il ne s’agit pas de prétendre, loin de là, qu’il n’existe pas d’agressions caractérisées – particulièrement de forts contre les faibles, soit, en contexte patriarcal, d’hommes contre les femmes et les enfants – mais de reconnaître 1) que tout conflit n’est pas une agression : dans un conflit, il y a deux parties, et probablement des moyens d’en sortir autrement que par l’exclusion, voir la criminalisation de l’une des deux ; et 2) qu’en cas d’agression, le recours à la police et à la prison ne font qu’ajouter de la violence à la violence et de la souffrance à la souffrance. Pire, une travailleuse sociale de New York citée par Schulman explique que très souvent, ce sont les agresseurs qui ont recours aux institutions répressives, et leurs victimes qui en font les frais : « Il est de plus en plus fréquent que les coupables appellent la police, se lancent dans des actions légales, envoient des lettres d’avocat·e·s, menacent de demander ou demandent une ordonnance de protection. Ces actes découlent de leur volonté de contrôle. De fait, ils et elles cherchent par tous les moyens à éviter de revenir sur leurs comportements, leur histoire ou leur implication dans le conflit. Les personnes qui se montrent violentes et abusives sont difficiles à faire condamner, tandis que des innocent·e·s sont reconnu·e·s coupables chaque jour. »

Le chapitre 4 sur « La criminalisation du VIH au Canada » illustre à la perfection une proposition avancée par Sarah Schulman quelques pages auparavant : « La différence entre un conflit et une agression s’illustre par la différence entre une lutte de pouvoir et le fait d’avoir du pouvoir sur quelqu’un. Le conflit peut s’assimiler à une lutte de pouvoir, tandis qu’une agression ou une maltraitance passe nécessairement par un phénomène de domination unilatérale. » C’est bien ce qu’il s’est passé au Canada. Une série de décisions de justice ont établi la responsabilité pleine et entière des personnes séropositives en cas de contamination (d’ailleurs, même sans qu’il y ait nécessairement contamination) de leurs partenaires sexuel·le·s. Ce qui signifie que ces dernier·ière·s étaient « vierges », si j’ose dire, de tout soupçon, et surtout, exonéré·e·s de toute responsabilité, et considérées comme « victimes » ; et donc que que l’État s’immisce dans les rapports sexuels, partageant entre coupables (les personnes séropositives) et innocentes (les séronégatives), la charge virale constituant le seul critère de culpabilité… Exit tout autre rapport entre les personnes, toute responsabilité partagée d’une relation à deux. Sarah Schulman fait justement remarquer que dans le cas de rapports ayant abouti à une grossesse non désirée, les géniteurs n’ont pourtant jamais été considérés comme coupables, ni même responsables… c’est, dit-elle, une « criminalisation de l’expérience humaine », soit des rapports entre personnes qui sont ainsi soumis au « contrôle gouvernemental », et cela très souvent, hélas, avec la participation des « victimes » qui n’hésitent pas à porter plainte contre un partenaire qui ne les aurait pas informées de sa séropositivité.

Après cette première partie consacrée à toute une série d’exemples concrets des dégâts produits par la confusion entre conflit et agression et l’ingérence de l’État jusqu’au cœur des relations les plus intimes, la deuxième, « L’incitation à l’escalade », s’arrête sur les ressorts psychologiques des comportements d’agression. « À force de réfléchir et de travailler sur ces processus d’escalade, j’ai fini par comprendre, écrit Schulman, qu’ils émanaient le plus souvent de l’une ou l’autre des positions suivantes : le statut de dominant·e et la position de traumatis·é·e. J’ai été frappée par la similarité des comportements qui découlent de ces deux expériences différentes. »

« L’idéologie de la domination » est un « refus de connaissance ». Comme le développait Elsa Dorlin dansSe défendre, les dominant·e·s n’ont pas vraiment besoin de réfléchir sur le monde et les rapports avec les autres : tout va bien pour elleux, il ne leur « arrive rien », comme dit l’autre et, tandis que d’autres, qui n’ont pas la bonne couleur de peau, sont sans cesse harcelé·e·s par la police (contrôles « au faciès »), elleux vaquent tranquillement à leurs affaires. Les dominant·e·s pensent donc, ou font comme s’ils jouissaient d’un droit « naturel » à ne pas se poser de questions. Mais à l’inverse, dit Schulman, des personnes qui ne se sont pas remises d’un traumatisme refusent aussi de se poser des questions, mais dans leur cas, « ce refus est lié à la peur panique que leur moi, déjà fragile, ne supporte pas d’être questionné ; que la chose qui les fait tenir– peu importe de quoi il s’agit – ne tolère aucune souplesse ». Et « c’est peut-être parce que la domination des un·e·s est à l’origine des traumatismes des autres que les deux fonctionnent en miroir. Et, bien évidemment, beaucoup des agresseureuses ont été/sont également des victimes ». Et voici ce qu’elle ajoute un peu plus loin :

« En cherchant à pointer les similarités de comportements entre personnes traumatisées qui se livrent à des projections [besoin de contrôler leur entourage actuel] et personnes dominantes imbues d’elles-mêmes, j’en suis arrivée à la conclusion que les unes comme les autres avaient besoin et envie, pour se sentir à l’aise, de dominer. Les origines de ces besoins sont pourtant très différentes. Les traumatismes sont souvent causés par des comportements dominateurs. La plupart des violences physiques et des abus sexuels qui ont lieu dans la famille sont liés aux mécanismes de la domination masculine. L’oppression étatique est souvent enracinée à la fois dans la domination masculine et dans la suprématie blanche ou, dans le cas d’Israël, dans la domination juive. Le racisme, le colonialisme et l’occupation sont tous des systèmes fondés sur la domination. Ces deux entités totalement différentes, le traumatisme et la domination, opèrent en résonance à l’intérieur du même système et comportent des similarités. Et, bien entendu, ces deux impulsions peuvent coexister à l’intérieur d’un même corps. »

Ce besoin de contrôle, de domination, va de pair avec une pensée délirante, qui fabrique des monstres : « À l’origine du refus de l’information, de la connaissance et de la communication dans le but de rester en situation de contrôle absolu, réside la croyance qu’il existe un soi humain et un autre non humain : un spectre, un monstre. [Pour reprendre l’exemple de la criminalisation du VIH : soi humain = moi, personne séronégative « innocente » ; spectre, monstre = mon/ma partenaire séropositive que je m’empresse de vouer aux gémonies – et accessoirement aux tribunaux ; ou celui d’Israël/Palestine : point n’est besoin d’insister en ce moment sur la diabolisation du Hamas – et donc des Palestiniens, ces « animaux humains », par la propagande israélienne.] L’insistance à ne pas vouloir accepter la valeur de l’autre en portant des accusations repose sur l’illusion que le contrôle échappe à tout jugement, qu’il est neutre et relève du cours naturel des choses. »

Caractéristiques de ces processus d’escalade sont cette pensée délirante qui va de pair avec son propre déni tout aussi délirant, mais aussi les « mauvaises familles », les mauvaises communautés qui, au lieu de tenter une désescalade, encouragent la violence en ne contredisant pas ce délire, voire en l’aggravant par la diffusion d’approximations, d’information biaisées, confuses, voire de mensonges purs et simples. Dès lors, il suffit d’un « élément déclencheur » suivi d’un réflexe de « fuite maniaque » [en avant] pour transformer un simple conflit en agression : « La réaction déclencheuse qui a) ne laisse pas le choix ; b) ne laisse pas place à la prise en compte des événements, des causes, des justifications, des contextes et des résultats ; c) nie toute responsabilité dans les conséquences que l’acte peut avoir sur les autres et dans sa participation à l’escalade du conflit ; et d) fait l’impasse sur l’autocritique, est à l’origine de violence sociale et personnelle et cause une grande souffrance. Comme cela a été démontré, le déferlement de violence qui surgit avec la surréaction ne fait qu’aggraver le problème. »

Afin d’interrompre ces processus d’escalade, il faudrait pouvoir mettre en œuvre une stratégie de temporisation, dit Schulman. Prendre son temps, tout le temps nécessaire et, à cette fin, pouvoir s’appuyer sur une communauté : « une relation, un cercle amical, une famille, une identité de groupe, une nation ou des gens qui encouragent la réflexivité et cherchent des alternatives à l’accusation, à la punition et à l’agression ».

La troisième partie du livre est consacrée à ce que Sarah Schulman appelait déjà un « génocide » auquel elle et ses correspondant·e·s sur Twitter et Facebook assistaient « en temps réel » au moment même où elle écrivait son livre : Gaza écrasée sous les bombes de l’opération « Bordure protectrice » menée par l’armée israélienne entre été 2014. « Fin août, écrit-elle, à Gaza, la guerre a fait plus de 2000 morts […]. La plupart de ces victimes sont des civil·e·s, parmi lesquel·le·s de nombreux·ses enfants. À cela, il faut ajouter 10000 blessés. […] Un quart des Gazaoui·es se trouvent sans foyer, la majeure partie de la région est littéralement en ruines. Israël a détruit la centrale électrique, ce qui a eu pour effet de priver les habitant·e·s d’électricité, d’empêcher le traitement des eaux usées et de contaminer l’eau. Les destructions comprennent également une université, de nombreuses mosquées, la plupart des hôpitaux, 146 écoles et deux abris antibombes gérés par l’ONU, remplis de civil·e·s, alors que l’ONU avait transmis à Israël leurs coordonnées à dix-sept reprises pour le premier, et trente-trois fois pour le second. Les maladies se répandent de manière endémique ; partout, il y a des corps. Aux États-Unis, le Sénat a voté à cent voix contre zéro en faveur d’un soutien à Israël, et le président Obama a octroyé 225 millions de dollars d’aide supplémentaire. »

La lecture de ce chapitre, aujourd’hui, me laisse glacé d’horreur. Sans même parler des massacres perpétrés à Gaza depuis 2014, ce qui se passe en ce moment pourrait être décrit quasiment avec les mêmes mots. Il faudrait juste changer les noms des responsables américains. Netanyahou lui, est toujours là. Ah oui, bien sûr, il faudrait aussi changer les chiffres des morts, des blessés et des destructions. À la hausse. La faute aux animaux humains du Hamas, n’est-ce pas ?

Lisez Sarah Schulman, cela en vaut la peine.

Dimanche 5 novembre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

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