Le brouillard, la fissure

Lëa Gary, Eléa Ma

paru dans lundimatin#276, le 22 février 2021

« Les activistes bloquaient plusieurs entrepôts et l’acheminement des anxiolytiques vers l’enclos était interrompu ce qui, en l’état actuel des événements et du niveau de stress, était absolument inadmissible, il s’agissait de santé publique et de retour au calme ; le sevrage, simultané chez des millions de personnes, faisait courir un risque majeur d’intensification de l’état insurrectionnel. »

Le brouillard est étrangement calme. J’ai pour habitude de ne pas m’éterniser et de le traverser tête baissée. Je suis pourtant assise sur la palette que j’étais venue récupérer pour le brasero. Mes doigts sont crispés par le froid, j’ai un peu de mal à me rouler une clope. Trois mouettes traversent le ciel bleu et disparaissent derrière les barrières anti-émeutes. Il y a peu de mouvement de leur côté, le gros des troupes est rentré à la caserne, c’est surtout la nuit que les corps s’échauffent. Pour contempler le brouillard il ne faut pas être plus de deux ou trois sinon il se densifie. Leur cougar doit être sur pied et orienté pour envoyer les lacrymos au même endroit, le bitume de la zone d’atterrissage est bruni, écaillé par les tirs répétés. Une radio grésille, je sens que je suis observée, ils vont me laisser tranquille, ils n’ont pas envie de recevoir une pluie de pavés en échange, ce n’est pas bon de commencer la journée comme ça. Je reçois un message de Joshua, le café est prêt. J’ai mal aux lombaires, la nuit n’a pourtant pas été très intense, elles le sont de moins en moins. Désormais on se fait deux trois échanges de civilités histoire de vérifier qu’on n’est pas là pour rien et puis on se lasse, on reconstitue les tas de projectiles au cas où, si jamais, et puis on va faire autre chose, un truc plus utile au collectif. Le brouillard est cette zone incertaine d’une dizaine de mètres de large entre eux et nous, l’endroit des lacrymos, des fumigènes, des larmes et du feu. Si je regarde d’un côté, c’est un alignement presque parfait, le mur militaire méticuleusement érigé, l’obsession bureaucratique joyeusement repeinte par les talents des copains. De l’autre côté je peux contempler notre barricade erratique, amas de mobilier urbain, panneaux de signalisation pointés vers n’importe où, voitures calcinées, les enseignes de toutes les banques et assurances du quartier, parfois des ébauches de constructions en bois, en résumé, un monticule à géométrie instable, un gosse qui n’aurait pas rangé sa chambre, un tas. Entre les deux il y a ce grand vide et moi, assise sur une palette. Ce n’est pas vraiment chez nous, ce n’est pas vraiment chez eux, quand même un peu plus chez nous, on y vient plus souvent qu’eux. Nos projectiles sont recyclables à l’infini, on va souvent récupérer les mal visés et les mal rebondis pour pas gâcher. Le sol en regorge comme s’il en poussait, c’est assurément de la permaculture vu le nombre d’essences différentes qui se côtoient. Après deux mois d’échanges argumentés on y trouve de tout, avec une forte propension pour les plus plébiscités, palets versus pavés. Les bombes de peintures vides jouent aussi dans la catégorie des plus représentés, suivies de près par les trottinettes électriques, bien que leur taille fausse certainement les critères d’objectivité dont devrait se parer une telle analyse. Par exemple je pourrais me concentrer sur le mètre carré devant moi et dénombrer des lunettes de protection défoncées, un joli morceau de parpaing, une épingle à nourrice, deux emballages de barres de céréales et je vais m’arrêter là car ça m’ennuie déjà. Je jette ce qui reste de ma clope par-dessus bord, sait-on jamais, ils ont tellement de trucs explosifs de leur côté, ça pourrait faire un joli feu d’artifice. Je me souviens très bien du jour où on a compris ce qui se passait. C’était choquant et en même temps tellement évident. Ça faisait des années qu’on jouait le même scénario, on allait les embêter sans jamais les renverser, on criait révolution alors que c’était à peine une insurrection. Je me souviens bien de certains moments insurrectionnels, des moments isolés où on a cru qu’on pourrait, on en commémore certains, ils sont de ceux qui vont gratter l’autorité pour s’assurer que papa est toujours là. Je me souviens aussi qu’on rentrait alors sagement chez nous, j’étais bien contente de rentrer chez moi, saine et sauve, je m’offusquais du résumé orienté qu’en faisait la télé, les pantoufles aux pieds. C’est ainsi qu’est arrivé ce dimanche, celui où les barrières anti-émeutes sont restées. Elles protègent les beaux quartiers et les lieux de pouvoir, elles sont d’habitude démontées dans la nuit après les manifs. Ils ne les ont pas démontées, ni le lendemain, ni le surlendemain, ils ne les démonteront plus, elles vont rester. Alors on peut rejouer notre jeu de dupes à l’infini. La palette est lourde, je la traîne au sol et j’en chie un peu. C’est encore eux qui mènent la danse, ils ont toujours un coup d’avance. Il faut que je trouve une idée, un truc qui nous fasse décoller, sinon putain je vais déprimer.

Des jets de projectiles avaient encore émaillé la nuit et j’avais mal dormi. Des tuiles des arbres du parc aux lévriers étaient endommagées et l’on craignait que la réserve d’eau de l’enclos ne soit contaminée par quelques détritus balancés depuis le territoire insurgé. Le petit jeu, qui durait maintenant depuis des semaines, me lassait, irrémédiablement. La salle de vue était déserte à cette heure du jour. La diffusion des images recueillies par nos caméras après routine de sélection se faisait en continu. Le régiment insectile observait le territoire insurrectionnel de près et de l’intérieur. Si les insurgés avaient repéré les drones papillons, ils n’avaient en revanche pas remarqué les lucanes cerfs-volants, ni les mouches. Le traitement des données par les centres affiliés était redoutablement efficace et le croisement des fichiers fiscaux, pénitentiaires, policiers, téléphoniques, commerciaux, scolaires et sanitaires permettait d’identifier en quelques heures tout individu supposé rebelle. Le suivi à la trace après marquage pilorectile permettait d’étudier les trajectoires et les variables de répétition ce qui facilitait grandement le déploiement du protocole. Essoufflé, des gouttes de sueurs glissant sur les tempes pour s’échouer dans la barbe réglementaire, le colonel de contrôle vint troubler ma tranquillité. De retour de la fissure, il me rendait compte de la situation sur le terrain. J’observais, songeur, cet individu insignifiant avec son air insignifiant. Il était parfaitement ennuyeux et obéissant, il craignait la hiérarchie en même temps qu’il l’admirait secrètement. Il rêvait de puissance tout en sentant confusément qu’il en avait bien peu et pressentant qu’il n’en aurait jamais beaucoup. C’était sombre et fascinant. Monsieur, les activistes renforcent les barricades et semblent disposés à persévérer, la limite nord-ouest de la fissure a été reconstruite avec des plots en béton d’une taille considérable, des déchets, des parapluies et du mobilier métallique, le tout pouvant être interprété comme une provocation doublée d’une intention d’occupation durable du territoire... Le colonel s’interrompit, hésitant à délivrer une information qui semblait le torturer intérieurement. Je lui infligeai un regard glacial. Monsieur, l’activité de l’autre bord s’intensifie, nous pensons qu’ils préparent une attaque de grande envergure ou un acte de séparatisme définitif. J’enregistrai l’information, impassible, et renvoyai le colonel, soulagé d’être libéré de sa présence molle. Il fallait organiser un conseil de sécurité. Convoquer ces incapables que j’avais nommés pour m’assister et qui ne cessaient de vouloir briller à ma place. Les conseils étaient un jeu de dupe, chaque ministre endossait le rôle attendu et éculé dans un savant exercice d’équilibre entre intérêts personnels, relationnels et crédibilité publique. On y crachait son discours momentanément conventionnel plus ou moins habilement puis on rentrait chez soi, retirer le costume. L’objectif était d’avoir l’air de faire quelque chose sans bousculer le microcosme politico-financier en place. Enfin pour moi, puisque pour l’instant j’avais le contrôle, je disposais de suffisamment d’appuis pour espérer une réélection dans deux ans. L’arsenal législatif capable de mettre fin à tout cela était prêt, nous avions contourné tous les freins institutionnels, les principes constitutionnels et les traités internationaux et réussi à fabriquer un ennemi effrayant aux contours diffus à la faveur d’un fait divers atroce. Le gros des députés était d’accord pour voter le tout, et voilà qu’une énième mobilisation venait salir le processus. Pourtant le tempo avait été étudié et les mesures de confinement auraient dû limiter l’expression de cette contestation ridicule et embarrassante. Sur les écrans, le territoire insurgé semblait calme, c’était souvent le cas le matin. Je regardai mieux. Trois caméras filmaient une jeune femme assise sur une palette, le regard vague, perdu dans la contemplation de la fissure. C’était une proie facile pour les milices d’intervention. Je songeais à l’opération mathématique bleue et marquai cette jeune femme au regard angélique, persuadé qu’elle ferait un très bon cas-test.

Les caisses de six cocktails Molotov sont séparées d’un mètre. On appelle ça la distanciation salutaire en cas d’embrasement. Avec Joshua on est de ceux qui les remplissent, les vapeurs nous amusent bien la tête. On balance des variantes sur les airs des chansons mille fois répétées en manif, même si houblon ne veut pas nous on boira, des trucs comme ça. Notre atelier de fortune est le plus agité de la matinée, ils doivent un peu galérer en cuisine faute de monde. Faut dire que ça urge, faudra quand même y aller le ventre plein. On a construit une espèce de mirador au sommet de l’un des piliers des Tuileries. On a fait tomber le cheval ailé qui gênait, on a surélevé le machin avec des palettes, les rouges, celles qui puaient sévère quand on essayait de les brûler. On l’a appelé Pégase le mirador, à la mémoire de feue la sculpture, on aime bien l’Histoire, mais celle qui s’écrit, et du haut de Pégase on voit bien ce qui se trame sur la Concorde derrière le brouillard et depuis deux jours ce sont les militaires qui s’installent et on est d’avis qu’ils ne les font pas seulement venir pour les concours de prouts avec leurs copains en bleu. Là j’ai la tête qui tourne grave alors je fais une pause et puis pour s’en griller une il est quand même plus sage de s’écarter de la citerne d’essence.

C’est la troisième qu’on vide en quatre heures, d’habitude elles contiennent de l’eau pour les vaches, les gars font jusqu’à deux cents bornes en tracteur pour nous abreuver. Je cherche un truc sur l’air du chant des partisans pour encourager les copains mais rien ne vient alors j’essaie de me concentrer sur notre plan stratégique, je dis plan stratégique pour me la jouer, en vrai c’est juste une idée. J’aimerais seulement y repenser trente secondes et m’assurer qu’on n’est pas trop à la ramasse. Il est question de faire diversion du côté de l’Assemblée, ça leur fout toujours la trouille ça, si le peuple s’en empare c’en est fini pour eux. L’illusion est tenace, en tout cas chez les troufions, plus tu montes dans la hiérarchie, plus ils s’en foutent. Il paraît que ça fait plus de quatre semaines qu’ils n’en passent plus par la loi, cette perte de temps. C’est tout juste s’ils se fendent d’un décret. Ils ont simplifié, le chef décide et si personne ne s’y oppose, il faut comprendre, si personne ne souhaite risquer sa place, c’est adopté. Tu élis un type, il prend alors toutes les décisions sur tous les sujets, c’est ça l’efficacité, c’est ça la modernité. A la télé officielle, la seule qui peut encore émettre, ils ont appelé ça la démocratie directe parce que les mots ne révèlent plus que leurs angoisses. Reprenons, la diversion au sud nous permet d’attaquer la place par le nord et là on balance tout ce qu’on a. On a cinquante meuleuses en charge, on va faire des confettis de leurs barrières, on a autant d’archers, les armes nous sont parvenues par centaines, fini de rigoler, on va tout plier. Et là il est grand temps que je retourne vers les vapeurs car je recommence à flipper et à me dire qu’il suffirait de tenir le siège encore quelques jours pour qu’ils abdiquent, on peut éviter le bain de sang, de toute manière ils manquent de tout, on leur a coupé les vivres, même leur pont aérien s’est écroulé depuis qu’on a pris Le Bourget. Joshua me bouscule car il voit bien que je ne suis plus là, il essaie de m’accrocher à un, Béatrice nationale, ex-miss du capital. Béa est à côté de lui, c’est la spécialiste du mélange Molotov, sa manière d’expier son passé dévolu à l’enrichissement de plusieurs groupes pétroliers du CAC 40. Je me motive à nouveau en me le répétant, c’est sûr ils vont abandonner les armes non létales pour celles qui le sont, ce qui les chagrine c’est de devoir avouer qu’ils ne sont rien sans les milliers de mains qui les nourrissent, qui réparent leurs voitures, leurs toitures, qui soignent leurs gosses, leurs grand-mères. Ils ne peuvent tellement pas avouer qu’ils ne savent rien faire si ce n’est faire croire qu’ils sont importants qu’ils vont frapper, histoire de faire exploser au moins une fois leur haine si longtemps contenue. Allez redis-le toi encore une fois et regarde ce que tu fais là, tu mets plus de mélange sur tes doigts que dans la bouteille. Alors je bouscule Joshua pour qu’il en fasse lui aussi dégouliner un peu, ça pourrait l’amuser. Il bouchonne le goulot avec son pouce et secoue le cocktail, et moi comme une conne j’y crois que ça pourrait mousser alors je me protège le visage comme si ça allait gicler.

Le conseil de sécurité s’ouvrit sur une intervention du ministre de l’équipement militaire. Les chiffres étaient bons, mais le ministre défendait, études d’audience à l’appui, le besoin d’acquérir de nouvelles armes non létales plus performantes. La fissure ne facilitait pas le commerce d’armement. Certains sites de production avaient même été approchés par les activistes. L’industrie cherchait des débouchés. La pression était forte. Je validai la proposition. Le ministre de l’industrie pharmaceutique s’exprima ensuite, les choses ne pouvaient pas durer ainsi, les activistes bloquaient plusieurs entrepôts et l’acheminement des anxiolytiques vers l’enclos était interrompu ce qui, en l’état actuel des événements et du niveau de stress, était absolument inadmissible, il s’agissait de santé publique et de retour au calme ; le sevrage, simultané chez des millions de personnes, faisait courir un risque majeur d’intensification de l’état insurrectionnel, il fallait faire preuve de fermeté ; le secteur était un gros pourvoyeur d’emploi et de liquidités et des plans sociaux étaient envisagés pour maintenir la valeur du point en bourse qui avait déjà connu une réduction de croissance de deux centièmes sur la période, ce qui était très mauvais en terme de signal sur du long terme, les industries réfléchissaient à une péréquation comptable via la nouvelle campagne de vaccination contre les troubles du comportement validée la semaine dernière en conseil des ministres... Cet homme était chiant comme la mort, mais la pharmaceutique était incontournable. La ministre de l’agroalimentaire profita d’une quinte de toux durable pour prendre la parole. Ayant trouvé un allié de poids sur les difficultés de circulation et d’approvisionnement, elle reprit à son compte les constats de la pharmaceutique. Elle ajouta que dans la zone occupée il y avait aussi des îlots de revendication marchande qui réclamaient la liberté d’accès aux lieux de consommation et qu’il était de notre devoir d’entendre ces appels forts et citoyens qui laissaient entrevoir un peu d’espoir dans ce marasme insurrectionnel. Le représentant du secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication proposa comme convenu la création d’un groupe de travail sur l’approvisionnement en temps de crise. Je saluai avec vigueur le pragmatisme de la proposition et entérinai une première solution simple et conventionnelle de nature à délayer un sujet récurrent. Je donnai la parole au secrétaire d’Etat à l’opinion publique qui présenta les résultats des dernières enquêtes. J’étais toujours favori pour la prochaine élection, les habitants de l’enclos réclamaient du travail et de nouvelles mesures de sécurité notamment aux abords du centre de réinsertion civique. Le conseil de sécurité traînait en longueur, je souhaitais rester dans un timing serré afin de ne pas susciter d’attente particulière des organes officiels diffuseurs et surtout de communiquer dans le bon tempo et de manière suffisamment dense pour occuper l’espace. Et puis j’avais envie d’aller aux toilettes. Le représentant de l’administration pénitentiaire s’était endormi, comme d’habitude. J’observais un instant ma cheffe de cabinet essayer de s’éloigner du chef de la sécurité intérieure qui lui chuchotait quelque chose à l’oreille. Probablement des remarques grivoises ou des menaces perverses. J’adressai un clin d’œil entendu au chef de la sécurité intérieure afin qu’il s’exprimât avant la clôture du conseil. Je lui réservais toujours cette place, la sécurité et l’émotion face aux risques devant rester les fils conducteurs de nos interventions. Il indiqua que des actes inadmissibles avaient eu lieu dans la nuit, on lui avait rapporté des dégradations sur du patrimoine historique, l’occupation illégale d’entrepôts privés, vides et désaffectés, des vols de nourriture par des enfants... et j’en passe, tout cela était extrêmement grave, il fallait réagir avant que la lie ne s’infiltre partout, avant que les activistes ne deviennent cannibales et que l’ombre n’obscurcisse tout pour les siècles à venir ; la riposte devait être proportionnée, certaine et exemplaire, d’autant qu’une menace plus grande encore grondait aux portes de l’enclos, le chef de la sécurité intérieure savait de source sûre que les insurgés préparaient quelque chose,une attaque absolument horrible à n’en pas douter, le désordre avait assez duré et les petites gens de l’enclos avaient le droit à vivre en sécurité. C’était un droit fondamental, constitutionalisant et il lui appartenait de prendre les mesures adéquates.

J’ai la trouille. Je me suis blottie dans un renfoncement de la barricade, un creux dans l’amoncellement, entre un banc renversé et des plots de chantier, je me recroqueville. Un panneau déviation pointe vers le fond de la cavité, je n’en vois pas le bout, je suis tentée d’aller m’y perdre, de me dissoudre dans le tas. Je pourrais me fondre dans la matière, devenir furtive, agglomérer les matériaux, forger des carapaces et rejaillir géante de fer, cuirassée indestructible, piétinant les bastards, pliant les canons à eau sur eux-mêmes. J’enjamberais la Seine, j’arracherais le toit de l’Assemblée, je soufflerais l’hémicycle. Je fanfaronne, dès que je suis en groupe je joue la va-t-en-guerre. Je ne sais pas d’où me vient ce besoin de rallier, d’insuffler, de galvaniser. Les autres me donnent des ailes, pas besoin de Pégase, je m’envole de moi-même vers ma propre perte. Je me retrouve seule et mes genoux s’entrechoquent. Les ailes ne portent plus, tout a fondu. Pour m’en sortir avant de me liquéfier je devrais me lever, là, maintenant, rejoindre le groupe qui m’attend pour ouvrir le bal, la diversion dont on a la charge, prendre une lampée de tout ce qui traîne comme énergies, les bonnes comme les moins bonnes, me remplir de tout ça et y aller tête baissée. Si seulement Joshua était là. Il est allé ce matin dans le brouillard faire je ne sais quoi, il n’est pas revenu. Il doit désormais goûter à leur centre de réinsertion civique et son électrothérapie, des micro-courants électriques, naturels et non invasifs, une lobotomie au ralenti. Je chasse une mouche qui me tourne autour. Elle revient et se positionne face à moi. Son vrombissement est étrange, presque mécanique, on se regarde quelques instants, je lui tire la langue, elle disparaît. Elle m’a arrachée à mes pensées, c’est déjà ça, j’inspire, je ferme les yeux, je me lève et j’y vais le ventre noué. La première personne que je croise est une fille qui m’a vaguement draguée, je ne lui demande pas son envie et l’embrasse à pleine bouche. Un type à côté d’elle s’est figé devant ma fougue, c’est comme s’il était en pause, je l’embrasse à son tour histoire de voir si ça le relance, pas certaine d’avoir réussi. Je saisis une bouteille dans une caisse à nos pieds. Le chiffon dégouline tellement il est imbibé. J’allume le briquet, la mèche s’enflamme. L’ensemble de mon corps et la bouteille basculent vers l’arrière, je tends la main libre vers l’avant comme s’il s’agissait d’un viseur.

Lorsque la bouteille passera au-dessus de ma tête j’aurai franchi le point de non-retour, je ne sais pas bien vers où ira ma peur, je m’en fous un peu.

Le chef de la sécurité parlait avec emphase à grand renfort d’images grandiloquentes. Son plaisir état palpable, il jouissait de sa propre logorrhée et de sa façon d’occuper l’espace avec panache. Il abordait maintenant le dernier sujet à l’ordre du jour, le protocole de réinsertion civique pour la réduction de l’écart. Le protocole expérimental fonctionnait bien, toutefois plusieurs points d’amélioration étaient nécessaires pour atteindre un objectif de réinsertion optimale. D’une part, nous devions étayer la captation des publics, le régiment insectile nous donnait les informations utiles sur le degré et le périmètre de mobilité des activistes cibles, mais la mise en œuvre de la captation restait trop primaire et suscitait une violence mal perçue par les publics conformant. D’autre part, le centre de réinsertion civique était mal accepté par nos populations de l’enclos et les derniers mois avaient été émaillés d’esclandres à connotation terroriste (chants, sorties non déclarées, tenues provocantes...). C’est pourquoi un partenariat avec la pharmaceutique était envisagé. Il permettrait, avec efficience et pragmatisme, d’apaiser l’orientation sanitaire des publics lors des processus de captation et également de mieux réguler l’activité au sein du centre de réinsertion civique. La phase test de l’additif au protocole,mathématique bleue, allait être lancée immédiatement. Une salve d’applaudissements vint clore la brillante intervention. Tout s’était déroulé comme prévu. Je conclus listant les mesures à relayer dans le communiqué de presse et, remerciant chacun pour sa présence et son sens de l’honneur, je mis fin au conseil de sécurité soulagé de pouvoir me rendre aux toilettes. Quittant la salle de conseil, je croisai l’astrologue officiel. Il vociférait entre ses dents, je crus entendre quelques bribes. Ça parlait de boucle temporelle onomatomaniaque. Ce vieux était complètement taré, il fallait que j’en parle à la pharmaceutique. Je traversai la cour d’honneur écrasée sous un ciel gris étale, une mouette m’accompagna de son cri. L’ambiance était calme et lourde depuis des mois. En dehors du conseil de sécurité, il se se passait presque rien ici, le temps semblait suspendu. L’enclos était cerclé de barricades. Une ligne intérieure et une extérieure. Les activistes avaient réussi à encercler les lieux de gestion mais le peu de pouvoir que cela leur conférait concrètement faisait planer des relents d’impuissance désespérants sur une potentielle révolution. J’étais plein de certitudes et convaincu que rien ne changerait. C’était comme le feu sans la braise. C’est alors qu’un projectile vint exploser juste devant moi. Je hurlai, terrorisé avant de me jeter au sol pour finalement me rouler en boule, tétanisé par l’horreur, une bombe, j’allais mourir, c’était sûr. En plus je m’étais pissé dessus. Merde.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :