La « violence » : leur obsession

Sébastien Charbonnier

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

Le problème de la violence est pléonasmique : il ne fait que nous rappeler que la politique est le domaine de la valeur, et que si nous résistons pour affirmer d’autres valeurs il y a fort à parier que nos ennemis nommeront « violence » notre manière d’agir, en vue de détruire le sens de notre affirmation.

« Rayer le regard des bourreaux ».
Aimé Césaire, à propos de Franz Fanon, « Par tous mots guerrier-silex », dans Moi, laminaire.

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La violence n’existe pas, elle n’est que l’éructation morale des donneurs d’ordres qui veulent faire passer leurs peurs pour des réalités.

Or, qui pourrait condamner ce qui n’existe pas ? La question « condamnez-vous ces violences ? » est donc absurde.

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On peut se passer de « violent », car on a assez de mots pour dire les méfaits des pouvoirs : impuissant, belliqueux, intrusif, brutal, terrorisant, infantilisant, paternaliste, toxique, insidieux, surplombant, divisant, humiliant, prétendant, conseillant, déléguant, violant, etc.

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Pour chaque époque, le refus sémantique est un point fondamental de la tactique : quels mots doit-on cesser d’utiliser tant leur sens a été déchiré par les rapports de pouvoir ? L’un des plus évidents, me semble-t-il, est celui de « violence ». Il ne sert à rien de débattre sur la question de la « violence », car le problème est d’emblée mal posé. Je ne crois pas me tromper en considérant que, pour presque tout le monde, la délimitation de ce qui peut être dit « violent » est, ultimement, l’envie de savoir quoi condamner. Le concept a donc été moralisé.

Pour une fois, je pense que les journalistes de garde expriment une vérité, à leurs dépens : quand ielles posent cette insupportable question « est-ce que vous condamnez ces violences ? », ielles énoncent en réalité une tautologie, donc une définition implicite.

« Violence. – Ce qui est condamnable, et doit l’être par les gens qui prétendent aux pouvoirs ».

On ne peut pas occuper une place de pouvoir sans prêter serment sur cette définition. C’est comme un rite de passage.

Tout le faux problème de la légitimité, obsession des pouvoirs, sert d’ailleurs à élargir autant que possible la possibilité de ne pas avoir à condamner malgré la maltraitance : l’exercice du pouvoir parental suppose de légitimer les violences éducatives pour ne pas qu’elles soient considérées comme de la maltraitance ; de même l’exercice du pouvoir de police et de justice de l’état suppose de s’arroger le monopole légitime de la violence.

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Si tu crois à la non-violence, demande-toi d’abord de quelle violence tu prétends te défendre ? Qui l’a définie, cette violence que tu veux éviter ? Ta non-violence, ainsi délimitée, est-ce toi qui la penses vraiment ou bien ton oppresseur qui veille à te délimiter, toi et tes aspirations, ainsi que tes gestes ? Le jour où tu agiras non-violemment, et que d’autres, plus autorisé·es, déclareront malgré tout tes actes violents, comment feras-tu ? À part t’indigner d’une qualification « injuste »…

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Le diagnostic du caractère violent ou non-violent d’une action n’a rien d’évident : c’est un choix politique. Tel est l’un des usages de la souveraineté politique : pouvoir décider de ce qui est violent ou non.

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La définition proposée par Weber nous donne la piste à suivre : si l’enjeu décisif pour le pouvoir est de légitimer l’usage de sa « violence », c’est donc bien que « violence » n’est pas un concept rendant possible l’analyse, c’est un pur mot d’ordre, un marqueur de pouvoir.

La « violence » n’est rien d’autre que la condamnation performative au sein des rapports de pouvoir. Günther Anders argumente de manière implacable en ce sens : se revendiquer de la « non-violence » est faire preuve d’une naïveté incroyable, car la « violence » n’est pas une propriété de l’action, c’est un stigmate produit performativement par les donneurs d’ordres.

Anders prend l’exemple des sit-in, que le ministre de l’Intérieur allemand de l’époque condamnait : « Ce que vous faites est violent, car cela trouble l’ordre public », pour justifier d’envoyer la police les déloger brutalement.

Voilà la vérité nue de la « violence » : mot vide, pur marqueur performatif de délégitimation. Se revendiquer de la « non-violence », c’est ne pas avoir compris qu’on ne parle de rien, ou plutôt, qu’on parle la langue des pouvoirs pour s’en faire bien voir.

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Le sit-in des lièvres face à la meute de loups n’a pas eu les effets escomptés. On remarque surtout un problème d’embonpoint chez les loups, qui ne courent plus autant pour chasser et manger.

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Dénaturaliser la violence : il ne peut y en avoir de monopole, parce qu’il n’y a pas de violence. Le partage entre violence et non-violence est d’abord une question de légitimation, c’est-à-dire d’autorisation : peu importent la réalité objective des souffrances ou les effets objectifs d’un dispositif. L’hégémonie culturelle produit le pouvoir souverain de trancher entre l’acceptable et l’inacceptable.

Il faudrait donc rendre plus généalogique la formule de Weber, qui ne vaut d’ailleurs pas que pour l’état : les rapports de pouvoirs sont des délires collectifs visant à entretenir des monopoles de légitimation de la violence.

Il suffit de voir l’histoire des sévices éducatifs et de l’arsenal des techniques de torture pédagogiques [1] pour comprendre à quel point on peut faire des choses atroces, en toute insouciance.

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La puissance d’agir ne peut pas se dire dans les termes de la « violence » et de la « non-violence », qui lui sont étrangers. Le déploiement de la puissance est l’accompagnement du désir comme force : composer avec ce qu’il y a là où ça se trouve présentement.

Si les occupants des places de pouvoir trouvent ça « violent », laissons-les à leur gémissement. Cessons de prendre leur plainte pour une description du réel.

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Ne pas rentrer dans le débat : atteinte aux biens matériels ou aux personnes ? Distinction foireuse. Assumer les bris matériels, parce que c’est « non-violent », c’est encore se bercer d’illusions : les assureurs sont là pour pallier, les industries polluantes sont là pour revendre les mêmes neufs, etc. Comme dit Günther Anders : les destructions sont parfaitement assimilables par les institutions capitalistes écocidaires, qui en ressortent même grandies. [2]

Les démolitions peuvent faire du bien, on est d’accord : qui serait contre le spectacle d’une banque qui brûle ? Mais il ne faut pas croire qu’elles combattent les ordres de pouvoir : elles réjouissent symboliquement, tout au plus.

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Le concept de violence sied bien aux nuisibles : il suffit de voir avec quelle bienveillance ielles savent accueillir les êtres dignes de ne plus subir leur violence. Les indigènes, les femmes, les enfants, les animaux, le cercle ne cesse de s’élargir grâce à ces « causes justes ». À ce petit jeu, celui de l’extension de la sensibilité, on se heurte vite à la question de l’invisible, des milieux, du règne minéral : quid des esprits, des rivières et des montagnes ou de l’extractivisme ? Si le problème est seulement celui de la violence, on pourra continuer à détruire allègrement sans (trop) violenter.

Il apparaît ainsi que cette manière de poser le problème par les types de destinataires de la violence laisse toujours dans l’ombre l’origine : les nuisibles précisément. Or, quand on saisit le problème directement par les rapports de pouvoirs, il n’y a plus à se poser la question de savoir qui est digne d’être épargné·e, puisque l’origine même de la nuisance devient le vrai problème.

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Celle-ui qui croit ou veut être non violent·e a ceci de naïf qu’ielle ne voit pas qu’ielle veut demeurer en deçà de ce que son adversaire qualifie de « violent ». Acculé·e dans ce piège, ielle ne peut que finir par ne plus rien faire, car ielle a d’emblée accepté les règles du jeu de son adversaire qui étendra la définition de la « violence » jusqu’à ce que la non-violence ne soit plus rien, contraignant ainsi au non-agir.

La finalité de la valorisation de la « non-violence », dans les mots d’ordre des pouvoirs, est d’acculer à l’impuissance complète.

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Déployer une puissance destructrice ne s’accomplit pas sans tristesse : c’est vraiment qu’il n’y avait pas d’autre issue. Ainsi, Günter Anders ne se réjouit pas des conclusions implacables auxquelles il arrive dans sa réflexion sur la violence… [3]

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Pascal écrit : « Nous sommes embarqués ». Nés dans un monde de violence et d’inégalités, nous y répondons. Il n’y a donc pas de violence originaire – du moins c’est un faux problème.

La distinction essentielle à faire est donc entre une réaction retournée contre ses causes propres et une réaction détournée vers un destinataire plus « facilement » atteignable – en termes de rapports de pouvoirs [4]. C’est flagrant dans les agressions domestiques – femmes et enfants battus – et dans les suicides au travail. En cas de harcèlement moral professionnel, pourquoi se tire-t-on une balle plutôt que de tirer sur son patron ? Comment en vient-on à penser que la « merde » c’est soi [5] et non le donneur des ordres stupides qui nous ont acculé·es à un tel état de détresse ?

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« Je ne nie pas avoir planifié des actes de sabotage. Je ne l’ai pas fait par témérité ou par amour de la violence en soi. Je l’ai fait à la suite d’une analyse calme et réfléchie de la situation politique. » [6]

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« Laisser faire, laisser passer » : la formule de Vincent de Gournay (à quoi fait écho la métaphore de la main invisible d’Adam Smith) peut se voir conférer un tout autre sens dans la perspective de subsistance. Nous cesserons de soutenir ce qui détruit le vivant, les vies humaines, et qui réduit tout à de « la ressource » – naturelle ou humaine. Si nous les laissions vraiment faire, illes ne feraient très vite plus rien.

Cela, on l’aura compris, ne nous prive d’aucune puissance d’agir, cela n’augure même d’aucune forme de nos actions – dont l’inventivité surprendra jusqu’à leurs auteurices, c’est ce qui est beau avec la puissance. Les possédant·es n’obtiendront certainement pas que nous condamnions la moindre action, puisque nous ne les condamnons pas non plus. Nous agissons.

Sébastien Charbonnier

[1Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant.

[2Günter Anders, La Violence : oui ou non, Éditions fario, 2014 [1986].

[3Günter Anders, La Violence : oui ou non, Éditions fario, 2014 [1986].

[4C’est une précision importante, car je pense qu’il est plus facile de tuer par étranglement un milliardaire vieillissant qu’une jeune femme. Mais tel homme rendu malheureux dans son travail risquera plus sûrement de détourner sa contre-violence vers celle qu’il dit « aimer » plutôt qu’à l’encontre du sommet de sa hiérarchie professionnelle.

[5Jean-Michel Laurent a écrit dans sa lettre d’adieu : « Je ne suis qu’une merde incapable et encombrante ». Sur le procès France Telecom, voir Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020.

[6Nelson Mandela, cité par Victor Cachard, Histoire du sabotage, Éditions LIBRE, 2022.

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