La gangrène et l’oubli - Nanterre Année 0

Victor Collet

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

Pendant qu’on écrit, un hélicoptère tourne toujours au-dessus de nos têtes, pour la troisième nuit d’affilée. Des détonations, toutes les cinq à dix secondes, continuent de résonner au loin, sur la Canebière, à Marseille, loin de Nanterre. En bas de la rue, deux jeunes de moins de 20 ans siphonnent un ballon d’hélium sur le trottoir, tombent, se chamaillent à en perdre une de leurs chaussures. A deux mètres d’eux, un trentenaire fatigué dort à même le trottoir, position fœtal sur un matelas crasseux aux larges traits marrons posé à même la poubelle. A dix minutes du Vieux Port et de ses touristes qui envahissent depuis le confinement et viennent de fuir après la deuxième nuit d’émeute dans la ville. Plus un seul commerce ouvert. La pauvreté crève pourtant la vue des rues de Marseille. Pour celles et ceux seulement qui veulent encore la voir.

« J’ai compris que rien ne changerait pour nous, maghrébins, et qu’on était dans un bourbier, duquel il nous était difficile de sortir en bon état. Le goudron s’était collé à nos semelles et le fer était entré en nous par la paume des mains, les gens étaient en béton armé […] Il n’y avait plus rien de lumineux dans le regard de mes camarades et, à force de les regarder, je devenais fou ».
Mohammed Kenzi, La Menthe sauvage, Grevis, 2022 [1re édtion : 1984].

« Moi, quand je fous le feu,
Ça fait d’la lumière,
J’y vois plus clair »
Abdel Hafed Benotman, « Racaille », 2005.

Qui aurait pu croire, au moment où ce récit était couché, que la police venait à nouveau de tuer d’un tir de flashball en plein thorax, Mohammed, 27 ans, père d’un enfant et d’un autre à venir, qui filmait depuis son scooter les interventions policières. Qui aurait pu penser qu’on cacherait trois jours le meurtre, encore, pour hâter le retour au calme… A l’oubli.

C’est toujours aussi sidérant une société qui ne veut pas voir, qui s’enferme et s’enfonce toujours un peu plus dans le déni. Pacification à la sauce management des conflits pour certains. La gangrène et l’oubli, pour d’autres, aurait dit Benjamin Stora à propos des dits « événements » refoulés et de la mémoire de la guerre d’Algérie [1]. A force de singer le grand oncle d’Amérique [2], on avait fini par ne plus ressembler qu’à sa province, aurait dit le rappeur passé par Nanterre Rocé [3]. Les réflexions sur l’abolition de sa police gangrénée en moins. Masque républicain sur peau noire et basanée. Toujours.

On n’avait rien vu. Ni à Nanterre ni ailleurs.

Cette fois, pourtant, tout le monde a vu.


J1 – Nahel, la gangrène fasciste et policière

Tous les cauchemars et les monstres tenaient encore dans le placard. On ne sait pas comment exactement. Ni pour qui. Mais pour certains en tout cas, c’est sûr.

Nanterre. Terre de bidonvilles et d’immigration algérienne, terre du 22 mars, des « événements de Nanterre » lançant la plus grande grève de l’histoire, sa faculté au milieu des bidonvilles justement, sa préfecture du département devenu le plus riche de France, ses voisines de Neuilly-sur-Seine, Sarkozy, la Balkany-Pasqua family tout ça tout ça… Une préfecture construite à la fin des années 1960 sur les décombres des baraques du gigantesque ensemble dit de La « Folie », 8 000 à 10 000 habitants pour un seul point d’eau à quelques encablures de Paris. Du plus bel effet. Et, toujours aujourd’hui, une moitié ou presque de ses habitants vivant en HLM, et son quartier du Parc, deuxième plus gros parc de logements sociaux du département, connu pour ses emblématiques tours nuages aussi prisées de Booba et de JUL que des volontés d’en rénover, détruire ou muséifier certaines parties pour y « casser le ghetto » et importer un peu de « mixité sociale ». Le tout, à quelques mètres des Tours de la Défense et de la Société Générale, à 18 minutes de Châtelet. 3 gares de RER, des centres sociaux en veux-tu en voilà, des associations en pagaille, de grandes mosquées et une mairie de gauche longtemps communiste, depuis 1935, qui redistribue désormais sans compter les miettes du capital à ses administrés et ses services techniques. Bref, un lien fort entre les communautés, les quartiers, un réseau de transport équilibré, des cités aux indicateurs sociaux dans le rouge du Petit Nanterre aux Pablo Picasso mais un peu moins qu’ailleurs. Souvent ou freinés par un « vivre ensemble » rabâché à longueur de communiqué dans une banlieue post-communiste au milieu de l’océan néolibéral qui prolifère à côté. Et qui s’étend démesurément depuis un moment, comme ces tours de verre qui rognent parfois sur les clichés les cités populaires de Nanterre.

Une ligne au palmarès encore. Parmi les traumas des maires de gauche et de banlieue : avoir réussi à éviter en grande partie les émeutes de 2005, pour toutes les raisons évoquées précédemment. Mais un électrochoc quand même. Et pour s’éviter le trauma, un changement… d’élus, de places, de noms…un paquet d’inaugurations : au nom du massacre du 17 octobre 1961 et ses Algériens jetés à la Seine, d’Abdennbi Guémiah tué par un voisin raciste à la cité de transit Gutenberg en 1982, Aimé Césaire et sa plaque pour lutter contre la colonisation juste en face de la Défense, et la désertique et lunaire place Nelson Mandela. La lutte contre l’apartheid, justement. Face à la préfecture précisément.

2010 encore, un jeune du quartier entre les Pablo et le Chemin de l’île, Ben, se fait percuter en plein mariage d’un ami par une voiture de la bac, propulsant sa moto, sans casque, sur un camion le tuant sur le coup. Mais il y avait bien eu les cérémonies, l’accompagnement des familles et des amis, du club de boxe aux gymnases pour se retrouver… En face, pas d’affaire, pas de suite. Pas de bruit.

On n’avait toujours rien vu.

Pour Nahel et les autres

A 8h45 pourtant, en face de la préfecture de Nanterre, l’exécution du jeune Nahel vient de souffler en une secondes les 30 dernières années de réconciliation et d’illusions de paix sociale maintenue tant bien que mal au milieu des tours de verre. Sur l’autel de la Hoggra [4] policière.

Nahel, 17 ans, vient d’être contrôlé à l’arrêt dans une voiture de location par un policier qui le met en joue à la portière gauche. Il tire à bout portant après avoir annoncé son intention très distinctement : « Je vais te mettre une balle dans la tête » après que son voisin lui a crié : « Shoote-le ! ». Le véhicule finit sa course, en pleine accélération sur la place Nelson Mandela.

Le tout n’est pas seulement vu, au milieu de la dizaine de véhicules qui remontent vers la préfecture à l’heure de pointe. La scène est aussi filmée par nombre d’entre eux et par cette passante. Angle imprenable : fait rare, toute autre appréciation ou autre version devient impossible. On y entend même l’intention directe avant le coup fatal. Une voiture à l’arrêt, un policier ouvertement de côté, qui ne risque rien. On voit tout. On entend tout.

Tout à coup, on voit.

La vidéo aurait certainement suffi. Mais d’autres, comme nous, ne l’avaient peut-être pas encore vue. Le syndicat du meurtrier et de son complice par exemple qui produisent une communiqué en forme de véritable copier-coller falsifié et mensonger comme ils savent le faire désormais à chaque meurtre ces dernières années, décennies, qui sait. A peine arrivé, déjà écrit… « Légitime défense », « refus d’obtempérer », « mise en danger du policier », « bien connu des services », « petit délinquant », « mentions au casier »… Et si on l’a lu avant d’avoir vu la vidéo, c’est aussi parce que les plus grands médias l’ont relayé. Tout aussi vite. Chaine du mensonge bien balisée. Pas une vérification ou une autre source. On n’avait rien vu jusque-là, il faut dire. Mais là. Dans les colonnes du Monde, les principaux JT, les commentaires les plus nauséabonds salissent donc un peu plus encore la victime, la famille. Ils pensent jouer le même jeu qu’à chaque fois, enterrer l’affaire en salissant l’identité, la parole des passagers, d’éventuels témoins. A force, on s’y serait presque résigné tant on sait désormais comment finissent la plupart des affaires.

Mais, voilà, devenue viral, avec la bande son exploitée, le film de la mort en direct du jeune Nahel a balayé en un instant toute la merde accumulée par ces versions policières standardisées depuis des années. A la vidéo, suffisante d’évidence, s’est greffée l’énormité du mensonge qui emplissait les médias au moment où elle est venue les percuter.



La vérité falsifiée en Grand, et tout à coup, tous ceux qui commentent le drame apparaissent pour ce qu’ils sont : des imposteurs au mieux, de francs racistes plus souvent, de vrais complices du meurtrier tout le temps. Alors que les avocats de la famille révèlent en un temps record en plus de tout le reste le mensonge sur les mentions au casier du jeune Nahel, tout ce que les réseaux sociaux et les médias ont de gangréné continuent de déverser leur haine des racailles, des étrangers… Pas une once de remord, aucun respect. Rien. Un communiqué incendiaire du syndicat policier vient même féliciter un temps le meurtrier et son complice, avant de le retirer sous la pression du Ministre de l’Intérieur. Car là-haut, on s’inquiète. On a commencé à voir probablement. Tout ça, la veille de l’Aïd. Bienvenue en enfer.

« On est la première génération de descendants de colonisés, mais on nous traite comme des chiens. »
Djamel de Nanterre, cité de transit André Doucet, 1982.

Vue de la cité de transit Gutenberg dite cité blanche, env. 1970

Devant des policiers muets, un des ambulanciers, ami de la victime, crie sa détresse à la face des meurtriers. « Nanterre, à l’époque, ils te reconnaissaient, ils venaient te chercher chez toi ». Il parlait peut-être de cette génération-là, celle de la cité de transit, qu’on appelait aussi celle des « lascars de Nanterre », parqués dans les sinistres algéco de chantier censés durer deux ou trois ans et où s’entassaient encore des centaines de familles 15 ans plus tard sur les bords de Seine, afin d’éviter le « seuil de tolérance » et les problèmes de difficile « cohabitation avec les ménages français ». Retour du refoulé en pleine face, et de ces affrontements notoires entre jeunes de Nanterre ayant grandi avec une municipalité qui refusait de les inscrire au fichier des mal-logés. Ou peut-être parlait-il de celle-là, des années 1990, de la désindustrialisation plus ou moins achevée dans les HLM déjà dégradés des Pâquerettes au Petit Nanterre ou des Marguerites, du Chemin de l’Île ou des Pablo, de la plaque tournante et des bracos on disait alors…

« Là, les gens, ils sont en train de dormir, vous allez voir comment ça va se réveiller. »

On ne peut pas dire que c’était que de la langue. Mais il y en avait encore qui semblaient n’avoir toujours rien vu. Qui appelaient encore au calme. Probablement pour la forme ou pour se rassurer. Peut-être par habitude ou par effroi.

La sidération était énorme pour tous, il est vrai. Entre l’horreur filmée et le déversoir raciste à côté. La sidération n’a pourtant pas duré longtemps ce 27 juin 2023. Une touche finale a même frisé l’absurde, assaisonné le tout pour qui n’avait vraiment voulu rien voir, lancé une énième tentative pour rapporter le tout au seul et unique cas du meurtrier. En fin d’après-midi, premiers flics déployés autour des incidents qui se déclenchent dans le quartier où vivait Nahel, au Vieux Pont. Ils sortent de leur voiture, fringants. Ni une ni deux, ils jettent purement et simplement à une dame qui les invective pour ce qui vient de se passer un lapidaire : « retourne en Afrique ! ». Fin de l’histoire.

On aura beau rappeler ces histoires justement, celle de Nanterre, des autres quartiers, des autres meurtres, des bidonvilles, de ses cités de transit, de ses gens parqués des décennies dans de sordides baraques, ses morts, ses effondrements et surtout ses incendies, certains les auront oubliées au milieu de la grève générale de 68, d’autres esprits chagrins diront que c’est loin.

« Depuis des années, des décennies, nous venions au Pont de Bezons. Au tout début, c’était après 1973. Le sang avait beaucoup coulé. Le sang des Algériens. Les Algériens, on les tirait comme des lapins. Attentat contre le consulat de Marseille et au bout de l’année, près d’une centaine de morts. Nous venions ici avec le mouvement des travailleurs arabes, H’med, Saïd, Mokhtar… les hommes de Radio soleil et de Sans Frontière. Ils étaient palestiniens, marocains, tunisiens… chiliens, algériens, espagnols, portugais… et africains. Ils étaient sans frontières. […]. Venir ici chaque année ne me fait pas oublier Djillali Ben Ali, Mohammed Diab, ne me fait pas oublier Zyed et Bouna. Avec eux, je vis les jours, les mois et les années. Avec eux, je vis chaque jour des 17 octobre 1961 ».

Chérif C., commémorations du 17 octobre 2011, Colombes

On pourrait bien rappeler à ceux qui veulent l’entendre qu’au mois d’avril 2020 pourtant, en pleine surenchère sécuritaire dans les quartiers avec le confinement, le jeune fauché par une portière malencontreusement ouverte par un bâtard [5] à Villeneuve-la-Garenne (92) avait entrainé une série de feux d’artifice et de feux un peu partout dans le département, à Pablo Picasso, et même une partie du 9.3. Déjà. Mais le motard n’avait perdu que l’usage de sa jambe. Mis sous pression, plus tard condamné, il avait vite appelé au calme. Quelques mois plus tard, les plus grands rassemblements parfois excités pour un meurtre policier s’étaient eux-mêmes déjà déplacés dans les grandes villes, du tribunal de Paris-Clichy à Marseille. Mais c’était bien lointain tout ça et on regardait avec une certaine stupeur et un peu d’affection les innombrables pillages et incendies après la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis.

Non, on n’avait toujours rien vu.

En fin d’après-midi, cette fois, les gens ont vu. De premiers groupes de jeunes attaquent en pleine journée, style apaches, les voitures de police qu’ils croisent sur leurs routes. En début de soirée, les affrontements les plus sérieux se sont déjà déportés dans le plus grand quartier HLM et les emblématiques tours nuages d’Emile Aillaud, sur toute l’avenue Picasso. Les départs de feu, des mortiers en pagaille, des chandelles qui crachent des dizaines de feux à la seconde pleuvent sur les forces de police et inondent le réseau, Twitter, #Nanterre pour les uns, Snap, Tik tok, boucles Telegram. Déjà, dans la plupart des quartiers nord et sud du 92, les mêmes scènes se reproduisent et le symbole de Clichy sous Bois (Zyed et Bouna) et de Montfermeil, eux-mêmes, sont déjà de la partie. Les premiers signes de solidarité avec Nahel arrivent des Yvelines au Val Fourré (Youssef Kaïf, 23 ans, balle dans la nuque, 1991) et dans le Val d’Oise à Argenteuil (Ali Ziri, étouffé, fourgon de police, 69 ans, 2009). Des poids lourds comme on dit dans ces deux départements.

Affiche du comité « Vérité et Justice après la mort d’Alain Khetib », mort à Fleury-Mérogis après un contrôle à la cité des Maguerites. Première grande manifestation au Petit-Nanterre contre les crimes racistes (mai-juin 1975).

En quelques heures, les images qui tournent comme celles prises depuis l’une des plus hautes des tours Aillaud effacent la sidération. La réalité parallèle du quartier vient de sortir du placard et renvoie la fiction d’Athéna du fils Costa Gavras à une pâle copie devant l’original. Les chandelles et feux d’artifice, l’inventivité, la détermination et l’organisation des émeutiers sont délirantes. On pensait voir un scénario à la 2005 se répéter avec des forces militarisées et deux fois plus conséquentes. On assiste à des espaces d’attaques coordonnées, des embuscades incontrôlables, des chasses bordéliques, dans les quartiers, dans les rues du centre comme à Asnières. Postés à des endroits stratégiques, méthodiques ou aléatoires, les feux font reculer les assaillants souvent en sous-nombre, les font fuir sur de nombreuses vidéos. Les images se répandent en quelques minutes sur les réseaux. Les forces militarisées d’hier paraissent tout à coup seules et désemparées face aux révoltés. Et les forces anti-émeute suréquipées se sont logiquement concentrés dans un quartier. Elles sont totalement seules ailleurs. Surnombre. La défense du quartier devient offensive, plusieurs commissariats sont pris pour cible. Le développement minute par minute sur les réseaux devient addictif. A minuit, des rumeurs enflent sur l’arrivée de nombreux personnes ayant rejoint Nanterre depuis les autres villes de la région. Des petits groupes s’approchent même de l’impensable, la préfecture de Nanterre. Du jamais vu. Espace désertique et parfaitement hostile. Axes parfaitement adaptés aux dizaines de fourgons en faction en face qui sont peut-être ailleurs. Pour Nahel.

J2 – Nanterre la Folie – l’affrontement

« De barricade en barricade, d’une porte d’usine à une autre, des cités de transit aux cités H.L.M, sur ma route se répandait une odeur de merde et de lacrymogène sur un parfum de zones industrielles. Je haïssais ces banlieues, sa police, ses gens, ses enclos, ses barrières qui me retenaient prisonnier et que je voulais à tout prix briser pour en finir avec cet espace étouffant. Je ne recherchais aucun pouvoir, je laissais cela aux politicards véreux qui avaient mis mes espoirs dans la tombe, ceux aux gueules de fouine, renifleurs de scandales qui, juchés sur une table, droits la gloire, vedettes minables dans l’environnement grisâtre duquel je rêvais moi, râton, d’échapper. Je creusais mon trou dans le bitûme afin de passer par-dessous la palissade »

Mohammed Kenzi, La Menthe sauvage, Grevis, 2022 [1984]

Les images laissent des traces. Les boucles s’échangent. Les boussoles s’affolent. Entre des syndicats policiers qui campent désormais plus mollement sur leurs positions et le respect de la « présomption d’innocence » et un gouvernement qui comprend ce qui est en train de se passer et n’a absolument pas envie de l’alimenter, le dilemme devient plus clair. En pleine tournée au soleil dans les quartiers Nord de Marseille, l’annonce fait mal. Et, pour la première fois depuis très longtemps, la police qui dicte sa loi sur ces affaires semble être mise un temps au rencart. On entend d’étranges déclarations d’apaisement. Le coup du lâchage de la brebis galeuse meurtrière et de la bonne police républicaine sent à plein nez. Mais, même ça, on a encore peine à y croire.

« Protégeons nos quartiers, notre bien commun que nous avons eu tant de mal à rénover. Oui, avec sa famille, avec ses amis, nous voulons la justice pour Nahel. Nous l’obtiendrons par notre mobilisation pacifique. Avec ses avocats devant le tribunal. »
Maire de Nanterre, 28.06.23

« Échec au tyran ! Trois ans, c’est jeune pour mourir, mais c’est pourtant le sort qu’a réservé le gérant de la cité de transit Doucet au jeune Hamadi Zane. Pour avoir refusé de téléphoner aux pompiers, le gérant, seul à disposer d’un téléphone, a voué Hamadi à brûler vif. […] »
Les jeunes de la cité Doucet et les jeunes de Nanterre, 1972.

En face, plus personne n’y arrive, plus personne n’y croit. Ça se voit. Même chez les plus mesurés, on sent que quelque chose a lâché. Rappelons-le, à Clichy-sous-Bois, en novembre 2005, il avait fallu attendre trois nuits pour que la situation s’étende au-delà du département. En cette deuxième nuit, c’est l’ensemble du territoire où des signaux de fumée s’allument. Dans la plupart des quartiers de la région parisienne, une partie des grandes villes de l’Ouest, du Nord, à Toulouse, et de plus petites villes de France. Certaines de cinq à dix mille habitants. Et dans les centres-villes. Des groupes de dix à 200-300 personnes ou plus lors de rassemblements, affrontent, brulent, incendient des bâtiments, cassent ou attaquent aux mortiers des forces de l’ordre visiblement un peu étonnées.

A Nanterre, malgré le déploiement, le quartier reste bloqué, les feux d’artifice contraignent la plupart des policiers à attendre, penauds sur le rond-point donnant sur les cités du Bas Puteaux. Sans pouvoir avancer. Les policiers sont même contraints de se replier, au moins une heure.

Mais cette nuit, la nuit des affrontements, la folie des émeutiers surpasse tout ce qui semblait envisageable, privilège de l’âge peut-être, de la détermination, du nombre ou de la colère, ou un hommage involontaire à Nanterre. En tout cas, les innovations tactiques, les cibles imprévisibles, et les « dingueries » en tous genres s’empilent : les innombrables feux d’artifice continuent de tenir ou d’attaquer malgré les renforts policiers.

« C’est nous les condés »
Un pillard pénétrant dans le commissariat de Meudon (92)

À côté déjà, on voit des vidéos où se mêlent des jets de grenade, comme à Clichy-la-Garenne, l’ouverture de banques à la disqueuse au milieu des hourra à Asnières-sur-Seine, des incendies en pagaille et surtout, le vol, la conduite et visiblement de franches rigolades au volant de poids lourds, de bus, en Seine-Saint-Denis et ailleurs. Sans parler des pénétrations des premières cours de la prison de Fresnes où les compagnies appelées affirment avoir passé une nuit d’enfer, les premiers pillages pour un « Yop » ou de ce jeune gars rabroué par sa copine au milieu d’un supermarché en train de mettre des glaçons… dans un sac en papier.

Sans parler des images de ces jeunes revêtus des habits et casques de la police municipale sur un morceau de rap vénère à Mons en Baroeul (59). Quant aux rares pillages de cette deuxième soirée, ils sont essentiellement concentrés en Seine Saint Denis, le Val d’Oise et quelques communes du Nord particulièrement déshéritées. Comprendra ou verra qui voudra.

Après une heure et demi de retrait et un calme relatif revenu dans la cité, les policiers en attente pénètrent dans la cité Pablo Picasso, fracassent les vitres de nombreuses entrées, forcent les portes d’appartements et procèdent à de nombreuses interpellations.

Moins de 48h, la sidération a laissé placé à une espèce de brutal déchainement de vengeance et de folie destructrice teinté de quelque chose qui ressemble à un ascendant. Les syndicats policiers et leurs amis, Zemmour et compagnie, réclament le couvre-feu. Côté gouvernement, on veut surtout se défaire de la brebis galeuse au plus vite. Car la situation fait froid dans le dos. De ce côté pour une fois. Il n’y a pas de curseur, en deux nuits, tout vient d’exploser après la mort de Nahel. Les policiers et le pouvoir semblent dépassés. Les cibles, les affrontements ne sont jamais fixés. Et une autre évidence se répand à mesure que tout le monde sur les boucles et les réseaux autant de dingueries se développer… Ils ne sont pas assez.

« Ils savent qu’ils sont condamnés à travailler, à souffrir toute leur vie durant comme des bêtes. Ce qu’ils recherchent, c’est un semblant de bonheur pour nous, leurs enfants. […] Pour nous, les gars du bidonville, aller à l’école est une corvée de civilisé ».
Brahim Benaïcha, Vivre au paradis, 1992

A défaut d’école, restent pourtant des questions tactiques et une mathématique visiblement rôdée et assez claire : le nombre de lieux touchés par les manifestations, colères, incendies sont tels qu’en face ça patine clairement. 7,5 % d’habitants vivant dans les quartiers, 40 000 policiers mobilisés. La police ne peut pas être partout. Le don d’ubiquité et les drones généralisés ne sont pas encore sur le marché. L’équation est simple.

Si bien qu’en moins de 48h, l’interquartiers vient de reléguer l’intervilles anti-Macron et trois mois de lutte infructueuses des centrales syndicales contre les réformes des retraites aux oubliettes de l’histoire.

Un spectre hante toujours bien la France : ses quartiers… et leur police.

J3 – l’embrasement

« Si un garçon aussi exemplaire est tué, tous peuvent l’être disent les jeunes. Le 10 novembre , une marche silencieuse de près de deux mille personnes s’ébranle dans les rues de Nanterre. Le maire, le préfet des Hauts-de-Seine et le secrétaire d’État aux immigrés François Autain se rendent dans la cité sous tension et se renvoient dos à dos les responsabilités face à la cohue. »
Nanterre, Cité Gutenberg, octobre 1982.

Pour la première fois en trente ans, un procureur de la République vient de décider le placement du meurtrier policier (en service) en détention provisoire, le matin même de la marche appelée par la mère de Nahel à Nanterre. De nouveaux appels au calme sont lancés là, des appels à recourir à Wagner ou les couvre-feu ou l’état d’urgence ici. En ce deuxième jour d’Aïd, on tente l’apaisement, un étonnant communiqué de plusieurs imams paraît. D’autres s’accrochent à l’appel de la maman de Nahel pour une marche blanche (et de la révolte) afin d’en faire un appel au retour du calme un peu partout dans les quartiers. Un peu tard.

Le syndicat policier Alliance appelle pourtant à éradiquer les « nuisibles » et mettre fin à la « chienlit ». Un communiqué tout droit sorti des mémoires du général « De Gaulle » ou des monstres de l’OAS et des tortionnaires d’Algérie qui l’accompagnaient, amnistiés en 68 justement. Finalement, c’est peut-être le Général qui avait bien vu. « Mettez-moi de l’ordre dans ce bordel ! ». Peu avant 1965, avant même la chienlit de mai 68, depuis un hélicoptère survolant la région parisienne, il s’adressait en ces termes à son ministre Paul Delouvrier. Beaucoup murmurent que c’était au moment de survoler Nanterre, ses bidonvilles bordéliques, son camp d’aviation abandonné transformé en faculté des lettres à gauchistes, ses espaces clairsemés.

Ce que le pouvoir politique d’un militaire ordonnait à ses ministres et à sa police, la police l’adresse désormais à ses ministres de tutelle. Triste renversement dans la chaine du commandement. Mais, cette fois, ça coince. Et un dilemme demeure devant cette foule immense venue des quatre coins de la région et d’ailleurs aux abords du quartier Picasso. La mort de Nahel, qui cristallise toutes les colères, a eu lieu place Nelson Mandela, pile en face à la préfecture. Retrait des troupes ? Les laisser à demeure ? Le mystère n’aura pas fait long feu. Après quelques minutes de tension sur la place, la foule est gazée, les feux de voiture reprennent de plus belle sur le gigantesque axe Seine Arche menant aux tours de la Défense.

Des scènes lunaires et d’innombrables immeubles de verre, pour la première fois, sont brisés voire incendiés, comme cet immeuble présenté par des journalistes parisiens perdus au milieu de la banlieue, qui n’est jamais que le siège de l’aménageur de la Défense, l’EPADESA.

« Ça tente de brûler un drapeau français. Malheureusement pour eux, ils ne trouvent pas de silex à proximité ».

Un parmi les innombrables commentaires racistes sur Twitter autour de la Marche #JusticePourNael #Nanterre

Retranchés pour certains dans le quartier du Parc, sur les vestiges des bidonvilles, d’autres fuyant et stoppés aux abords de la Défense. Pour l’apaisement, on reviendra. La nuit sera chaude.

« La marche était immense, je me suis retrouvée seule pendant presque une heure dans l’enfer des courses-poursuites avec la police dans la cité Pablo Picasso. J’ai été sauvée par une équipe de gars déter, cagoulés, gantés qui m’ont tiré de là. Les flics nous poursuivaient jusque dans les escaliers des bâtiments et tabassaient tout le monde. Ils m’ont amené avec les darones. On s’est barricadées et on a attendu que ça passe. Après je me suis retrouvée avec les grands frères et les darons qui faisaient un Barbecue en bas, avec des bouteilles d’eau. Quand les petits arrivaient, ils s’asseyaient 2 min, buvaient de l’eau, mangeaient une brochette, et une fois rechargés, hop retour à la guerre. C’était fort, beaucoup d’émotion, de colère mais surtout énormément de solidarité »

D., une habitante du Val de Marne venue à la Marche pour Nahel et restée au tribunal de Nanterre tout le samedi pour les premières comparutions, juillet 2023

« Que dire du bidonville ? La boue, les rats en multitude, les incendies, l’unique fontaine où les enfants faisaient parfois une heure de queue et qui gelait en hiver, la venue des pompiers au petit matin pour tenter de ranimer une famille asphyxiée, la police et sa sinistre brigade “Z”, chargée de casser toute amélioration des baraques, les ordures que la municipalité refusait de ramasser, les maladies, le mépris des passants [...]. Mais aussi les naissances, les fêtes, la solidarité, les farces, le village… Les bidonvilles sont détruits, mais ils existent encore dans la mémoire, et cela n’est pas près de disparaître ».

François Lefort, La vie passionnément, 1985.

Recenser à ce stade l’ensemble des quartiers, des villes, des rassemblements qui touchent aussi les centres-villes n’aurait pas de sens. Mais l’extension à la sous-région de Lille, les premiers couvre-feu (à Colmar, après l’incendie du tramway et dans trois autres villes), l’arrivée des quartiers de la banlieue de Lyon et particulièrement de Vaulx-en-Velin rivalisent alors avec les attaques aux voitures-béliers filmées pour prendre possession du Lidl à Nantes, ou d’une obscure « Porte 1 » dans le 93 ouverte par un gros remorqueur. Des communes rurales sont mêmes touchées. Le mythe des « violences urbaines » a fait long feu. Un gigantesque incendie du dépôt de bus à Aubervilliers se répand sur les réseaux, avec une rumeur de centre olympique en feu (en réalité une partie d’un bassin d’entrainement). La destruction du bureau des finances publiques à Nancy libère les amendes des administrés. En face, les plus nombreux policiers procèdent pourtant à déjà 870 interpellations. On compte plus de 1300 tirs de LBD pour la seule Seine Saint Denis dans la nuit. Il se murmure que les grenades lacrymogènes seraient en possible de rupture de stock, ceci expliquant peut-être cela.

Mais, comme Nanterre en 2005, c’est dans une autre ville régulièrement épargnée par les émeutes que la nuit est cette fois agitée. Dans la légendaire cité phocéenne marseillaise, le rassemblement devant la préfecture ce jeudi soir est rapidement scindé entre des groupes de jeunes qui coupent la circulation des tram et attaquent les rares policiers et d’autres qui restent sur la place. Après avoir été copieusement gazés, un large incendie se déclare sur le bureau de poste, les groupes sont séparés en trois cortèges : l’un incendie tout ce qui lui tombe sous la main au sud, un autre attaque toute la soirée le commissariat de Noailles au centre, un troisième plus conséquent et divisé en sous groupes pille déjà ou casse tout au long du Vieux Port et des rues commerçantes.

« Purée, ça a fini super tard sur la Canebière, une heure du matin, deux heures. Ça continuait, pillages monstres au nez des crs qui avaient lâché l’affaire. L’hallu. Un peu plus tôt sur la rue de Rome, des grappes de minots courent dans les rues (pillages sur Saint Fé), les voisins au balcon qui leur indiquent par où passer pour éviter la bac. Y en a un qui a perdu une de ces TN toutes "neuves" [6] parce que les flics le coursaient. . Elles ont été retrouvées par d’autres émeutières qu’il connaissait pas. Il était trop content. On s’est retrouvé avec 10 CRS paumés, y’en a un qui crie, on part à gauche, l’autre à droite, l’autre qui avait perdu son casque affolé, ils avaient plus d’ordres, ils savaient plus où aller. Ils finissent par aller tout droit en oubliant un collègue à eux qui regardait plus. Des petits vieux qui regardaient la scène se foutaient de leur gueule.Y avait Pleins de meufs aussi. La seule chose dont ils avaient peur, les minots, c’était de se faire engueuler par leur mère en rentrant. Et le prénom de Nahel à toutes les bouches. »

Djihad, Marseille, 30 juin 2023

J4 – « Partagez et participez pour le petit frère »… le pillage est au bout du fusil

Adresse du rappeur JUL pour la cagnotte en soutien à la mère de Nahel, https://www.leetchi.com/fr/c/soutien-a-la-maman-de-nael-decede-ce-jour-a-nanterre-1608932

« Après la mort d’Abdennbi, on a été plus méchants. Y avait le gérant du Monoprix au Vieux-Centre, le seul supermarché où on pouvait aller faire nos courses depuis la cité. Il nous laissait jamais rentrer ce sale raciste. T’étais arabe, algérien, maghrébin, il te laissait pas rentrer. Son magasin, il a pris feu pas longtemps après la grève dans la cité »

Un ancien de la cité de transit Gutenberg, après la mort du jeune lycéen Abdennbi Guémiah, tué d’un coup de fusil par un voisin raciste, octobre 1982

« C’est pas très politique, les gens se tapent dessus pour un paquet de cigarettes ou une paire de Nike »
Un soutien un peu distant des pillards, Marseille, 30 juin 2023

Sur un clip tourné à la cité des Pâquerettes à Nanterre quelques mois plus tôt, aux côtés du rappeur marseillais, on voit un jeune homme faire le signe JUL avec ses mains. Nahel, le « petit frère » de Nanterre.

Mais, ici, personne n’avait rien vu. Et certainement pas le maire de Marseille, Benoît Payan, dans la cité phocéenne « toujours unie » malgré les douleurs, chagrinera Le Monde au lendemain des premiers pillages. Les meurtres racistes de l’été 1973, l’attentat au consulat d’Algérie, c’était bien loin. Les colleurs d’affiche du Front National et Ibrahim Ali, Benoît était encore petit… quoique. Mais le maire de Marseille n’avait pas eu un mot non plus pour la mort du jeune Souheil, 19 ans, tué dans des circonstances presque identiques à celles de Nahel, à la Belle de Mai, un an et demi plus tôt. Pas de vidéo, pas d’émeutes, une famille qui se bat contre vents et marées dans le désert Marseillais. Dur.

Il n’avait peut-être pas vu non plus les premiers pillages un certain 8 décembre 2018, un mois après les effondrements des immeubles insalubres de la rue d’Aubagne, affairé qu’il était à prendre la succession de Gaudin et rénover ce centre-ville déjà.

« Aucun mot ne peut exprimer notre tristesse et notre refus de l’injustice. Et je veux dire aussi qu’aucune violence pour les exprimer n’est tolérable. […] je veux que la justice passe, qu’elle passe vite et que toute la lumière soit faite. Mais parce que la violence et la division ne servent que les discours de haine […] mes premiers mots seront pour les Marseillais, pour les Marins-Pompiers, mobilisés sans relâche, et pour les forces de sécurité, auprès de qui j’ai passé la nuit à suivre la situation. »

On n’avait vraiment rien vu donc à Nanterre… Des « Premiers mots pour les Marseillais ». Comme hier on parlait « des habitants des cités de transit » et des « Nanterriens ». Les pillards venaient donc certainement de loin. Mais pas si loin finalement. On comprit alors ce qu’il voulait dire Benoît Payan. Que le Vieux Port, toujours uni, n’était finalement pas tant les Quartiers Nord. Le maire appela donc, ce vendredi 30 juin 2023, à fermer les transports à 18h. De bus pillé ou incendié, de tramway brûlé à Marseille, il n’y avait pas eu pourtant. Les pillages de la veille venaient donc de là-bas. Fermer le tout quitte à bloquer l’ensemble de celles et ceux qui y vivent, y retournent, y travaillent. Courageux. Le maire eut la judicieuse idée de prendre un arrêté aussi. Faire fermer les terrasses dans tout le centre-ville. Une mesure d’autoprotection car tout s’annonçait mal. La ville désunie, on ne voulait plus voir voir ça. Deux jours après le bal en compagnie d’Emmanuel dans le tout Marseille et le Grand Plan dans les quartiers, c’était trop dur. Le retour du refoulé frappait Marseille. Et même Payan, qui ne voulait pas voir, a bien vu cette fois.

« Le seul objectif de tous ces groupes était le pillage. Il n’y a pas eu de revendication d’aspect politique tout au long de la soirée », assure la préfecture de police.
Le Monde, 01.07.2023

Renforts policiers, brigade du Raid avec son char et son snipeur haut-perché, un centre-ville déserté par les badauds et touristes à la nuit tombée. Mais pas par tous. C’est un peu idiot car dans un centre-ville pauvre et bondé de transports, de commerces, de touristes, la zone grise est devenue moins grise quand les premiers jeunes contournent les arrêtés et la fermeture des transports dès 16h…Et les policiers, même renforcés, apparaissent vite isolés, repérables et facilement évitables par les 3000 à 5000 émeutiers rassemblés autour du centre-ville, du Cours Belsunce, de la porte d’Aix.

« Avec l’arrêt des transports, le centre s’est retrouvé encore plus blindé de monde que hier.
Y a un mec qui dit que le comico du 14e est en feu ; un autre qui dit que c’est peut-être le Aldi, un autre dit que le Lidl du 15e aussi. La copine avec moi me dit que l’armurerie vient d’être pillée, à Noailles [dans le centre] avec sept fusils de chasse. Le centre commercial du Merlan dans les quartiers Nord aussi. Et partout dans le centre. Les groupes ont continué d’affronter les flics toute la nuit jusqu’à 2h du mat’ à Porte d’Aix tout du long. On dirait qu’il n’y a plus que le comico qui tient. »
Djihad, 1er juillet 2023

Une vague inconnue de récupération de marchandises s’étend du Centre-bourse à la Joliette, de la rue Saint-Ferréol aux bijoutiers, des boutiques de luxe à tous les tabacs répertoriés du centre-ville. Et pour celles et ceux qui n’ont pas pris le tram avant 18h, dans les quartiers Nord. Le monstre vient de sortir deux fois du placard à Marseille.

« Tu veux nous faire la guerre (hein), par Dieu, c’est B,
Ça prend ton Audi, ça prend ta gadji, ça prend ta CB (eh, eh) »
SCH, bande organisée, 13 organisé

« On dirait que le pouvoir a perdu la main. On entend d’énormes détonations qui résonnent toutes les deux, cinq, dix secondes sur la Canebière, un peu comme l’assaut du 16 mars des Gilets Jaunes sur les champs Elysées sauf que là, il est plus de deux heures de matin et ça a l’air d’être dans toute la ville. Les pillages c’était partout au centre. Les gens faisaient 30 minutes de Fnac au centre bourse, repoussés ; ils revenaient, 40 min de Footlocker et de Go Sport, repoussés. Par le Raid ; ils revenaient. Les flics restaient sur les grands axes, faisaient de temps en temps des incursions, puis repartaient. Tout le monde avait compris qu’ils auraient plus de renfort dans la nuit. Ils doivent être mobilisés partout ».
Serge, nuit 30 juin, réformés

« Prends des cartouches de clopes pour ma mère, des Benson, pense à ma mère hein ! »
Une gadji sur la Canebière en train de passer commande au téléphone, 30 juin 2023

« Tu veux une bouteille de parfum ?

  • Merci ça va. hhh »
    Dialogue autour d’un pillage d’une parfumerie, Marseille, 1er juillet 2023

« C’est l’Aïd. On fait les soldes ! »
Une cinquantenaire chargée de boites de chaussures, retournant vers Belsunce, Centre Bourse

Pourtant, l’ère du pillage sème la panique. Un peu partout en France, c’est l’hécatombe matérielle. La nuit prouve avec une brûlante évidence la « Floydisation » de la révolte, les liens à faire entre racisme congénital dans la police et la société républicaine décomplexée, les ghettos et la libération joyeuse des récupérations consuméristes des damnées de la terre… Mais la France a un certain talent. Et, en cette quatrième nuit, c’est tout l’inverse qui se produit. La peur tourne à nouveau, non pas qu’elle change de camp. Mais c’est comme si celle pour la marchandise venait éteindre l’incendie qui gagnait le gouvernement et les atermoiements policiers. On demande des renforts, on veut sauver le commerce. Les deux semblaient seuls face à leur merde accumulée (sauf sur les réseaux et dans les grands médias cela va sans dire). Mais, désormais, on les appelle de plus en plus d’en bas comme le maire de Marseille et son adjoint Ohanessian, seuls face aux hordes de pillards sans foi ni loi. Heureux rempart. Les voitures, ça allait mais les commerces, les supermarchés, les bâtiments publics, les attaques d’élus, ça va trop loin. On commençait à oublier Nanterre.

La gangrène revenait. Imaginez la scène, c’est l’ONU, à travers la voix de son Haut-Commissariat, qui fut bien seule en cette quatrième journée à « épingler » la triste, sinistre et éculée évidence : il fallait régler « les profonds problèmes de racisme et de discrimination raciale parmi les forces de l’ordre ». C’était donc ça le fond du problème ? C’est tout ? On commençait déjà à oublier. C’était sans compter sur la relative décrue des violences, de l’effroi, et surtout des 1300 arrestations cette nuit-là.

J5 – Demain, tout ira mieux tu verras

« C’est la faute de gens comme vous. »
Une commerçante à une passante, sur la Canebière, 1er juillet 2023

En une nuit, le tourisme de masse qui envahissait Marseille depuis le confinement s’était volatilisé. Les terrasses fermées en centre-ville donnaient une impression de retour vers le futur. Espace public en partie libéré du seul business et rendu aux passants, aux « vrais Marseillais » [sic]. D’ailleurs, les vieux cafés traditionnels et certains commerces resteront ouverts malgré les interdictions. A la Marseillaise.

A l’inverse, le maire s’empresse cette fois d’adresser un message de soutien aux familles… des vitrines. Conseil municipal exceptionnel, réduit au strict minimum, le maire vient en personne et forme son point écoute pour les commerçants et les assure d’un déblocage en urgence (en plus des assureurs, avec les deniers des Marseillais) de plus de 2 millions d’euros. En écho au ministre de l’économie Bruno Lemaire peut-être qui, la veille, a demandé aux assureurs de faire un geste. Sans grand résultat.

« Comme Ragnar au village. Préviens la SNEP, les plateformes, que j’vais faire du pillage »
Jul (Marseillais), Ragnar, 2023

« C’est un scandale ! C’est nous qui allons payer au final ».
Un Marseillais endimanché devant la boutique Lancel pillé, Rue Saint-Ferréol, 1er juillet 2023

Le spectacle de la bourgeoisie en pleurs devant les boutiques de luxe éventrées peut faire sourire. Mais, au 5e jour, la région parisienne s’est, dit-on dans tous les médias, calmée. Les régions ont été plus seules, Marseille un peu hors-cadre, à nouveau. Enfin, c’est ce qui se dit ici et là.

Car, après 4 nuits, justement, les médias reprennent un petit discours à l’unisson. Un mot d’ordre même. L’accalmie, on dit. Amoindrir les faits. Au regard de ce qui se dévoile sur les réseaux, c’est encore un sacré bordel pourtant. Mais l’appel du pied du gouvernement aux opérateurs pour bloquer, obtenir les comptes séditieux semble produire des effets. Le fil extrêmement clair des événements sur les réseaux semble se brouiller, en particulier depuis qu’Elon Musk a volé au secours des meurtriers en limitant les occurrences sur Twitter. Les twitts racistes refont surface, tout va bien. Projetés au rang de moteur et de combustible pour les émeutes devenus pillages, les réseaux sociaux rejoignent ainsi le fameux décompte des voitures brûlées en 2005. A l’époque, on exigeait avec bienveillance des journalistes, qui le faisaient parfois d’eux-mêmes, d’arrêter de commenter et chiffrer ces incendies afin d’éviter « la contagion » et de participer à « l’émulation » entre émeutiers. Une « logique de mimétisme concurrentiel entre villes, quartiers, et cités parfois empreintes de rivalité », affirme encore en 2023 la sociologie de comptoir du Monde qui a préféré revenir à ses sources policières des premières journées. Et qui dresse déjà l’effarant bilan des dégâts de 2023. Pleurnicheries sur la propriété privée, innombrables interviews de commerçants apeurés, bisbilles avec les assureurs. Pour les acharnés des bilans, c’est l’heure des comptes, déjà :

« Plus de 5 000 véhicules incendiés, 10 000 feux de poubelles, près de 1 000 bâtiments brûlés, dégradés ou pillés, 250 attaques de commissariats ou de gendarmeries, plus de 700 blessés parmi les policiers. »
Le Monde, 05.07.23

A peine 5 jours. 2005 et ses trois semaines d’émeutes dépassées…Au registre des comparaisons macabres… Mais, à tout prendre, Le Monde aurait au moins pu associer aux sources policières celles préfectorales sur le décompte des arrestations. Plus de 3 000 en 5 jours, soit là aussi autant sinon plus que les 2 921 interpelés du tout novembre 2005. On aurait pu leur souffler qu’en termes de bilan, malgré « l’ultra violence » dénoncée des émeutiers, l’usage des armes à feu est resté en deçà de 2005, un seul même semble-t-il à ce jour. Résiduel dans les deux cas. Pour des médias qui glosent en permanence sur l’arsenal de guerre dans les quartiers ou les « volontés de tuer des policiers » à chaque manifestation et dissolution, on aurait pu en déduire comme ce commentateur avisé sur Twitter qu’après tout, la raison était bien restée du côté des émeutiers comparée à ceux d’en face.

Conclusion

« Une telle solution visant à accepter que le Comité prenne la direction de la gestion de la cité sous la pression des résidents pouvant constituer un précédent de nature à déclencher des initiatives identiques dans d’autres cités, l’inspection juge nécessaire une aide à la Cetrafa [la gestionnaire de la cité] sur les compétences ou de trouver un gérant choisi parmi les résidents afin d’éviter son élimination complète de la cité. »
Note sur la cité de transit Gutenberg à Nanterre. Rapport pour l’inspection générale des affaires sociales, février 1983

Un an après la mort d’Abdennbi Guémiah à la cité de transit Gutenberg en 1982, le gérant – surveillant avait été chassé, la grève des loyers indéterminée votée, les autorités le plus souvent empêchées d’entrer, comme les élus de tous bords. La cité s’est auto-organisée. Le rapport, un an plus tard, s’en alarmait ouvertement au point de fournir une note séparée pour la cité Gutenberg. Les lascars de Nanterre commençaient à entrer en contact avec les autres cités de transit. Premiers pas vers une coordination pour le relogement et contre les violences policières. Mais, surtout, la cité fonctionnait, sans son bailleur, la Cetrafa. Un précédent fâcheux n’est-ce pas ?

Mais, au 5e jour, à l’heure du « sursaut républicain » et des appels aux rassemblements des maires de France contre les attaques d’élus pour le lendemain, à l’unité de la nation et à la « responsabilisation des parents », à la négociation des conditions tarifaires avec les assureurs, la question n’était plus là. Il fallait surtout « en finir au plus vite et oublier », comme dira ce commerçant de Montargis, petite commune cossue du Loiret dévastée par une centaine « d’encagoulés ». Soucieux de reconstruire et tout oublier après le Grand Effroi. Imaginez, après les incendies et pillages dans tous les Etats-Unis après la mort de Georges Floyd, un WASP américain du Wyoming venir raconter sur nos plateaux-télé que le vrai problème dans cette affaire, « bien sûr, la question de la justice, mais les commerces, les vies dévastées des commerçants… ». On aurait bien ri de ces aveuglements bien nord-américains.

« Je reviens du tribunal. Première audience de comparution. A la chaine : la juge vient de mettre dix mois ferme à un jeune pour vol de canette dans un supermarché. Avec mandat de dépôt, direct en tôle. Le second a pris un an ferme avec Interdiction du territoire français à la sortie pour un recel de sac que lui aurait filé son copain. Mandat de dépôt. La troisième, c’était une petite jeune de 18 ans, sans abri. Elle n’a rien volé mais elle était dans un magasin quand les flics sont arrivés. Elle a eu peur, elle s’est enfuie. Ils l’ont rattrapée. Elle s’est excusée. La juge lui a mis quatre mois ferme. Le procureur s’est tournée vers la salle qui commençait à gueuler en se moquant de nous puis a dit à la jeune : « vous savez, ça vous fera du bien »
Une jeune révoltée, Marseille, 03.07.2023

Non. Vraiment, on n’avait rien vu.

Il n’y avait plus rien à voir à Nanterre.

« J’croyais qu’c’était l’moteur, l’engrenage, la roue,
En fait, c’est juste le fouet et les bottes pour forcer l’écrou,
D’ici, on voit tout,
Mais d’hier, on oublie tout,
Et même si,
T’oublie rien du tout,
On t’habitue,
C’est tout »
Rocé, « On s’habitue », Top Départ, 2002

Victor Collet est notamment l’auteur de Nanterre, du bidonville à la cité aux éditions Agone.

[1Benjamin Stora, La Gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte [Bolloré], 2005.

[2Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, 1980. Un splendide film sur les aveuglements français malheureusement avec l’immonde Depardieu.

[3Rocé, identité en crescendo.

[4Mélange d’humiliation et de mépris en arabe.

[5Ici, nous ne faisons en aucune manière insulte à la profession mais reprenons simplement la définition qui en est donnée dans Défaire la police, Divergences, 2021

[6Des paires de Nike air pour les Old School.

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