Le cinéma, l’insurrection du temps

« Vers un avenir radieux » de Nanni Moretti
Pierandrea Amato

paru dans lundimatin#390, le 6 juillet 2023

Détruire Œdipe, l’illusion du moi, le fantoche du surmoi, la culpabilité, la loi, la castration…
Deleuze-Guattari, L’anti-Œdipe

Pour cette poignée de pages, j’avais d’abord imaginé proposer ce titre : « Être impitoyable avec soi-même : le communisme comme libération ». Il me semblait correspondre, sans (même) trop y penser, à la capacité du dernier film de Nanni Moretti, Vers un avenir radieux, d’évoquer un livre bien connu, probablement le plus grand aboutissement théorique de Mai 68, L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, où l’on peut lire un passage scabreux sur la dynamique du désir : « Un investissement inconscient de type fasciste, ou réactionnaire, peut coexister avec l’investissement conscient révolutionnaire ».

N’importe qui devient fasciste, sans même le savoir, lorsqu’il emprisonne dans son propre désir, dans son propre regard, dans sa propre Loi, le désir de l’autre. Bref, il y a les fascistes politiquement fascistes et il y a les fascistes, parfois encore plus dangereux que les premiers, qui sont (presque) insoupçonnables. Il n’est certes pas facile de rendre compte de cette attitude, particulièrement chère à l’homme blanc ; elle est intériorisée, il faut donc y travailler, faire les bonnes rencontres, adopter un autre regard, un peu halluciné, voire devenir des enfants, à la limite un peu obtus, en croyant aux histoires qui brisent le cours irréversible de l’histoire.

Le dernier film de Moretti semble concevoir une question aussi élémentaire qu’abyssale : comment cesser d’être réactionnaire quand on croit sur le papier et au cinéma qu’on ne l’est pas ? Comment se débarrasser de soi-même, de cette forme d’arrogance qui fait de nous ce que nous sommes (des êtres tendanciellement malheureux) ?

Que faire ? Sans doute oser une forme de sévérité envers nous-mêmes si grande qu’elle en devient même naïve. Être impitoyable avec soi-même, d’abord et avant tout, afin que tout autre exercice critique soit admissible, plausible, tolérable. Mais ce n’est pas tout : ce n’est que grâce aux images, au cinéma en l’occurrence, que cette impitoyabilité envers soi-même peut éviter de devenir une forme d’autosatisfaction. Si l’image est toujours le nom d’une différence (d’abord et avant tout avec la réalité), cette différence est toujours une illusion, un rêve, une image sur laquelle il est possible de tenter de modeler sa propre réalité. Mais avant de faire face à soi-même, il est indispensable d’imaginer qu’on peut le faire ; en trouvant une image qui puisse esquiver notre image qui (nous) rassure tant.

Dans la condensation de la catastrophe généralisée contemporaine, politique et humaine, collective et personnelle, alors qu’il devient même difficile d’imaginer des issues cyniques ou auto-consolatoires au désastre et que le « réalisme capitaliste » triomphe partout, Moretti imagine enfin de prendre congé de lui-même ; il rêve de cesser d’être celui à qui il faut avant tout obéir (comme ses acteurs devraient invariablement le faire, et nous aussi, spectateurs, pris dans les mailles inoxydables de ses règles, de ses jugements, de ses idiosyncrasies). Moretti est fatigué de la prison qu’il a construite de ses propres mains autour de lui, et la seule façon de se débarrasser sérieusement de soi n’est pas de regarder ailleurs, mais au contraire d’exaspérer les choses jusqu’à leur paroxysme pour laisser apparaître le contraire, entrevoir un dépassement, afin de faire exploser sa propre identité, sans la faire regretter. Il ne s’agit plus, comme l’aurait fait Moretti dans le passé, de contraster le temps présent, ses distorsions, mais de le dépasser, d’être plus radical : le temps serait venu d’en finir avec ce « je », lui aussi, fabriqué grâce à cette prétendue opposition dialectique.

Dès la première scène de son film, Moretti se met à profaner ses propres profanations (par exemple, un type de chaussures). Ce qui est ridicule, ce n’est pas quelqu’un qui ne sait pas qu’il y avait des communistes en Italie, mais quelqu’un qui fait des conférences sur la présence des communistes en Italie. La situation est désagréable parce que Giovanni, le réalisateur interprété par Nanni Moretti aux prises avec un film consacré au traumatisme de l’invasion soviétique de la Hongrie en 1956, se révèle être un professeur si sentencieux et si banal qu’il rend insupportables non pas les ignorants, mais ceux qui exposent leur culture d’une manière aussi didactique. D’ailleurs, comme le rappelait souvent Deleuze, plus « on s’est trompé dans la vie, plus on donne de leçons ».

L’apothéose de l’intention du film consistant à ronger Moretti de l’intérieur se produit probablement lorsque Giovanni, sur le plateau de tournage de la première œuvre que sa femme produit indépendamment de son mari, intervient pour arrêter un meurtre prévu dans le scénario de ce film d’action (on le laisse faire : comme pour témoigner de l’insignifiance mélancolique de cette irruption). Il est plus fort que lui : le réalisateur doit se mettre en scène et donner une énième leçon. Il ne peut pas se retenir : nous aurions affaire à une violence capable de ne rien dire, de nous laisser passifs et de déclencher une terrible crise éthique et esthétique. Ce que nous subissons est pénible : Moretti ne nous épargne rien et il ne s’épargne rien, comme s’il voulait s’humilier à l’extrême. Son intervention est épuisante, personne ne l’écoute, il ne parle qu’à lui-même : c’est un spectacle ridicule, pénible, puéril. La critique moralisatrice de la violence est en réalité au moins aussi violente que la violence qu’elle est censée décourager : c’est un jugement de Dieu qui étouffe, qui d’en haut, en ridiculisant l’autre, juge et condamne. La convocation grotesque d’une série d’intellectuels prestigieux, de savants et d’architectes de renommée mondiale, censés confirmer l’hypothèse de Giovanni, n’est rien d’autre que le masque de l’intellectuel public Moretti, qui nourrit la société du spectacle, tout en semblant la critiquer constamment, et qui favorise l’accumulation de la marchandise immatérielle de la société informelle. Pathétique ! Heureusement, le cinéma, avec Martin Scorsese, que Giovanni sollicite pour participer à ce débat ennuyeux sur la violence, ne peut être atteint : le cinéma, le grand cinéma, est différent (du moins : il devrait l’être). Il doit prendre du recul, refuser de partager la foule des opinions, ne pas craindre, même dans sa grandeur, la minorité (tant pis pour les 194 pays où Netflix est diffusé !), l’anonymat. S’il a quelque chose à dire, le cinéma le dit autrement, c’est-à-dire avec les images, en inventant des histoires qui n’ont rien à voir avec l’histoire parce qu’elles sont appelées à la subvertir, en ayant une tâche politique extraordinaire et difficile : faire rêver, même faire voir, qu’il aurait pu en être autrement.

On a l’impression que, contre tout sens et toute chronologie, Vers un avenir radieux est le premier film de Moretti ; à tout le moins, c’est son premier film hors de l’histoire : il la suspend et la renverse. En dehors de son histoire, de son identité, des consolations qu’il nous a toujours offertes. Plus précisément : c’est le film qui précède et dépasse tous ses films parce qu’il tente de racheter les images de la philosophie/loi de Moretti alors que, sans crier gare, le désir commence à circuler.

Imprégné de lui-même, de ses idées, de ses images, de ses inhibitions, de ses rituels, de ses répétitions (la couverture de son film de 1981, Sogni d’oro, reproposée comme un simulacre), Giovanni/Moretti peut reconnaître que ce n’est pas le cinéma des autres qui le dégoûte, mais le sien : les images qu’il imagine sont terribles parce qu’elles sont appelées à mettre en scène une idée, la vérité, le pouvoir (du moi), un ordre des choses. A un certain moment, presqu’à la fin, le réalisateur interrompt le tournage de son propre film : la scène, dit-il, est affreuse, prévisible, parce qu’elle correspond à ce que l’on connaît déjà, à ce que l’on a déjà vu, à ce qu’on attend de moi.

Mais ce n’est pas encore suffisant : au lieu de laisser mourir Ennio, secrétaire d’une section du Parti Communiste dans un quartier de Rome, le Quadraro, qui se ronge entre la fidélité au parti et la solidarité avec le peuple hongrois – comme le prévoyait le scénario du film dans le film –, la fin prend une tournure inattendue. Cela ne peut se produire qu’après que Giovanni/Moretti se soit idéalement suicidé devant ses acteurs, ses amis, ses parents.

Le film sur le cirque hongrois au Quadraro pendant les événements de Hongrie ne se termine pas grâce à l’intervention d’un producteur, sympathique, tricheur et français, bref, grâce à un type humain que nous avons toujours connu, mais avec des producteurs coréens inconnus, jeunes et engagés dans la traduction, jusqu’à l’excès, de la langue de l’autre. En somme, la libération de nous-mêmes, de notre identité apparemment immuable, ne peut être matériellement perturbée que par l’irruption traumatique de l’autre, de l’inconnu.

Moretti, comme Pinocchio au milieu de ses Aventures, finit par être pendu, parce que son cinéma ne résiste pas à la mort, à la mélancolie, à la tristesse, à la catastrophe du présent. Mais, comme le disait Deleuze, un acte de création est avant tout un geste pour résister à la mort et pour donner forme à un peuple qui n’existe pas (alors que, jusqu’à aujourd’hui, Moretti a probablement toujours considéré son peuple/public comme allant de soi). Bref, Moretti doit mourir pour échapper à la perception de la fin infinie liée au temps présent, capable de déclencher une gigantesque désolation dans nos existences (comme le pasolinien Stracci dans La ricotta qui doit mourir « pour rappeler à tous qu’il est vivant »). Qui meurt ? Le réalisateur, l’homme, le mari, le père, l’intellectuel qui commente tout. En mourant, il traverse la mise en scène du cinéma, pour enfin commencer à laisser exploser le cinéma, jusqu’à l’insensé.

Comme si la vérité d’une histoire, y compris celle du communisme italien, n’était pas liée à la réalité, à l’histoire précisément, mais à un regard sur ce que nous sommes devenus, pour nous émanciper et émanciper les autres, pour libérer, plus essentiellement, le désir du désir de celui qui désire pour toi (L’Anti-Œdipe : « Le désir ne ‘‘veut’’ pas la révolution, il est révolutionnaire par lui-même et comme involontairement, en voulant ce qu’il veut »). La naïveté flagrante, révolutionnaire, du rêve est le visage du désir non fasciste : il suffit, dans le film que Giovanni tourne dans le film, qu’Ennio se présente sous les fenêtres de Togliatti – le secrétaire du Parti Communiste Italien de 1938 à 1964, dirigeant aussi de la Troisième Internationale inféodée à Staline – et revendique un nouveau communisme, pour que tout soit subverti. Tout apparaît alors imprégné d’un extraordinaire trait apollinien : comme dans les rêves, toute chronologie saute, le temps se contracte, se dilate, n’a plus de sens : même l’impensable peut arriver en un instant, aussi soudainement. Vers un avenir radieux, en effet, est une suite de réveils : des soubresauts qui annoncent qu’il n’y a rien de plus révoltant dans la vie que de se révolter contre soi-même ; un élan pour une révolte encore plus grande.

Vers un avenir radieux est un film qui veut racheter le passé ; ou mieux : c’est un film qui veut faire en sorte qu’il y ait un surplus de passé capable de favoriser une sortie de son arrogance. C’est la raison pour laquelle, dans la marche finale, Moretti convoque, un peu au fil de l’eau, sans chronologie préméditée, des acteurs de ses anciens films qui peuvent à nouveau repartir.

Comme l’a montré Walter Benjamin, dans ses célèbres Thèses sur l’histoire (1940), la praxis révolutionnaire, pour se tourner vers l’avenir, vers l’avenir de la révolution, pour que la révolution soit vraiment révolutionnaire, et pas seulement l’aboutissement du processus historique, mais aussi une forme de rupture sans compromis, doit d’abord se retourner vers l’arrière, libérer le passé de lui-même, de sa nécessité, pour que les vaincus ne soient pas vaincus une fois pour toutes. Ce n’est que si le passé est racheté que le bonheur est légitime et que, pour Benjamin, la lutte pour le communisme a un sens.

La tâche des images est précisément celle-ci : donner à voir l’impossible. Il devient alors même possible que Togliatti participe à un cortège de drapeaux rouges effrontément hostiles au stalinisme. Des drapeaux très anciens et, en même temps, tout à fait neufs, comme si on les voyait pour la première fois : des draps rouges fort particuliers, qui rappellent celui que tient dans ses mains Charlot dans les Temps modernes. Un morceau de tissu rouge tombé à terre qui, repris par un homme peu recommandable, est capable de coaguler, à l’improviste, un peuple qui n’existe pas. Ainsi, un communisme des vagabonds, de ceux qui sont là par hasard, sans conscience et sans doctrine, sans histoire, d’acteurs consumés par le temps, sans attaches, bouleverse la logique de tout pouvoir, de toute identité et de toute histoire. En survivant à sa propre fin, Moretti ne fait que permettre au devenir – un autre temps dans le temps – de faire irruption dans l’histoire. Autrement dit, il laisse éclore l’inimaginable, ce qui, à son tour, est une autre façon de dire le désir de devenir autre chose que ce que l’on est.

Le communisme, avant toute chose, est vraiment une opposition radicale au fascisme lorsqu’il est la forme d’une séparation, lorsqu’il encourage et organise une différence avec soi-même afin que l’on puisse inventer une communauté sans pères, sans maîtres, sans directeurs de nos vies. C’est la communauté de ceux qui, comme l’écrivait Georges Bataille, n’ont pas de communauté et sont donc appelés à l’imaginer, voire à la créer, à lutter pour son existence, en sachant qu’il n’y a aucune garantie pour sa survie mais que n’importe qui, comme le voulait Lénine, peut rêver d’être Lénine et organiser des bandes de résistants. Pour Moretti, s’il n’est jamais trop tard pour abandonner le stalinien qui sommeille en nous, il ne faut pas renoncer à chercher le léniniste que nous pouvons trouver à l’extérieur de nous.

Pierandrea Amato

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