Le Bureau des Retouches

Maîtriser les images pour calibrer les perceptions

paru dans lundimatin#265, le 30 novembre 2020

Dans cet article, Jérémy Rubenstein et Johan Sébastien nous proposent de penser le débat autour de la loi Sécurité Globale et de son article 24 depuis la fiction et à partir de l’histoire de la guerre psychologique. Ou comment la maîtrise des image, le travail sur le sensible et les perceptions, ont toujours été au cœur des stratégies de contre-insurrection.

« La Com-Ré (commissaire-réalisatrice) éructait au téléphone tandis que j’essayais, tant bien que mal, de monter les images envoyées au petit matin par la BIF (Brigade d’Intervention Filmique). C’était à peu près impossible. Outre des cadrages pourris, les bras-cassés de la BIF avaient presque exclusivement filmé nos agents écrasant de leurs tonfas les têtes noires des sans-papiers. Dans l’obscurité, avec l’infra-rouge, on voyait une battue de personnes effrayées tâchant de fuir les coups de Robocops. Tout ce qu’il ne fallait pas. L’Inspecteur-Chef Scénariste avait pourtant été très clair : il s’agissait d’une attaque caractérisée de sans-paps qui, ivres de rage musulmane, s’en prenait à un couple de jeunes parents blancs promenant paisiblement leur poussette. Prenant leurs jambes à leur cou, et le bébé dans les bras, les parents parvenaient à se réfugier in extremis dans un hall d’immeuble, poursuivis par la horde. Les sans-paps devaient être en train de caillasser l’entrée quand la BAC intervenait en sous nombre, se frayant un chemin parmi les barbares jusqu’à rejoindre le couple terrifié. La scène principale devait être le siège acharné, durant toute la nuit, de ce couple défendu avec l’énergie du désespoir par les baqueux.

L’équipe drone avait déjà filmé le couple des agents-comédiens, les images étaient parfaitement aux normes HV (Haute Vraisemblance) de notre Commissariat à l’Image. Un plaisir à monter, si bien que je m’étais mis à l’ouvrage dès réception la veille. Ainsi, ce matin il ne me restait qu’à me concentrer sur la scène principale prise durant la nuit. C’était sans compter sur ces crétins de la BIF, que ma Com-Ré continuait à pourrir au téléphone. Elle finit par raccrocher et me regarda avec abattement : nous savions tous deux qu’il n’y avait d’autre solution que d’appeler, à nouveau, le commissaire Casta et son équipe préposée aux Effets Spéciaux (la Brigade Spé). »

Pour commencer cet article j’ai demandé à mon ami Johan Sébastien, auteur de petites nouvelles d’anticipation, l’autorisation de publier cet extrait d’un texte qu’il m’a récemment soumis. Bien sûr, en imaginant tout un pan de la police dédié au traitement d’images –un commissariat converti en un studio d’Hollywood en somme- Johan s’inspire de la loi dite de “Sécurité Globale”. En effet, celle-ci a pour ambition de blinder les forces de l’ordre dans la guerre de l’image. Elle est conçue comme à la fois défensive (la loi vient légaliser la pratique policière courante qui consiste à empêcher de filmer ses agents) et offensive (elle légalise les tentatives, jusqu’alors judiciairement repoussées –mais tout de même poursuivies-, de filmer la population entre autres par drones). Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de tarir des sources d’image mais aussi d’en produire, si bien que, effectivement, le ministère doit y dédier une partie de ses ressources, technologiques et humaines, c’est-à-dire qu’il fonde sa propre maison de production.

Pour ma part, un peu préposé à la guerre psychologique et son usage par l’armée française, j’aurais pu écrire un article, par exemple sur la mise en place du Service Presse Information (SPI) en Indochine. Cette appellation est en soi intéressante, le même service s’appelait auparavant « Service presse propagande information » puis « Service moral information », des noms plus explicites sur sa fonction de propagande. Il est rebaptisé SPI en juin 1950, sans plus de référence au moral ou à la propagande, probablement du fait du capitaine Michel Frois qui en prend la tête [1]. Celui-ci travaille en étroite collaboration avec un civil, Jean-Pierre Dannaud (1921-1995), normalien agrégé de philosophie, qui occupe une place similaire dans l’administration civile de l’Indochine. Bientôt, les deux hommes se retrouvent sous les ordres d’un même patron en 1951, à la fois haut-commissaire et chef des armées en Indochine : de Lattre de Tassigny qui « sait que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître. » (M. Frois). Cette équipe donne une impulsion et un soin inédit au contrôle et la production d’images, si bien que Frois peut affirmer que son service « ne renseignait pas seulement la presse écrite sur les opérations, il lui donnait un élément capital : des documents photographiques. […]Ainsi, la presse illustrée du monde entier n’a été informée sur la guerre que par nos services ». C’est en grande partie grâce à ce travail, la mise en place d’une infrastructure efficace en mesure de fournir les journaux en matière première, que l’armée parvient peu après à promouvoir l’un de ses produits-phare, une vraie star : Marcel Bigeard qui apparaît sur la scène médiatique en 1952 pour ne plus jamais la quitter.

Mais, dans le fond, si j’avais écrit un tel article, on n’aurait pas appris grand-chose. Que l’armée cherche à maîtriser son image pour ne pas paraître être ce qu’elle est, à savoir une machine à terroriser des civils, la belle affaire ; pour cela j’aurais mieux fait d’inciter l’ami Johan à terminer sa nouvelle. D’autant que s’il s’agit de parler de ce qui se passe actuellement en France –et c’est le but dans les deux cas- qu’une police admette si clairement qu’elle souhaite contrôler l’image pour manipuler les opinions tient bien plus de la science fiction que de l’histoire académique. Ou, pour mieux dire, une telle ambition s’inscrit dans des histoires, celles des polices soviétiques par exemple, dont je ne me sens pas autorisé à dire grand-chose par manque d’expertise. Aussi, je vous propose plutôt de continuer avec Johan, à qui je recommande de rebaptiser sa « Brigade Spé » en « Bureau des Retouches » (par simple esthétique) et son « Commissariat à l’Image » en « Commissariat Général à l’Information (cette fois pour la référence historique à une telle institution fondée en juillet 1940 et dirigée –très maladroitement- par Jean Giraudoux afin de contrer la propagande allemande du docteur Goebbels).

« Le Bureau des Retouches du commissaire Casta avait, avec le temps, véritablement colonisé notre Commissariat à l’Image. Sa formalisation en brigade n’était que la consécration de son poids toujours croissant. Celui-ci s’explique facilement par la difficulté technique que nous, tous les autres services, avons à produire les images qu’exigent les inspecteurs-scénaristes qui eux-mêmes suivent les directives précises du ministre.

En outre, le roublard Casta compte dans son équipe l’ambitieux brigadier Darvilain. Un vrai petit génie dans son domaine celui-là, capable de transformer une ratonnade contre des miséreux en une attaque de monstrueux zombis. Avec lui, notre paisible ville apparaît chaque jour comme un vaste champ de bataille, engloutie par des invasions barbares, avec un degré de vraisemblance époustouflant. Ce degré de vraisemblance reste d’ailleurs notre principal contentieux avec la commission des normes HV. Composée de pleutres, limite traîtres, cette commission refuse encore et toujours de changer son protocole, si bien que les images du Bureau des Retouches restent non-certifiées HV. Ce sont les mêmes salauds qui nous avaient déjà obligé à baptiser HV en “Haute Vraisemblance” alors que, à la base, la proposition était “Haute Véracité”. Une plaie cette commission, toujours à pinailler, entièrement dédiée à nous empêcher de travailler. Je peux quand même m’enorgueillir d’en avoir découvert la parade. C’est moi qui ai inventé le système du clignotement lent du certificat HV sur les images. Comme le label apparaît et disparaît de manière apparemment aléatoire, après le montage peu de gens se rendent compte de la différence entre images certifiées et non-certifiées. Je ne compte plus les félicitions de mes collègues pour cette trouvaille.

Quoiqu’il en soit, Darvilain était l’homme de la situation. Avec ma Com-Réal, nous avions foi en sa magie. J’imaginais déjà le bruit des tonfas s’écrasant sur les têtes des migrants se transformer en d’inquiétants grognements de ces mêmes migrants, leurs visages effrayés prendre les atours de féroces islamistes-ultra-gauchistes. »

Toute la difficulté de la guerre de l’image tient à la place qu’occupe la victime dans l’imaginaire contemporain. Il n’y a pas si longtemps, la victime était assez peu publicité, il fallait certes la protéger mais elle occupait une place tout à fait subalterne par rapport à celle de héros. À ce titre les statuts comparés des Juifs et des résistants dans les récits de l’immédiat après-guerre, sont éloquents : la victime juive n’y a pratiquement pas sa place tandis que le résistant convient à peu près à tout le monde. La transformation du statut de la victime est pour bonne part liée au poids qu’acquiert progressivement le génocide des Juifs (à partir du procès Eichmann, 1961). Dès la guerre du Vietnam ce renversement est acté par l’image. L’image d’une enfant en feu, brulée par le napalm, dit désormais plus que toute la propagande anticommuniste pourtant peu avare de moyens.

Le documentaire de Patrick Barbéris Vietnam, la trahison des médias (2008, Zadig/Arte) permet de bien saisir le rôle clef de l’image dans la guerre du Vietnam et, surtout, les conclusions qu’en tirent les états-majors étatsuniens. Par la suite, jamais plus les journalistes ne seront laissés à leurs logiques propres (que ce soit celle d’informer ou d’obtenir plus d’audience). Les invasions étatsuniennes suivantes, du Panama ou d’Irak par exemples, sont médiatiquement solidement encadrées. C’est que la guerre du Vietnam a été largement rendue insupportable non par des images produites par des communistes (qui auraient été discréditées quelle qu’en fusse la véracité) mais par les rédactions étatsuniennes. Celles-ci ont montré des images d’autant plus insoutenables qu’elles étaient consommées par un pays en paix ou, pour mieux dire des quartiers, des familles qui vivaient dans un environnement au degré de violence très bas. C’est le déphasage entre l’absence de violence explicite aux États-Unis et celle déployée au Vietnam qui rendent leur compte-rendu en images insoutenable. (Nous ne supportons pas les images d’un massacre parce que nous les recevons dans un tout autre contexte, où la violence explicite est relativement absente, si nous côtoyions tous les jours des meurtres horribles, alors il ne s’agit que de notre triste quotidien).

Il n’y a pas d’image insoutenable en soi, il y a une perception sensible liée à une norme (définissant ce qui est acceptable de ce qu’il ne l’est pas). Or, cette dernière dépasse de loin ce que peut faire la seule image. En ce sens, la Brigade d’Intervention Filmique (pour la fiction) ou le Service Presse Information (pour la réalité historique) s’adaptent plus à ce sensible qu’ils ne le construisent. C’est aussi ce que cherche à faire le ministère de l’Intérieur actuel : adapter l’image de ses agents à la norme de l’acceptable. Pour cela, il doit à la fois produire les images et interdire les productions concurrentes qui choquent la sensibilité de ses administrés. En somme, pour l’instant, il ne travaille qu’à faire passer le bourreau pour la victime. Il suffit de regarder un instant une chaîne d’info-en-continue, pour saisir la banalité de la constante mis-en-scène de la vulnérabilité policière.

Mais nous pouvons facilement imaginer une ambition d’une toute autre ampleur. En effet, avec le temps, cette acrobatie toujours un peu malaisée (les éditorialistes peuvent bien répéter en boucle que de diaboliques gauchistes ont instrumentalisé des centaines de migrants afin d’obtenir des images de ratonnade, même leur ministre Darmanin doute que ce récit soit en mesure de contrecarrer les faits et leurs images –enfin, pour lui, ce serait plutôt l’inverse, si tant est que les faits aient une quelconque importance dans son mode de penser-). Mais, avec le temps, disais-je, cette acrobatie peut être rendue inutile, le travail sur le sensible aura été si bien mené que voir une personne démunie pourchassée, tabassée, humiliée, écrasée, sera une norme acceptable. Autrement dit, avec le long travail sur les esprits par les images, nous pouvons parfaitement envisager que tout le processus actuel de meurtres, de mis en esclavage et de viols quotidiens qui s’exercent sur les personnes migrantes du sud –du fait de la politique migratoire de l’UE ou des USA- puissent non plus être relativement cachés comme aujourd’hui mais produire des spectacles destinés à un grand-public. Disons-le franchement, la nouvelle de Johan est sinon optimiste un peu fleur-bleu. Le danger de l’industrie de l’image produite par le ministère de l’Intérieur serait, à terme, plutôt une sorte de normalisation (fini les indignations sur twitter) de la réalité actuelle, ce cauchemar. Mais je vous laisse avec Johan car ma sensibilité (à ce stade, devenue un peu archaïque) me rend tout à fait insoutenables les pleines dimensions de l’horreur dans laquelle nous vivons.

« La catastrophe est arrivée par Darvilain. L’enfant prodige du Commissariat à l’image, notre doigt-de-fée du subterfuge, s’était bêtement fait pirater. Il nous avait ainsi montré une séquence extraordinairement réaliste où, épiques, nos fiers baqueux se défendaient d’une meute cauchemardesque de loqueteux infrahumains. Il avait poussé le détail jusqu’à leurs fournir des dents taillées en pointe prêtes à vous mordre la jugulaire. Affreux. Travail d’orfèvre, mais une fois envoyées sur les réseaux, les images se défaisaient toutes seules et reprenaient, inéluctablement, leurs formes initiales. C’était pénible d’assister ainsi, impuissants, au démontage en direct de notre minutieux travail. Le logiciel pirate poussait le vice jusqu’à afficher, en même temps, chacun de nos logiciels, détaillant leurs fonctions. C’était terriblement impudique. Surtout, à l’écran, apparaissaient des visages humains, des personnes d’une effroyable dignité dans leur douleur si proche, que les bâtons abimaient avec une rage mécanique. Les nôtres apparaissaient d’une telle cruauté que le spectateur ne pouvait ne serait-ce que croire appartenir à la même espèce. Après, comme chacun le sait, toute notre institution fut abolie… un si bel outil, c’est dommage, non ? »

 

Jérémy Rubenstein et Johan Sébastien

[1Nous avons déjà rencontré ce personnage qui après sa carrière dans l’armée exerce ses talents au service du patronat français, au point d’être souvent reconnu comme le fondateur de l’industrie française des relations publiques, voir “Réduire les Gilets Jaunes par l’arme psychologique”, Lundimatin n°193, https://lundi.am/Reduire-les-Gilets-Jaunes-par-l-arme-psychologique

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