Le capitalisme définitif

Carsten Juhl

paru dans lundimatin#278, le 11 mars 2021

L’article qui suit nous vient du Danemark et de la plume de Carsten Juhl, historien, traducteur et théoricien de l’art qui fonda en 1967 la section scandinave de Programme Communiste, reliée à la pensée de Amadéo Bordiga et au Parti Communiste International (PCI). Le propos est un peu sinueux : il tente de faire dialoguer la proposition récente d’Agamben de parler d’un « capitalisme communiste » pour décrire la montée en puissance du modèle chinois dans la phase actuelle avec les analyses de Mikkel Bolt Rasmussen sur le capitalisme fasciste et la situation américaine depuis quelques années. Pour cela, il fait de multiples détours par l’histoire, les insurrections des 10 dernières années, la théorie de l’art, la philosophie de Lyotard et ses reprises pas toujours heureuses dans les cultural studies américaines.

Périodisation et question américaine à partir du livre de Mikkel Bolt Rasmussen, Hegel après Occupy, Paris : Divergences, 2020. [1]

I.

Peu avant Noël, le 15 décembre, Giorgio Agamben mettait un petit texte laconique en ligne sur son site chez l’éditeur Quodlibet. Le texte avait pour titre « Capitalismo comunista » et il proposait en quelques mots une thèse sur cette période de l’histoire du capitalisme complètement contraire à celle défendue par les adeptes du « néoliberalisme » : le capitalisme de marché avait fait fusion avec le capitalisme d’État. C’est ce capitalisme d’État en Chine populaire et en Russie soviétique qui constituerait le modèle pour les formes d’organisation et de contrôle choisies en ces temps de pandémie et qui serait en train de l’emporter sur les formes occidentales et plus au moins « démocratiques » du capitalisme historique.

Il n’est pas faux, sans doute, qu’il y ait eu une espèce d’explosion de l’histoire avec l’arrivée du corona virus, mais l’explosion a eu lieu dans un monde et dans un temps déjà archi mûr et tendu vers une solution violente et totale des contradictions en place, et cela depuis des années. Mais il est sûrement vrai, qu’après dix ans d’insurrections sur la planète on aurait pu s’attendre à l’implosion économique et sociale de l’Amérique ou à une grande vague de démocratie globale partant de l’Afrique, et au lieu de quoi c’est la contre-révolution qui semble l’avoir emporté, au moins pour le moment.

Déjà en 2017, après l’élection du roi Ubu à la Maison blanche, Mikkel Bolt Rasmussen (MBR) avait publié un livre prémonitoire : La contre-révolution de Trump (traduction française : Paris : Divergences, 2019). Ce livre entamait une discussion sur la situation américaine, situation devenue aigue avec l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 : depuis quatre ans il y a eu un double mouvement surtout aux États Unis, mais aussi en Europe (j’y reviendrai) : d’une part il y a la réaction contre les formes stables de l’insurrection, à savoir Black Lives Matter et MeToo, c’est cette réaction que MBR appelle « la contre-révolution de Trump », de l’autre côté il y a la question des formes discursives et policières de cette même contre-révolution. Depuis plusieurs années on discute de la notion de « populisme » qui serait autre chose qu’un fascisme type années 20 et 30 et pas non plus un poujadisme à la française ou un qualunquismo à l’italienne. Toute une série d’« hommes d’État » ont été taxés de « populistes » ; pas seulement les plus spectaculaires comme Trump et Bolsonaro, mais aussi les anciens inamovibles comme Poutine et Erdogan ou les nouveaux arrivés comme Duterte et Macron. Mais depuis cet étrange « coup » du 6 janvier mi figue sudiste mi raisin SA, on parle de façon moins larvée de fascisme. Ainsi sur der Spiegel du 16 janvier, l’écrivain américain Siri Hustvedt a publié un ample compte rendu de la situation américaine ayant pour titre « Faschistisches Spektakel » (spectacle fasciste) où elle explique pourquoi et comment 147 membres républicains du Congrès américain constituent une mouvance de type profasciste ayant pour but de contrecarrer Black Lives Matter et de soutenir la répression policière de celle-ci. Et en effet, tout le monde, même Biden, a souligné l’énorme différence entre l’attaque contre Black Lives Matter le 1er juin 2020 mené par la police américaine devant le Capitole et la bienveillance montrée envers les bandes trumpistes le 6 janvier au même endroit.

II
Le livre de MBR Hegel après Occupy, s’applique à montrer l’impréparation d’une certaine pensée américaine de gauche à analyser ce qui se passe. L’auteur qui est un spécialiste de l’Internationale Situationniste et de l’art de régime à l’époque fasciste en Allemagne, mais aussi de la dissidence artistique aux États Unis, a choisi trois intellectuels type, dont deux qui ont publié des livres en pleine période d’insurrection sans s’apercevoir des enjeux de ces mêmes insurrections. Il s’agit de Michael Denning (né en1954), de Peter Osborne (né en1958) et du vétéran des cultural studies, Fredric Jameson (né en 1934). Leur profil théorique n’est pas le même, mais deux d’entre eux ont dû publier et se situer par rapport à ce mouvement qui a commencé le 17 décembre 2010 avec l’auto-immolation du vendeur de légumes tunisien Mohamed Bouazizi.

Jameson est hanté depuis 40 ans par la condition postmoderne et le travail de Jean-François Lyotard comme beaucoup d’universitaires anglo-américains le furent. La théorie de Lyotard leur semblait une perte de puissance critique par rapport aux prises de position de Mai et en général par rapport au gauchisme de l’époque, et ils n’ont pas apprécié le tournant éthique et esthétique commencé avec la discussion entre Jean-Loup Thébaud et Lyotard dans le livre Au juste (Christian Bourgois, 1979) paru au même moment qu La condition postmoderne (Minuit, 1979). Dans ces deux livres Lyotard préparait un passage des théories de l’aliénation et de l’Œdipe à une lecture intensive de la troisième critique de Kant et surtout à la théorie de l’art, étude déjà entamée par son grand livre sur l’art figural : Discours, Figure, Klincksieck, 1971. À partir de ce tournant « postmoderne » qui mérite un commentaire moins approximatif que celui que je viens de faire, il y a une ouverture dans la pensée lyotardienne envers le conflictuel avec Le différend (Minuit, 1983).

C’est dans ce livre qu’on lit la philosophie proprement dite de Lyotard avec sa sensibilité aux radicaux de la communication : « Il faut enchaîner n’est pas Tu dois enchaîner  » (italiques de Lyotard, p.171 dans Le différend). Ce qui arrive, l’occurrence, n’oblige pas à
 « phraser », mais impose presque « du dehors » une articulation inventive (des mots, des images, des gestes). En analogie avec la perception de la forme chez Kant qui impose un sentiment immédiat de participation à la perception, le « sensus communis ». Le sensus communis est également le titre d’un texte de Lyotard paru en 1987, donc après Le différend. Ce texte peut être inscrit dans la grande discussion en France des années 80 sur la communauté, discussion qui a commencé avec Nancy et Blanchot sur la communauté
« inavouable » (1983) pour finir avec la communauté « qui vient » (1990) de Giorgio Agamben. Si la discussion anglo-saxonne des cultural studies a raté quelque chose d’important, c’est surement la philosophie de la communauté des années 80, avec le goût prononcé de cette philosophie pour l’affirmation et son attention envers les enjeux théoriques de ce qui est commun.

Cependant, de décennie en décennie, Jameson reste plaintif. MBR se donne beaucoup de mal pour comprendre le développement de cet auteur prolifique et il me semble très indulgent envers son manque d’analyse concernant les insurrections pour ne pas parler de sa solution tout-à-fait farfelue à ce qui se passe aujourd’hui : Jameson propose une prise de pouvoir de la part de l’armée américaine au milieu d’un mouvement de révolte absolument antimilitaire et nettement pacifiste. Il suffit de suivre les textes de Judith Butler à cet égard. Des textes tous ancrés sur la force des faibles et sur la présence dans les rues américaines des exclus de tout genre, présence conçue et vécue comme une prise de conscience alternative par rapport au paternalisme et au comportement conquérant et accumulateur inhérent à « l’american way of life ». Les Notes Toward a Performative Theory of Assembly de Judith Butler (Harvard University Press, 2015) sont lucides sur la question de la présence dissidente dans les rues américaines, et l’importance stratégique des thèses de ce livre a même été confirmée ailleurs, ainsi par la multiplication des interdits de séjour pendant l’insurrection française des Gilets Jaunes 2018-2019.

En effet, il y a une infrastructure très présente de l’insurrection américaine avec une genèse commencée il y a dix ans :
Occupy Wall Street et Oakland (2011), 
Black Lives Matter - BLM (2013), 
Les manifestations Pussyhat contre Trump (2016), 
MeToo (2017), “Shooting Generation” (2018
), “We believe survivors” (2018
). Le plus internationaliste est sans doute BLM, car ce mouvement s’intéresse et se solidarise avec la question de la Palestine au moins depuis 2015.

III.
Ici il faut se tourner un moment vers la tradition obscurantiste de la politique américaine. Si les trois penseurs critiqués à juste titre par MBR sont incapables de comprendre les enjeux théoriques de la révolte de la dernière décade dans le monde, c’est aussi qu’en dehors des campus des grands universités, Hollywood et les quelques quotidiens importants de New York, Washington, Los Angeles ou Boston, la discussion reste fort plate. Trump correspond tout à fait au niveau : la liberté c’est le droit d’être armé et la sécurité sociale implique l’instauration du socialisme, le tout en plus du racisme et du machisme ambiant. À cela il faut ajouter une méfiance envers le savoir et la pensée. Il y a une histoire très documentée sur l’histoire de l’obscurantisme américain : ce sont les livres de Richard Hofstadter, par exemple Anti-Intellectualism in Americain Life (1962) et The Paranoid Style in American Politics and Other Essays (1967). Dans ces livres, ce sont les discours propres au McCarthyisme (1950-1954) et à la campagne présidentielle du sénateur républicain Barry Goldwater (1964) qui sont analysés.

Cependant, l’obscurantisme politique n’a pas seulement la vie dure, mais a aussi une tendance à la fusion avec les discours religieux de l’intimidation et de la vengeance propres à la concurrences entre sectes. Cela a produit une série de sectes d’assassins comme la Manson Family en 1967-69, Le Peoples Temple (avec le massacre de Jonestown, novembre 1978) ou l’église Branch Davidians (avec le siège de Waco en 1993). Mais je pense que c’est la première fois qu’aux États-Unis, une secte d’assassins en arrive non seulement au culte (déçu) d’un président mais aussi à faire élire un parlementaire au Congrès comme c’est le cas avec QAnon et son représentant au Capitole : Marjorie Taylor Greene. Pour eux, leurs ennemis ne sont pas seulement les Démocrates mais aussi les mouvements issus de l’insurrection américaine contemporaine comme BLM et surtout la “Shooting Generation” de 2018, le mouvement des lycéens contre le port d’armes après le massacre de Parkland en Floride.

Évidemment, MBR ne pouvait pas prévoir la forme sectaire prise par le trumpisme ces dernières années, puisque son livre La contre-révolution de Trump couvre la période avant le 20 janvier 2017. Depuis, il a écrit une espèce de suite élargie, Late Capitalist Fascism (sous presse chez Polity à Cambridge, UK). Nous avons donc deux termes pour qualifier le "temps où nous vivons" pour paraphraser le livre de Hazan et Rancière d’il y a trois ans (La fabrique, 2017) : le terme de Giorgio Agamben, « capitalisme communiste », et celui de MBR, « fascisme capitaliste tardif ».

Cela dit, la question de l’obscurantisme reste, et pas seulement aux États-Unis. Il y a un peu le même mélange de rancune et de racisme aussi en Europe ; par exemple dans La Lega en Italie, dans l’AFD en Allemagne ou dans Vox en Espagne. Mais pour le moment sans prise de pouvoir comme aux États-Unis en 2017. Et une chose est certaine : toute cette communication on-line en temps de pandémie ne lève pas le brouillard dense et paranoïaque des mensonges. En tout cas la reprise de l’analyse du capitalisme d’État et de celle du fascisme restent importantes. Revenons donc à la question de la périodisation du capitalisme, dont il est question à plusieurs reprises dans Hegel après Occupy, mais revenons-y par le détour du maoïsme...

IV.
Il peut sembler incongru d’appeler la période actuelle du capitalisme un « capitalisme communiste ». Car il est vrai que la définition doctrinale de Marx dans sa Critique du programme de Gotha détermine la première étape du communisme ou socialisme comme fondée sur l’abolition de l’argent et l’introduction des bons de travail pour assurer une distribution égalitaire des denrées nécessaires à la consommation. Et en perdant la forme prix, ces denrées perdraient également la forme de la marchandise. Le socialisme est donc sans production marchande. Or, à part des mois de « communisme de guerre » après la révolution d’Octobre (1917) et l’hiver 1936-1937 dans la commune de Barcelone (et cela semble avoir été aussi, brièvement, le cas dans la commune d’Alep-Est en 2012) le monde n’a jamais connu d’économie socialiste. Et encore moins donc d’économie communiste.

En contrepartie à cette lacune historique, cela a stimulé toute une tradition d’analyses pour montrer pourquoi la Russie ne fut pas socialiste et la Chine non plus. Cette tradition a été développée par les différents courants de l’ultra-gauche (à commencer par Socialisme ou Barbarie en France et Programma comunista en Italie) et par une partie de l’École de Francfort (et bien-sûr par les anarchistes). Il est donc étonnant – et MBR le fait remarquer à la fin de son livre – que bien qu’influencées par cette École, les « cultural studies » ne se soient pas appropriés de ce moyen d’analyse, à savoir l’économie politique. En effet, ce fut dans une émission de radio à la SFB le 3-2-1965 et à la NDR le 21-3-1965 que Theodor Adorno et Arnold Gehlen discutèrent longuement des conséquences de la simplification matérielle et technologique de la gestion « moderne » de la production des marchandises. Et à un certain moment dans leur discussion, Adorno développe l’idée que l’on peut se passer de l’argent et ainsi éviter la valeur d’échange dans l’économie. Gehlen, qui se veut très
 « empirique », répond doucement mais immédiatement que la proposition d’Adorno relève de la métaphysique ! La discussion occupe 25 pages à la fin de la Adorno « handbook » Adornos Philosophie in Grundbegriffen, publié par Friedmann Grenz chez Suhrkamp en 1974.

La grande discussion « alternative » après la seconde guerre mondiale concerna donc cette question de la gestion de l’économie distributive et le problème de la formation d’une bureaucratie étatique. Pour la critique ultra gauche et adornienne le passage de la propriété privée à une propriété étatique ne changeait presque en rien l’accumulation capitaliste et la production marchande en Chine ou en Russie : il y avait un passage de la bourgeoisie à la bureaucratie dans la direction du Capital, c’était tout.

Le même Lyotard, discuté par Jameson et MBR, avait écrit une importante postface à la publication du livre de Pierre Souyri Révolution et contre-révolution en Chine (Chr. Bourgois, 1982). Comme Lyotard, Souyri avait milité dans Socialisme ou Barbarie où il avait publié des articles remarquables encore aujourd’hui sous son nom de plume : P. Brune. Entre autres textes de cette époque il faut en noter deux, à mon avis fondamentaux, pour comprendre la question du capitalisme d’État :
 P. Brune, "La lutte des classes en Chine bureaucratique", dans Socialisme ou Barbarie, vol. IV, mai-juin 1958, pp.35-103. Et P. Brune, "La Chine à l’heure de la perfection totalitaire", dans S.ou B., vol. V, décembre 1959-février 1960, pp.58-90.

Dans son texte à lui, Lyotard relate l’histoire de leur travail en commun et de la question de comment publier les nombreuses analyses de Souyri sous forme de livre. Il paraît que les éditeurs de Paris furent un peu frileux face à la critique de la « Chine bureaucratique » dans les textes de Souyri, et lui demandèrent d’enlever les piques polémiques de sa critique du capitalisme version maoïste. Souyri commença ce travail ingrat de révision, mais finalement « le tout fut oublié dans ses tiroirs ». Et Lyotard ajoute : « Par la suite je lui reprochai souvent cette négligence, l’accusant d’être responsable d’avoir permis au maoïsme de se développer chez les étudiants français, ce que la publication de son livre eût empêché. Il riait de cette idée enfantine » p.92 dans J.F. Lyotard, Pérégrinations, Paris : Galilée, 1990.

En effet, la persistance d’un certain maoïsme est devenu un problème, pas seulement parce qu’il en reste des adeptes comme Jan Myrdal en Suède ou Alain Badiou en France, mais parce que le maoïsme s’est transformé en une dogmatique sur l’organisation du capital qui nie le fait fondamental de l’exploitation de l’homme par l’homme comme base anthropologique de l’accumulation capitaliste. Ce même maoïsme tardif tend donc à interpréter la production marchande en terme d’organisation et de concentration comme dans les travaux de François Fourquet centrés sur « L’accumulation de pouvoir ou le désir d’État » (texte de 1981). Si la fonction administrative passe de la bourgeoisie 
« oligarchique » à une bureaucratie municipale ou d’État cela ne change pas grand- chose à la forme salariale et à celle du profit puisque l’accumulation de plus-value reste le fil conducteur du contrôle économique et politique de la société. Ce reproche aux bureaucrates est fort ancien : il fut étalé par Amadeo Bordiga dans son Dialogato con Stalin dans les numéros du bimensuel Programma comunista de l’automne 1952 et publié en traduction française dans Programme communiste # 8, juillet-septembre 1959.

Cela peut paraître une question de nominalisme pur, quand Agamben force la lecture courante tardo-maoïste du capitalisme comme mode d’organisation vers un
 « capitalisme communiste » à cause de la concentration de pouvoir pendant la pandémie du coronavirus. Cela dit, dans les deux cas on perd la possibilité de penser une société qui ne bat pas monnaie comme il est expliqué déjà dans le « Projet de décret économique » des babouvistes dès 1795 : « La république ne fabrique plus de monnaie » (voir Filippo Buonarroti, La conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, 1828, Éditions Sociales, tome second, 1957, p.214). Et on perd donc aussi la possibilité de penser le passage de la gestion capitaliste à l’autogestion de la communauté, qui reste la transition obligée de tout processus de destitution abolitionniste de l’argent-Capital.

V.

La collection dans laquelle est paru le livre de MBR sur Hegel après Occupy s’appelle « The Contemporary Condition », et MBR y a donc aussi inclus sa critique d’un chercheur anglais, fervent partisan d’un temps contemporain unidimensionnel, Peter Osborne. Comme dans le cas des chercheurs américains, MBR démontre l’incapacité de celui-ci de conjuguer la crise à partir des insurrections et donc de poser la question de la subjectivité et de l’action. L’instabilité générale « s’est frayée en quelque sorte un chemin à même le temps, l’éclatant de l’intérieur, effaçant le passé et l’avenir – et rendant de fait le capitalisme invisible et
 invincible », (p. 56 dans la version française). Cela dit, le point de départ d’Osborne est la place de l’œuvre d’art dans « la condition contemporaine », et l’unicité de l’œuvre y est célébrée, et cela même pour l’œuvre conceptuelle. Or, il y a une histoire de la « dématérialisation conceptuelle » de l’œuvre ; elle est décrite dans le livre Six Years : The dematerialization of the art object from 1966 to 1972 de Lucy Lippard, (University of California Press, 1973). Il y a tout un jeu sur le contexte et l’expansion de l’art dans cette affaire et elle s’arrête dans un double mouvement : celui de l’actionnisme environnemental de la Documenta de 1977 avec Joseph Beuys et celui de la performance et de l’installation aux États-Unis au commencement des années 80. On peut sans aucun doute parler d’un tournant matériel et politique de l’art à cette occasion et il fut longuement discuté. Ainsi dans l’article de Lucy Lippard, « Trojan Horses : Activist Art and Power » (dans Brian Wallis ed., Art After Modernism – Rethinking Representation, The New Museum of Contemporary Art, New York, 1984), et l’année d’après à Bâle par les quatre artistes européens Beuys, Kounellis, Kiefer et Cucchi. Cette discussion a été publiée dans une traduction française d’Olivier Mannoni, sous le titre très peu « dématerialisé » : Bâtissons une cathédrale (Paris : L’Arche, 1988). Il y est sans cesse question de la relation entre révolution et création artistique. Beuys s’interroge : « Que représentent pour nous le concept de créativité, le concept de la capacité humaine ou le concept de la culture de l’artiste, du peintre, du sculpteur ou de l’artiste dans d’autres domaines, comme l’agriculture, l’art de la pédagogie et toutes ces sortes de choses ? Ils signifient quand-même dans tous les cas, que nous voulons utiliser toutes ces choses, qui existent en l’homme comme autant de capacités, pour dépasser ce maudit système qui détruit le monde. Nous devons quand même nous confronter à ce qui existe. Et qu’est-ce qui existe ? Un monde polarisé sur deux idéologies, qui ne conviennent ni l’une ni l’autre à l’être humain : le capitalisme et le communisme. Aujourd’hui, c’est bel et bien une mission de sculpteur que de façonner une forme sociale adaptée à l’image de l’homme » (p. 179). – Comme on le voit, le conceptuel est devenu le social et la tache de la création artistique consiste dans l’édification d’un monde libéré du capitalisme et du communisme, puisque le deux pôles – capitalisme et communisme – se rassemblent dans leur capacité de nuire. Nous ne sommes pas loin du « capitalisme communiste » du Noël dernier de Agamben et cela en 1985, à savoir à quatre ans avant la grande défaite du mouvement insurrectionnel à Tiananmen.

VI

Si la politique obscurantiste aux États-Unis est de l’ordre de la préclusion et tend à fermer complètement la sphère publique, le développement de l’art depuis au moins 50 ans suit l’itinéraire inverse. Car si le politique se rétrécit à l’insurrection jusqu’à devenir un 
« capitalisme carcéral » (cf. le remarquable livre de Jackie Wang de 2018, traduction française : Divergences 2020), c’est le contraire qui est le cas pour l’art : il y a des raisons philosophiques pour cela, qui concernent les différentes fonctions du schéma et de l’image. Alors que l’image a une capacité de préfiguration et de projection, le schéma maintient la représentation dans un état de « singularisation quelconque » (Agamben). Même si le schéma n’est pas dans la condition de rendre compte des catégories philosophiques (en les
 « schématisant »), il est sensible aux limites des catégories et donc au surgissement de l’extra-catégoriel. Cela a bien été le cas depuis le développement de l’art abstrait : la recherche de Lyotard sur le figural dans l’art pénètre justement dans les fissures entre le figural et l’extra-catégoriel notamment avec l’aide d’une certaine psychanalyse. Et cette recherche a été continuée avec la question du sublime 20 ans après Discours Figure en finissant donc avec l’analyse du substrat « suprasensible ». C’est l’hypothèse de Kant que ce substrat puisse constituer une structure qui lie les activités subjectives à la détermination de la création chez les humains. Le tournant eidétique, car c’est de cela qu’il s’agit, pourrait être résumé en ceci, que c’est « l’usage des corps » (encore Agamben) qui force à la détermination de l’œuvre et de ce qui se passe dans la création. Le problème de la subjectivité semble être intercalé entre la recherche artistique et l’action du « sensus communis », i.e. de la communication, mais c’est le contraire qui est le cas : la création s’impose, et si elle est puissante et multiple, elle force à l’unisson, et la question de l’agent « quelconque » y est diluée par la suite. La participation et l’insurrection peuvent prendre la relève de l’intention grâce au « sensus communis », et il y a en effet « fusion » ; mais pas entre « capitalisme » et
 « communisme », plutôt entre art et action.

Copenhague, le 9 février 2021

Carsten Juhl est un historien danois, traducteur et théoricien de l’art. En 1967 il fonda la section scandinave de Programme Communiste avec Aldo Cotto et Gustav Bunzel. La publication de la revue scandinave du courant bordiguiste, Kommunistisk Program, cessa en décembre 1971 après une longue discussion sur la portée de la révolution allemande à l’intérieur de ce courant franco-italo-scandinave. Après, les rescapés du parti communiste international publièrent la revue Kommunismen pendant des années en se rapprochant des positions de Invariance en France et d’une partie de la Kapitallogik au Danemark et en Allemagne (notamment la revue Mehrwert). Les apports du regretté Gustav Bunzel (1943- 2021) à la Kapitallogik restent très importants. Un texte de Bunzel a été traduit en français : « Eléments critiques pour une théorie marxiste de l’État » publiés en danois en 1975 et traduits en français par Maryse Laffitte et Dominique Bouchet.

Illustration : Dmitry Markov

[1Traduction française de Hegel after Occupy, Berlin : Sternberg Press, 2018.

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