La danse comme simulacre politique

Room with a view, (La)Horde, mardi 11 juillet 2023, Marseille
Par Christophe Apprill

paru dans lundimatin#392, le 4 août 2023

Christophe Apprill est socio anthropologue, il travaille sur la danse. Le 11 juillet dernier, il s’est rendu sur le vieux port à Marseille pour assister à une représentation gratuite de Room with a view du collectif (La) Horde. Dans ce compte-rendu, il interroge les liens qui parviennent ou non à se faire entre expression artistique et moments politiques (ici les émeutes à la suite de la mort de Nahel M.).

Dans le cadre de « L’été marseillais » organisé par la Mairie de Marseille, Room with a view est donné gratuitement sur le vieux port [1]. La scène flotte sur l’eau, des gradins ont été disposés juste devant la façade de la Mairie. Le maire Benoît Payan offre gratuitement ce spectacle créé par le collectif (La)Horde, qui dirige le Ballet national de Marseille (BNM) depuis 2019. Il s’inscrit dans la filiation des maires, majoritairement de gauche, qui depuis la fin des années 1970, ont exploité le potentiel de jeunesse, de beauté et d’érotisme des danseurs contemporains pour valoriser l’image de leur ville. La nuit tombe sur l’entrée du musicien Ron, « acteur incontournable de la scène électro française [2] » et d’une danseuse qui se lance aussitôt dans un déhanché au rythme de la musique qui augmente graduellement en volume. Elle est rejointe progressivement par les dix sept danseurs sur la partie haute du décor, sorte de carrière désaffectée où se dessinent des gradins. La phrase inaugurale génère cette ambiance familière des clubbers [3] où la danse individuelle, magnifiquement illustrée par les singularités des interprètes, se fond dans un magma collectif, d’où jaillit une énergie figurant « un acte de résistance » à « la perspective écrasante de l’effondrement » [4]. Progressivement la troupe investit le bas du plateau. Après le souffle collectif, les duos alternent entre étreinte amoureuse et dispute violente. Cette dernière apparaît parfois peu crédible, tant elle est simulée. Parmi les manifestations de liesse collective, une ronde fait explicitement référence à La danse de Henri Matisse. Puis on revient au souffle collectif pour la scène finale, sorte de bouquet où l’énergie du groupe parvient à atteindre un point d’acmé grâce à la virtuosité des danseurs et la puissance de leur engagement physique. Le collectif détient indéniablement un savoir-faire pour mettre en scène cette énergie et en faire valoir les propriétés collectives. Une adolescente de douze ans glisse : « Ils se balancent, ils se battent et ils s’embrassent ». A l’exception de ces moments intenses, la gestuelle n’apparaît pas très variée. Quoiqu’il en soit, le public, une majorité de 20-35 dans la partie non gradinée, adhère à plein régime. Le désir de danser se propage. Familier des clubbers, Ron sonne aussi pour ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans ces lieux.

Après les saluts où ils ont été rejoints par l’équipe technique et une partie du personnel du Ballet National de Marseille (arborant le tee-shirts BNM), les artistes se répartissent dans tout l’espace scénique, notamment sur les gradins du décor. Poings levés, immobiles, ils regardent les spectateurs pendant que s’inscrit sur les écrans une citation de Frantz Fanon : « Contre le racisme, contre la violence, contre l’oppression ». Dans le même temps, un enregistrement vocal en plusieurs langues est diffusé. A certains idiomes, les spectateurs réagissent avec enthousiasme.

Le poing levé est une citation des athlètes Noirs afro-américains Tommie Smith et John Carlos qui, aux jeux olympiques de Mexico de 1968, ont levé un poing ganté de noir pour dénoncer les politiques raciales ségrégatives. Mais ces deux athlètes ont gardé la tête baissée, et lorsque a retenti l’hymne national des États-Unis, ils ont été hués par le public. Selon Wikipédia, cet « événement est considéré comme l’une des manifestations politiques les plus importantes de l’histoire des Jeux olympiques modernes. [5] »

L’émotion perceptible dans le public de Marseille semble accréditer que le message politique de (La)Horde et du Ballet est passé. Mais de quel message s’agit-il ? Les chorégraphes, l’équipe du BNM et les danseurs souhaitent-ils marquer le coup par rapport aux émeutes qui ont eu lieu dans de nombreuses villes de France suite à l’assassinat par la police de Nahel à Nanterre le 27 juin ? Ou s’agit-il plus modestement d’un message politique générique pour accompagner cette pièce en particulier ? La première hypothèse semble plus plausible au regard de l’actualité et de la construction narrative de la pièce, où ne figurait pas cette double référence lors de la captation du Châtelet réalisé en 2020. Faisons l’hypothèse que pour les gens de droite comme de gauche, ce message fait l’unanimité. Qui peut raisonnablement s’afficher raciste, favorable à la violence et à l’oppression dans ces milieux sociaux ? Qui pourrait se plaindre d’une telle prise de position à l’issue d’un spectacle gratuit, face à la Mairie de Marseille ? Voilà une concession bien pensante à l’air du temps diront les plus critiques. Pourquoi mélanger politique et danse contemporaine dirons les puristes. Que vient faire Frantz Fanon là-dedans observeront les lettrés ? Certains iront jusqu’à regretter qu’un beau moment de chorégraphie soit sali par une position incongrue. Mais cela n’arrive qu’après les saluts. Il n’y a pas de longs discours, pas de revendication, pas d’exigence particulière.

En fin de compte que signifie cette double citation (Fanon et les JO de Mexico) ? Elle n’engage à rien. La référence à Fanon apparaît radicalement hors sol, tant et si bien qu’elle en devient molle. Mais dans les milieux de la culture cultivée, et particulièrement dans le champ de la danse contemporaine, il est de bon ton de citer des intellectuels, philosophes de préférence [6]. Si cette virgule politique qui recourt à un intellectuel engagé est censée traduire un message, pourquoi ne pas avoir osé être plus explicite ? Citer le nom de Nahel, 17 ans, tué le 27 juin 2023 à Nanterre, soit précisément deux semaines avant cette représentation, eut-il été outrecuidant ? Citer le racisme d’État eut-il été trop choquant ? Évoquer précisément les violences policières qui tuent et mutilent eut-il été trop radical ? Aux yeux de (La)Horde et du BNM, il semble bien que oui. Au lieu de tout cela, leur message apparaît d’une platitude absolue. Et cette platitude résonne comme une offense à tous ceux qui subissent humiliations, injustices et relégations. Ne pas nommer ce que notre structure socio-économique néolibérale orchestre quotidiennement en termes d’aliénations et de spoliations représente une peine supplémentaire. L’évoquer mollement, en passant, constitue une injure pour tous ceux qui se battent au quotidien contre les injustices à l’école, pour se loger, pour travailler. Ce message n’est autre qu’un simulacre destiné à importer, dans le monde du spectacle, la duperie que nous vivons à travers les mots d’ordre et la bien-pensance conformistes du monde ordinaire. C’est un agrégat d’éléments de langage pré construits, légitimés par deux citations qu’ils détournent, comme savent si bien le faire les communicants. La duperie se dédouble. (La)Horde nous donne à penser qu’ils sont engagés politiquement. Nous comprenons bien qu’il n’en est rien. En référence à leur dénomination, il ne s’agit que d’une aimable parenthèse. Le malaise est total. (La)Horde, supplétifs agiles des responsables de la souffrance des forçats de la terre. En réaction, dans le silence religieux qui s’interpose entre les slogans enregistrés, un spectateur rompt la glace et crie : « Macron, nique ta mère  ». On se demande bien pourquoi.

[1En voici la présentation par (La)Horde : « Nous avons pensé ce spectacle comme celui d’un difficile éveil des consciences, d’une marche forcée par la perspective écrasante de l’effondrement, et nous l’avons polarisé sur les rapports physiques que nous entretenons au groupe et à notre environnement. Une exploration des frontières et des nécessaires interdépendances de nos corps. Nous avons choisi d’incarner les mouvements souterrains, haineux comme amoureux, qui nous agitent et dont la compréhension ouvre la voie à une appréhension plus globale des inévitables luttes et conflits à venir. La chorégraphie rencontre la musique pour raconter la souffrance et la légitime colère des générations actuelles qui cherchent à se fédérer pour se donner sens, dans des communautés de fête et de combat, débordées par les infinies violences du monde, qu’elles rejouent en boucle, dans leur chair, comme pour les exorciser. Nous avons imaginé un espace trouble propre à faire apparaître la paradoxale beauté du chaos, celle qui naît de l’énergie salvatrice et de la force collective qui jaillissent des effondrements multiples. En cela, nous nous reconnaissons profondément dans l’appel, lancé par l’écrivain de science-fiction Alain Damasio, à mener une « guerre des imaginaires » : une guerre contre tout ce qui appauvrit les possibles et étouffe les utopies politiques qui tentent de réinventer le monde. » Site Numéridanse - https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/room-view – consulté le 20/7/2023

[2Selon Beware, 28/2/2020. https://www.bewaremag.com/rone/ - consulté le 20/7/2023.

[3Personne qui a l’habitude de fréquenter les boîtes de nuit.

[4Voir ci-dessus la présentation par (La)Horde de Room with a view.

[5« Poing levé du Black Power lors des Jeux olympiques d’été de 1968 ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Poing_lev%C3%A9_du_Black_Power_lors_des_Jeux_olympiques_d%27%C3%A9t%C3%A9_de_1968 – consulté le 12/7/2023.

[6Burighel Giuseppe, 2021, Le danseur en dialogue. Pratiques et formes des discours dans l’art contemporain, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

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