Le cercle de la merde

Une petite fable pour le grand retour d’Hanouna

paru dans lundimatin#486, le 1er septembre 2025

C’est un constat que chacun peut faire, à toute échelle et dans tout endroit : l’humiliation est le pivot autour duquel s’ordonne et se hiérarchise l’ordre du monde, notre quotidien. Pour le dire autrement et en faire un concept politique : la condition de possibilité du capitalisme, c’est une certaine organisation de l’humiliation. Pour célébrer le grand retour sur le petit écran de Cyril Hanouna, nous publions cette fable remarquable : Le cercle de la merde.

Il était une fois une ville où les habitants n’avaient plus de places publiques, plus de tavernes, plus de bibliothèques. Ils s’étaient tous rassemblés dans un immense hangar de verre, planté au cœur de la cité comme une cathédrale de substitution. Le hangar brillait nuit et jour, car ses murs étaient couverts d’écrans et de milliers d’ampoules qui ne connaissaient pas le repos. Certains habitants l’appelaient « la Maison de la Joie », ce qui, à force, finit par sembler vrai à la plupart. Chaque soir, à la tombée du jour, le peuple s’y pressait avec la régularité d’une messe qui aurait perdu son dieu mais conservé sa liturgie. Ils venaient y voir le maître de cérémonie, un homme jovial, si fier de n’avoir aucun tabou qu’il en avait fait sa marque de fabrique. On le surnommait Le Grand Ami : non seulement parce qu’il s’était proclamé l’ami universel, mais aussi parce qu’il entretenait avec le propriétaire des liens si étroits qu’on hésitait parfois entre la connivence et la promiscuité. Aussi avait-il logiquement hérité du titre de gardien de la Maison. Autour de lui gravitaient ses compagnons, une troupe si docile qu’on eût dit des chiens de garde ayant trouvé le bonheur paradoxal de remuer la queue dans leur propre laisse.

Le Grand Ami ne frappait personne, il riait seulement, et savait, d’un haussement d’épaule, remettre chacun à sa place, c’est-à-dire en dessous. Sa troupe se faisait appeler les Amis (c’était écrit sur le générique, preuve irréfutable). Leur fonction était presque noble dans son apparente banalité : offrir, chaque soir, une dose convenable d’humiliation recyclable. On pouvait broder à l’infini : blâmer un tic de langage, une chemise trop voyante ou encore l’ombre d’une sympathie pour les classes laborieuses. Mais il serait injuste de parler de tyrannie : la Maison n’imposait rien, on y entrait comme on signe une police d’assurance - de son plein gré, mais sans lire les clauses. Penser n’était d’ailleurs pas requis, personne ne s’y rendait pour cela. Chaque Ami savait qu’il fallait déposer sa dignité aux vestiaires : exister, ici, c’était trouver l’insulte ou l’invective le plus rapidement possible. Les coups pouvaient pleuvoir sans contrainte, pourvu qu’ils s’abattent sur le physique ou les fréquentations, jamais sur l’éthique ni sur le raisonnement. Les adolescents, assis au premier rang, observaient avec minutie. Ils notaient presque comme à l’école : quelle économie de mots pour qu’une moquerie blesse sans excéder ? À quel moment placer le haussement d’épaule ? Quelle dose de connivence pour que la moquerie ne se transforme pas en crime ? La Maison, soucieuse de pédagogie, offrait d’ailleurs les modules adéquats.

Autour de la Maison, le monde tournait avec son anarchie coutumière. À Pau, un notable nommé François s’entraînait à débattre avec lui-même : on le vit un soir, dans une salle paroissiale, se donner raison de la main droite et tort de la main gauche, puis inverser le mouvement - grand moment d’arbitrage solitaire qui fit douter ses derniers fidèles. Dans une autre aile du bâtiment, un cuisinier au bandeau, prénommé Philippe, hurlait sur des restaurateurs sans idée afin de leur transmettre, par la pédagogie de l’injure, la dignité des grands feux. Dans la salle des miroirs, qu’on appelait Black Mirror par goût du clin d’œil, on jouait des pièces courtes où l’on s’automutilait avec un sens rare de l’économie : chaque goutte de sang, comptabilisée en direct, assurait quelques points d’audience, prouvant que l’on ne souffrait jamais pour rien, du moins à l’écran. Plus loin, dans un espace réservé aux expériences, un docteur appelé Milgrom proposait à qui le voulait des décharges non létales : nul ne désirait vraiment appuyer sur le gros bouton, mais chacun, pour se prouver libre, ne pas décevoir le technicien et surtout se divertir, acceptait de presser le petit. L’expérience s’avérait concluante, si l’on en jugeait par la file des volontaires, toujours croissante. Dans la tribune VIP (d’où l’on voyait sans être vu), les Propriétaires Invisibles - milliardaires discrets mais constants - faisaient inscrire leurs initiales sur des plaques anonymes que personne ne lisait, car chacun les connaissait déjà : S***, D***, B***, M***, B***. Ces lettres suffisaient à rassurer : elles rappelaient que le rire avait ses mécènes et la post-vérité ses comptables. Le Grand Ami levait alors les yeux vers la galerie et, sans distinguer leurs visages, agitait la main en signe de loyauté. Il savait ce qu’il devait à ces philanthropes.

Dans l’aile orientale, on projetait à heures fixes et sur écran géant les meilleurs extraits géopolitiques du jour. Le public y retrouvait souvent un curieux personnage couleur d’ocre, disposant disait-on de la plus grande armée du monde. Il prétendait vouloir n’inquiéter personne puisque, lui aussi, se déclarait l’ami de tous (si ce n’est les mexicains qui étaient, selon lui, tous des voleurs et des violeurs). On le voyait plaisanter sur l’accoutrement de chefs d’États africains ou orientaux, interrompre des pourparlers de cessez-le-feu pour commenter une cravate mal choisie, ou encore rebaptiser théâtres, mers et détroits selon son goût personnel, comme s’il s’agissait de jouets. L’homme osait tout : jusqu’à proposer sa candidature au Prix Nobel de la Paix au moment précis où il laissait faire un génocide. A part quelques autocrates personne n’y comprenait grand-chose, et quand on ne comprend rien, c’est sans doute qu’il s’agit, encore une fois, de « loyauté ». La foule, parfois hésitante, finissait toujours par applaudir : ce n’était pas très sérieux, mais cela faisait office de monde. Après tout, n’était-il pas naturel que le plus grand marchand d’armes se présentât comme apôtre de la paix, tout en continuant de livrer sa marchandise aux quatre coins du globe ?

Au sous-sol se trouvait la salle des balances, où l’on rejouait sans fin le vieux commerce des vies. On y discutait doctement de la fameuse théorie du mort mélanine. Si les derniers intellectuels de gauche qualifiaient cette théorie de néonazie, le Grand Ami préférait la nommer « hiérarchie des pertes », car son devoir le contraignait, aimait-il répéter, à l’objectivité. Tel colon affirmait qu’une existence d’ici équivalait à cinquante de là-bas - chiffre considérable, mais prononcé avec un tel aplomb qu’il en devenait presque crédible. D’autres, plus tatillons, révisaient la cote à la baisse : deux Ouïghours pour un Chinois, à condition bien sûr d’admettre qu’un Caucasien pesât dix Asiatiques. Dans une annexe, les non-humains - arbres, insectes, rivières - faisaient déposer, par l’intermédiaire de quelques avocats marginaux, des plaintes pour humiliation globale. On les rangeait soigneusement au rayon des « éco-tracas ». La Maison de la Joie, bonne fille, promettait d’en rire plus discrètement aux heures de grande canicule.
Je me souviens aussi d’un sociologue renommé - appelons-le B. - venu un jour avec des statistiques et des idées. Mais la lumière de la Maison lui fut fatale : grotte inversée, elle l’aveugla. Il parla de domination, on coupa au montage. Il s’embrouilla dans une phrase, on en fit un best of. Les élèves, attentifs, prirent note : penser n’était plus requis. On en convint à l’applaudimètre. Tout cela, répété avec ponctualité, finit par produire un effet anthropologique inédit. Les habitants, presque tous, se mirent à imiter la Maison. On n’échangea plus d’arguments : on adopta des postures. La critique, jadis dirigée vers le haut - patrons, gouvernants - se déversa désormais sur le proche : voisin, collègue, camarade, sœur ou frère de malchance. Un penseur l’avait jadis formulé : la gauche commence par penser le monde, puis sa rue ; la droite fait le chemin inverse. On prit, par fatigue, le trajet le plus court. Ce fut une joie pauvre, mais immédiate.

On s’étonna du nombre de télés-réalités qui germèrent comme plantes grasses : individus contre eux-mêmes, amours transformés en duel, duels privés d’enjeu, pseudo-enjeux traduits en votes sms. Le miracle consista à persuader que rien de tout cela n’humiliait vraiment personne, puisque chacun signait un formulaire et souriait à la sortie avec son chèque. La chaîne des humiliés rappelait ces colliers d’école où l’on enfile une perle après l’autre, jusqu’à ce que le fil cède. Et lorsque le fil céda, on conclut que nul n’y pouvait rien, hormis peut-être l’ouvrier responsable d’avoir fourni des fils trop fragiles (il n’est pas d’époque qui n’aime pas un bouc émissaire industriel).

Pendant ce temps, les adolescents devenaient experts. Ils savaient, d’expérience sûre, que la moquerie réchauffe là où les passions se sont éteintes, et que l’insulte protège mieux qu’un manteau. Ils avaient appris aussi que se ridiculiser soi-même devance toujours la main d’autrui : l’autodérision comme gilet pare-balles. Certains y excellaient, gagnant en visibilité ce qu’ils perdaient en sommeil. Peu à peu, les adultes commencèrent à imiter les adolescents, chacun s’imitant sans savoir pourquoi, comme si tout geste familier suffisait à confirmer sa propre existence. Peu à peu, les habitants se mirent à rivaliser de petites cruautés codifiées, non par méchanceté, mais par habitude, par désir d’appartenance. Un soir d’été, un ado de 45 ans appelé JP monta seul sur la petite scène latérale où l’on laissait les amateurs tenter leur chance. Il avait toujours accepté qu’on se moque de lui ; il croyait, pour des raisons qu’il jugeait imparables, qu’il n’existait que par là. Il commença son numéro puis, comme si le protocole exigeait une offrande ou un sacrifice, il dépassa la mesure. Le public rit d’abord, par fidélité à la Maison. Quand le rire retomba, il resta un silence inhabituel, que les régisseurs n’avaient pas prévu. Le Grand Ami fit un signe ; l’émission reprit, mais l’air semblait plus dense. La semaine suivante, on convoqua des experts d’âmes qui expliquèrent que la faute n’incombait à personne - formule qui, dans la Maison, tenait lieu d’acquittement général. Les Propriétaires Invisibles rappelèrent qu’ils soutenaient depuis toujours la liberté de rire et la libre circulation des images (libertés qu’ils chérissaient d’autant plus qu’elles se traduisaient en recettes). On posa une plaque à la mémoire de JP dans la salle des balances, entre deux Ouïghours ; et l’on promit d’ajuster les curseurs d’empathie aux heures de grande affluence.

On aurait pu, bien sûr, remettre la Maison à sa place - un théâtre parmi d’autres -, et rebâtir des places pour les dialogues lents, rouvrir des universités pour les disputes longues, réapprendre la noblesse des duels d’arguments, réorganiser le courage pour qu’il remonte, du palier, vers le patron et le prince. Mais la tonalité affective avait changé et « les artistes avec idées » – il fallait bien leur trouver un nom – ne parvenaient plus à obtenir de subventions. Dans ce monde pour le moins étrange, où l’on dévaluait toute pensée, toute vie non humaine, toute politique considérant l’Autre, il arrivait que l’on meure sans que personne ne soit directement responsable. Il est même possible que l’on ne cessât de mourir - « tous ensemble ». Ce fut le prodige de la Maison de la Joie : diluer la responsabilité jusqu’à la rendre buvable.

Je n’ai pas, pour finir, de morale ni de solution toute faite. Les fables honnêtes se contentent d’un plan. Le voici :

  1. On a supprimé les places publiques et l’on a gagné une Maison.
  2. On y a contracté, sans le lire, un contrat social sado-masochiste.
  3. On a sous-traité la pensée à la musique des jingles.
  4. On a appris à rediriger la colère vers le plus proche, faute d’outils pour l’orienter vers le haut.
  5. On a entretenu une chaîne des humiliés où chacun, croyant dominer, s’infériorise.
  6. On paie tout cela avec une monnaie légère qui s’appelle ricanement - ce qui sonne creux circule aisément.
  7. De temps à autre, un prénom tombe du fil ; on baptise une salle de son diminutif, et l’on remet la musique.

Si nous souhaitions, un jour, inverser la machine, il suffirait peut-être d’un geste banal : rire autrement. Non pas moins, mais autrement. Partager des rires contre le pouvoir plutôt que contre le proche. Rire avec pour respirer, non contre pour écraser. Redonner aux duels leur noblesse perdue : l’enjeu, le risque, la possibilité d’avoir tort. Rouvrir des places. Autoriser la lenteur.

Tout cela semble aujourd’hui déraisonnable ; mais les villes, comme les fables, manquent souvent de rationalité. Quant à la Maison de la Joie, elle restera ce qu’elle est : une grande fabrique d’échos où l’on entend, très distinctement, que nous manquons de voix.

Trump, Hanouna et la fabrique de l’humiliation

La télévision française a reproduit [1], sous nos yeux, un laboratoire de la cruauté banale. Elle l’a fait sans scalpel, sans blouse blanche, mais avec des micros HF, des rires enregistrés et des applaudissements mécaniques. L’émission de Cyril Hanouna - qui se présente comme un moment de divertissement - est en vérité une école du sadisme léger, quotidien, acceptable. On y apprend à rire de la gêne de l’autre, à applaudir quand un chroniqueur bafouille, à jouir de la micro-défaite d’un prétendu ami. Cette mise en scène de la « bande de potes » est bien entendu trompeuse. Car ce n’est pas l’amitié qui s’y joue, mais sa caricature. L’amitié véritable, celle dont parlait Aristote ou Montaigne, suppose la réciprocité, la dignité, le partage d’une idée du bien, le partage d’une vision du monde. Ici, c’est une parodie : le rire commun n’unit pas, il désunit. Il ne guérit pas, il creuse. Dans l’espace d’Hanouna, l’ami est réduit à un adversaire de ring, un souffre-douleur nécessaire à la cohésion du groupe. Or ce modèle, répété des milliers de fois, enseigné soir après soir, s’est incrusté dans le rapport au monde de millions de jeunes. Qu’est-ce qu’un « ami » désormais ? Quelqu’un qu’on rabaisse pour montrer qu’on est dans le coup. Qu’est-ce qu’une « communauté » ? Un cercle où l’on survit en humiliant plus faible que soi, parce qu’on a peur de devenir soi-même la cible.

La mort en ligne de JP n’arrive pas « par hasard ». Elle s’inscrit dans cette atmosphère affective où la valeur d’un être ne se mesure plus qu’à l’aune de ce qu’il peut endurer publiquement. JP, clown triste sur Kick ou Twitch, a été englouti par la même logique que les chroniqueurs de C8 : offrir sa gêne, son ridicule, ses plaies comme un gage d’appartenance. Autrement formulé il ne s’agit pas ici d’une pathologie individuelle mais bien d’une pathologie sociale. Le sadisme qui circule sur les plateaux télé ou certains chats n’est pas né du néant. Il naît du vide. Du vide existentiel, de la pauvreté en monde. Là où il n’y a plus de vocation, plus de passion, plus de sens, reste le plaisir bas de voir autrui réduit, humilié, abaissé. Et le plus insupportable, c’est qu’on a fabriqué un voyeurisme qui ne se reconnaît même plus comme tel. L’œil collé à l’écran, l’oreille collée au casque, chacun se dit qu’il « participe », qu’il « fait partie du jeu ». Mais c’est un jeu où il n’y a pas de gagnant. Quand la plupart des êtres se maltraitent les uns les autres à longueur de journée, il est plus que probable que la maltraitance ne soit plus perçue. Il en va de même pour l’exploitation, le voyeurisme, le harcèlement.

Ce n’est pas un hasard si l’un des plus gros laboratoires de cette alchimie du vide s’appelle TPMP. C’est cela que le système Hanouna a normalisé : non pas l’amitié, mais son contraire. Non pas l’humour, mais sa perversion. Car qu’est-ce que « TPMP », sinon une école de l’avilissement ? Le rituel quotidien où la blague grasse est un couperet, où la connivence s’habille de coups de fouet, où l’amitié est jouée comme un ring de boxe truqué. Le public rit, mais rit de quoi ? De la chute fabriquée, de l’humiliation organisée, de l’infériorisation méthodique. Voilà la grande pédagogie de l’époque : apprendre à se moquer plutôt qu’à admirer, à écraser plutôt qu’à comprendre. Qu’on regarde le tragique épisode de la mort en ligne de JP qui streamait son désespoir. Tout le monde savait. Tout le monde voyait. Et personne n’a détourné le regard : on filmait, on commentait, on ironisait, on s’abonnait. C’est la preuve que l’humiliation n’est plus seulement l’arme des puissants : elle est devenue un ciment social, le liant poisseux qui unit des spectateurs fatigués dans un même rire vide, dans une même communauté de voyeurisme. Le mécanisme est simple : quand la vie perd sa densité, quand l’avenir se ferme, quand le travail n’est plus vocation mais punition, quand le monde n’est plus monde mais marchandise, alors la souffrance de l’autre devient spectacle. Les jeunes l’absorbent comme on absorbe la nicotine : par mimétisme puis par habitude. « Amitié » devient synonyme de chambrage. « Relation » devient synonyme de clash. « Lien » devient équivalent de domination réversible, chacun attendant son tour d’être humilié. La société entière s’éduque ainsi : dans le rire de hyènes qui se croient humaines.

La question n’est pas d’abord morale, elle est politique. Que devient une jeunesse nourrie à cette pédagogie ? Que devient une société qui apprend, soir après soir, que la seule passion possible est la haine ricanante, la seule énergie possible le sadisme répétitif, la seule consolation possible la souffrance d’autrui ? Il y a dans tout cela quelque chose de l’ordre du fascisme diffus. Puisque nous n’avons plus de projet, plus de vocation, plus de monde commun, alors nous consommons la vulnérabilité voire la détresse d’autrui - prolongeant par là-même la nôtre. L’humiliation est le geste d’un temps qui a renoncé à l’action, l’essence du spectacle assimilé, lassitude du désastre ou insoutenable légèreté du désêtre. Son mantra (insonscient) est : souffrir et faire souffrir plutôt que rien. La télévision, la plateforme, le stream ne se contentent plus de divertir : ils ont trouvé une énergie noire, une essence de profit, dans la déchéance mise en scène. Car dans ce Milgram 2.0., chacun est à la fois son propre bourreau, sa propre victime, comme un cobaye s’électrocutant volontairement pour ressentir quelque chose plutôt que rien. Cercle vicieux où chaque humilié - pour-ne-pas-se-buter, pour compenser, pour dénier plus facilement - devient bourreau. Le fascisme n’a pas disparu, il a mué. Chapoutot insiste : le fascisme est d’abord une rationalité politique, un imaginaire du monde organisé comme compétition permanente où la brutalité devient norme. Aujourd’hui, le néo-fascisme médiatique rejoue ce dispositif : il ne commande plus d’obéir à un chef en uniforme, il installe des dispositifs où l’humiliation et le mépris deviennent outils de divertissement. Le fascisme contemporain n’impose pas le silence, il orchestre le bruit. Il ne contraint pas les corps par la matraque, il les absorbe dans le flux des images et des marchandises. Il n’énonce plus « tu dois », mais « tu peux » : tu peux humilier, insulter, jouir de la misère de l’autre, tant que cela génère de l’attention, de l’audience, du capital. De la terreur verticale à la jouissance horizontale, du camp à la téléréalité, de la discipline à la circulation illimitée des affects bruts, société disciplinaire et de contrôle se juxtaposent et travaillent ensemble. Ou plutôt elles nous contraignent : les logiques sadiennes de calcul et de répétition ne sont plus l’apanage d’une élite perverse : elles structurent désormais la forme même du politique et du médiatique. La télé-poubelle est devenue notre Salo quotidien. L’homme qui rit en plateau et celui qui rit sur son smartphone participent de la même liturgie : sacrifier l’autre pour échapper à son propre néant. Quoiqu’on en dise, Hanouna n’est pas un amuseur et Trump n’est pas fou, ils sont bien plutôt des symptômes ou la nouvelle grammaire du fascisme. Pas le fascisme botté, mais le fascisme du rire complice, du micro humiliant, du « c’était pour déconner » généralisé. Un fascisme à bas prix qui se répercute jusque dans les cours d’école, dans les open-spaces, les streams où l’on meurt comme si de rien n’était, jusque dans tout quotidien qui souffre et subit en silence.

Au final, Hanouna, Trump et consorts ne se contentent pas de jouer avec ces ressorts : ils installent un cadre où l’humiliation n’est plus une transgression, mais une règle tacite de la culture populaire. Ils sont les prêtres grotesques d’une messe où l’on ne croit plus en rien mais où l’on consomme tout. Leur puissance ne tient pas à leur talent, mais bien au sado-masochisme diffus. À cette pauvreté en monde qui fait que, plutôt que rien, on veut du bruit, des insultes, de la honte recyclée en mèmes.

Lutter contre ces gestes de colons - aussi présents à gauche et à l’extrême gauche - est une question de survie politique et existentielle. Tant que nous resterons hypnotisés par ces autels de la bassesse, nous serons moins que bêtes. Les bêtes, elles, tuent pour vivre. Nous, nous humilions pour oublier que nous ne vivons plus.

[1Quand je dis « reproduit », je fais principalement référence aux talks shows américains et à la télé-poubelle berlusconienne.

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