La critique aux temps du libéralisme, un outil de contrôle social ?

Quelques pistes pour une redéfinition du « subversif » par Dimitri M’Bama

paru dans lundimatin#252, le 3 septembre 2020

On critique tout de nos jours. Les films, les équipes de foot, les gouvernants, les collègues, une coiffure, le système, le ketchup et même... soi-même. Il y a d’ailleurs un sport qui s’appelle la théorie critique et qui se pratique le plus souvent dans les bistrots, une profession éponyme et une trilogie d’Emmanuel Kant. La seule chose que l’on semble ne jamais critiquer, c’est justement la critique. A quoi sert-elle ? Pourquoi tenons-nous tant à critiquer tout et n’importe quoi à peu près tout le temps ? Dans ce texte, Dimitri M’Bama propose une généalogie aussi brillante qu’éclairante de cette pratique bien particulière et située historiquement. Et si la critique était en réalité solidaire du libéralisme et de l’individualisme ? Et si la question subversive devait d’abord s’imposer par le silence ?

Un fait assez révélateur de l’air du temps s’est déroulé en 2018 dans le fastueux décor de la salle de vente aux enchères de Sotheby’s située à Londres. Après avoir été adjugée pour la coquette somme de 1,042 million de livres, “la fille au ballon” de l’artiste Banksy s’est auto-détruite au moyen d’une broyeuse à papier soigneusement cachée dans les bordures du tableau sous le regard amusé d’une partie du public qui n’a pas hésité à immortaliser l’évènement : “la destruction en direct d’une œuvre d’art n’aura [en effet] probablement jamais autant fait sourire.” [1]. La diffusion instantanée sur les réseaux sociaux aura aussi permis de remarquer la bienveillance bon enfant qui règne autour d’un “artiviste” génial voire tout à fait visionnaire pour certains - moment étrange où ce qui aurait pu apparaître comme une remise en question radicale du marché de l’art et plus généralement du concept de valeur d’échange devient une “gigantesque blague”, pour reprendre les mots du Times lui-même. On imagine déjà le compte-rendu désabusé qu’aurait pu réaliser un Rancière dans les Temps modernes, bien qu’une désignation plus juste nous forcerait à parler des Temps postmodernes et de leur aptitude désarmante à remorquer sans effort la critique à l’hilarité générale [2].

C’est qu’en fait, la critique est à ce point devenue une seconde nature qu’elle en a perdu son potentiel « subversif ». Rien n’est plus simple pour s’en assurer que d’assister à une séance de cinéma où le public aura d’abord tendance à souligner les qualités esthétiques des bandes annonces via un lexique témoignant d’une connaissance plus que respectable des ficelles du marketing, puis à commenter – à bon droit – le film en lui-même. Aussi, comment interpréter ce décalage croissant entre la fonction à priori contestatrice de l’activité critique et tous ces évènements qui la rendent inefficace pour ne pas dire franchement absurde ? D’une façon ou d’une autre, il semblerait que l’importance croissante de la critique se soit accompagnée de bénéfices tant sur le plan économique que politique. La thèse que nous tenterons de défendre tiendra essentiellement à souligner sa place stratégique à la fois dans l’augmentation de la rentabilité et la diminution de la violence, pour reprendre la vieille intuition de Foucault sur le développement des sociétés libérales depuis l’Ancien Régime. Sous cet angle, la critique présente d’ailleurs d’importants points communs avec le crédo des sociétés néo-libérales qu’on pourrait définir dans les termes suivants : obtenir le maximum d’ordre avec le moins d’outils possibles. Reconsidérer ainsi la critique devrait ainsi permettre de mettre en valeur la place qu’elle occupe quotidiennement dans la société permissive.

On doit peut-être au marxisme l’affiliation quasi intuitive de la critique à la pensée de Gauche. D’un côté se trouveraient les contestataires véhéments de l’ordre capitaliste et de l’autre ses plus fervents admirateurs bourgeois, pour reprendre la séparation classique de la lutte des classes. Cette dialectique pourrait néanmoins relever d’une certaine confusion idéologique. Comme le montre très tôt Ellul, la critique intellectuelle n’a jamais représenté rien d’autre qu’un pur “univers de discours” d’autant plus véhément qu’il n’est d’aucune prise sur la réalité” [3]. Ainsi la critique opérerait-elle à la manière d’un défouloir privant de toute capacité à agir. “Il n’est précisément rien de plus stérilisant”, affirme Ellul, “que ces spectacles révolutionnaires (…) qui se mêlent aux émissions TV en direct des émeutes [4]”. Critique qui a le mérite, disons-le, de se présenter elle-même comme une forme particulièrement avancée d’impuissance de l’opposition. “Plus la société technicienne sera puissante, plus elle pourra supporter de “migrants de l’intérieur” de ce genre” conclut Ellul [5]. C’est via le terme de Great Society qu’il désignera cette Amérique devenue si opulente qu’elle aura trouvé les moyens d’entretenir avec bienveillance une contre-culture aussi “révolutionnaire” que le mouvement hippie, qui n’aura finalement fait que reprendre avec d’autres mots les plus ancestrales injonctions chrétiennes [6].

Il faut penser au contraire que la critique actuelle remplit très précisément son cahier des charges. Peut-être que l’analyse d’Ellul accepte elle-même trop facilement cette affiliation instinctive entre critique et révolution. Nous devons pourtant à Etienne Thuau une profonde remise en question de ce lieu commun. Dans son étude consacrée aux libellés et aux pamphlets sous l’Ancien Régime, le chercheur met en lumière ce qu’il faudrait désigner comme une généalogie de la transparence de la société civile [7]. Loin d’être une arme destinée à la destruction du pouvoir en place - en l’occurrence monarchique – la critique aurait vite été conçue par les premiers théoriciens de la Raison d’Etat comme un instrument de meilleure connaissance du peuple. C’est d’ailleurs à elle qu’il faudrait attribuer la création du concept même de « société » dans la mesure où seule la visibilité du roi était jusque-là nécessaire pour concevoir le royaume. Les cahiers de doléance réunis à la veille des Etats Généraux peuvent ainsi être considérés comme les prédécesseurs de tout un arsenal destiné à devenir partie intégrante d’une science de l’Etat qui prendra ensuite l’aspect de la statistique avant d’enclencher un tournant décisif vers la surveillance [8]. Sous cet angle, il ne fait pas de doute que la critique tient moins de l’activité révolutionnaire que du dispositif de gouvernementalité évoqué par Foucault, qui n’hésite d’ailleurs pas à évoquer une application très similaire dans des systèmes politiques aussi variés que le fascisme ou le nazisme [9].

Il n’est pas non plus anodin que l’âge d’or de l’activité critique corresponde au développement du libéralisme. Le processus de démocratisation enclenché au XVIIIe siècle sacralise entre autres une toute nouvelle liberté d’expression qui se verra traduite aussi bien par une rapide prolifération des journaux et par un formatage tout aussi rapide des modes d’expression : c’est la naissance de la “tribune”, de la “prise de position” et du tout nouvel “intellectuel engagé” que Tocqueville a l’habitude de mentionner comme cette opinion de la majorité à connotation fortement despotique [10]. La peur panique du libéral envers la concentration du pouvoir voile sans doute une partie de ces mécanismes bien plus “doux” qui consolident discrètement le nouvel ordre social. Conséquence normale de cette normalisation, la critique s’institutionnalise. Là où elle apparaissait encore ponctuelle sous la monarchie, la pratique quotidienne qu’en fera la société postrévolutionnaire amènera logiquement la création de postes et d’organes de presse consacrés. En France, c’est la critique romantique, le triomphe de l’Art pour l’Art et la consécration ultérieure du Parnasse.

Ces convulsions de surface ne doivent pas tromper sur le fait que ce sont ces mèmes cercles artistiques qui auront consacré l’activité critique comme une institution profondément marquée des valeurs fondamentales de la classe dominante. Traduit en termes économiques, la critique n’est au fond rien d’autre qu’une forme de valeur ajoutée à un produit préexistant. La littérature reste un exemple pour le moins frappant à ce niveau tant les commentaires positifs ou négatifs ne feront qu’augmenter - ou diminuer – le capital symbolique d’une œuvre. Les travaux de Bourdieu sur Les règles de l’art insistent sur l’obligation rapide qui se serait imposée à la bourgeoisie d’accompagner son prestige politique et économique d’un prestige symbolique tout aussi éclatant [11]. Il devient dès lors assez difficile de détourner les yeux sur le mécanisme de surenchère permanente opéré par la critique vis-à-vis de l’œuvre où l’on doit avant tout voir une valorisation continue du produit de base, dédoublement presque magique qui se traduira en littérature par la généralisation de la pratique du commentaire. Jameson fait d’ailleurs de celui-ci l’un des points de départ des sociétés post-modernes : un fait qui “tend à réduire”, dit-il, “l’expression linguistique générale à [un rapport au second degré] aux phrases qui ont déjà été formées” [12]. On ne s’étonnera donc pas que la critique artistique ait (inconsciemment sans doute) attribué à l’individualisme ou encore au travail tout un arrière-plan mythologique, allant des fameuses déclamations quotidiennes de Flaubert jusqu’au titanesque travail de documentation nécessaire au naturalisme de Zola, avec en figure du proue la figure fantasmée du génie, son originalité fondamentale, sa prédilection pour la révolution permanente...

Cette critique en voie d’institutionnalisation ne sert donc pas uniquement des visées économiques, mais aussi uniformisantes. Sous les auspices bienveillants de la liberté d’expression, la critique commence à assurer le rôle moins avouable d’un agent régulateur aussi bien esthétique que moral qui fait écho à la formule de Proudhon sur le gouvernement : “être gouverné c’est (…) être réformé, redressé, corrigé...” [13]. Ce dressage généralisé des opinions pourrait bien constituer le versant social, élitiste et non-violent du maintien de l’ordre. Il serait tout aussi intéressant d’y voir la tentative typiquement démocratique - parce qu‘au fond égalitariste – de nivellement des gouts, des valeurs ainsi que des modes de pensée. Tout se passe comme si, à partir de ce point, la critique (institutionnelle) avait amorcé un virage décisif vers une économie verbale faisant disparaître comme par magie la violence des modes de contestation envisageables, remplissant dans l’ombre une profonde reconfiguration sensorielle. Ellul continue sur ce point : “Une barrière prophylactique est depuis très longtemps dressée autour du champ culturel. Le taureau peut s’y ébattre. Il y a la talanquère (…) ils peuvent accomplir des exploits, il est possible d’en faire la métaphysique, mais le caissier est à la porte d’entrée” [14].

Lorsqu’elle ne se pratique pas sur un mode ouvertement collaboratif, la critique ne peut rien représenter d’autre qu’un transfert de violence dans le langage. Rationnalisée, organisée, en certains points conçus comme une véritable vocation spirituelle – Marx en fait une théologie - on peut penser que la critique a très vite pris les traits d’un ensemble de dispositions mentales favorables au développement économique évoqué par Weber [15]. Sur ce point, peut-être que l’une des plus grandes réussites du libéralisme aura été de préserver la connotation subversive d’un élément en réalité vital pour la bonne santé de l’économie. On notera d‘ailleurs que les canons de l‘activité critique se seront peu à peu éloignés des canons de la praxéologie marxiste, et si la critique est en quelque sorte sortie de ces cadres purement institutionnels pour devenir quelque chose plus proche du trait de caractère voire de l’attitude personnelle, nous devons alors la comprendre comme cette activité amputée de toute vocation à ”transformer le monde”.

Le développement du XXe siècle ne va pas non plus à l’encontre de cette nouvelle prédisposition de la société à critiquer qu’on peut retrouver dans les mots particulièrement amers de Cioran envers :

“Cette engeance de glossateurs, ces machines à lire, cette malformation de l’esprit qu’incarne le Professeur, — symbole du déclin d’une civilisation, de l’avilissement du goût, de la suprématie du labeur sur le caprice. Voir tout de l’extérieur, systématiser l’ineffable, ne regarder rien en face, faire l’inventaire des vues des autres !... Tout commentaire d’une œuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n’est pas direct est nul. Jadis, les professeurs s’acharnaient de préférence sur la théologie. Du moins avaient-ils l’excuse d’enseigner l’absolu, de s’être limités à Dieu, alors qu’à notre époque, rien n’échappe à leur compétence meurtrière. [16]

On peut situer ici l’une des principales transformations de la critique au XXe siècle, à savoir sa transformation en système. Ce que Cioran dénonce est bien la naturalisation de la critique sous la forme d’une direction de conscience directement prescrite et enseignée au public par l’intermédiaire de « machines à lire ». La critique rentre dès lors dans une perspective plus générale d’un pouvoir qui se diffuse toujours plus efficacement dans les strates du social à mesure qu’il s’individualise, intégrant une nouvelle technologie politique du corps [17]. Il serait d’ailleurs tentant de calquer la trajectoire de la liberté d’expression sur celle de l’adoucissement des mœurs requis par le libéralisme économique [18].

Sous cet angle, on peut aussi voir dans la psychanalyse l’une des principales tentatives d’homogénéisation du langage. La psychanalyse, avec cette forme canonique qu’est la séance thérapeutique, constitue l’une des jonctions les plus manifestes entre micro-pouvoir et économie dans la mesure où elle fait de la critique un discours qui favorise non seulement la résolution de problèmes dans l’univers stérilisé de la salle de consultation, mais aussi un tout nouveau moyen d’augmenter la productivité. Robert Castel insiste par exemple sur le changement profond qui amènera une partie des activistes révolutionnaires à privilégier Lacan plutôt que Marx, désertant ainsi la scène publique pour se concentrer plus efficacement sur le voyage intérieur. [19] Les progrès rapides de la psychanalyse tendent d’ailleurs à dépasser le cadre formel de la lutte de classes pour prendre toutes les caractéristiques d’une idéologie globale. En tant que science de son époque, elle revêt tous les traits de cet individualisme naissant qui évoque dans les grandes lignes une immense stratégie d’isolement dissimulée sous l’objectivité médicale. ”Au moment même où les professions modernes prenaient leur essor, les psychologues proposèrent un langage celui des personnes, des émotions, des motivations - qui semblaient correspondre aux grandes transformations de l’économie américaine” [20] ». Passant du champ public au champ privé, la critique conserve néanmoins ses fonctions fondamentales dans la mesure où elle ne fait jamais rien d’autre - surtout exprimée dans le confort propre aux divans moelleux - que valoriser cette nouvelle matière première du Moi. Bref, l’auto-critique est l’innovation grammaticale, thérapeutique et monétaire qui attribue les pleins pouvoirs au patient pour se canaliser lui-même.

Il faut ainsi prendre au sérieux la proposition d’Anders selon laquelle ”la transformation extrêmement rapide de nos capacités, notamment techniques, nous a à ce point dépassés que l’écart entre l’avancement de ces dernières et celui de nos capacités émotionnelles s’est creusé de manière catastrophique“, ce qui a ainsi nécessité de soumettre une partie de l’appareil émotionnel à des ”transformations forcées” [21]. Dans ce cadre seulement doit-on parler de sens critique qui comblera une partie de l’incapacité congénitale de l’appareil émotionnel humain à remplir correctement les prérequis du système de production, instrumentalisé à travers les Ressources humaines du monde de l’entreprise [22]. Ce n’est pas vraiment que toutes traces de velléité ou de contestation y disparaissent, au contraire - elles y sont simplement transformées en méthodes de management dans un étrange processus d‘inversion énergétique. La responsabilisation du travailleur et les fiches personnelles d’évaluation deviendront l’expression administrative de cette modification. Contrairement aux prédicateurs du New Management, la critique de soi ne remplace pas les anciennes structures hiérarchiques. Elle les complète. Sur un plan historique, elle devra ainsi être retenue comme le renforcement du contrôle par un auto-contrôle d’autant plus fort qu’il est souple et personnalisé.

Mais il faut également étendre ce discours à la sphère privée, où la Révolution sexuelle marquera une réussite très symbolique. Le sexe deviendra en quelque sorte le sujet essentiel de ces nouveaux discours de vérité donnant naissance aux pratiques modernes de régulation sociale. “Peut-être aucun type de société”, nous enseigne Foucault, “ n’a jamais accumulé, et dans une histoire relativement si courte, une telle quantité de discours sur le sexe” [23]. Analyse qui marquera en même temps que la naissance de ce discours analytique nommé sexualité une étape majeure dans cette généalogie de la transparence sociale qui semble infuser le libéralisme politique depuis sa naissance. En fait, il est tout à fait normal que la sexualité ait si rapidement occupé une position majeure dans l‘échelle de valeurs des sociétés libérales si on accepte l’idée que l’économie pulsionnelle pouvait en certaines occasions menacer l’économie politique [24]. Notons avec le plus grand intérêt les vertus assouplissantes du langage quand il s’agit d’évacuer la frustration : plus la critique se montre violente, « subversive » et politiquement incorrecte, moins la réalité physique parait susceptible d’être altérée, tour de passe-passe caractérisant le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés soi-disant « permissives ». Marcuse tentera de rendre compte de ce glissement sous l’appellation de de tolérance répressive [25].

C’est Blade Runner 2049 qui dresse pourtant le meilleur portrait de la critique actuelle. Lorsque le personnage de Luv demande à l’agent K si l’intelligence artificielle produite par la Tyrell Corporation est bien à son goût, K se contente de répondre que son amie virtuelle est effectivement très “réaliste [26]. Deux points importants à noter ici : sur le plan visuel, la proximité incestueuse entre l‘offre et la demande, le fournisseur et le consommateur, l’entreprise et le client. Villeneuve parvient à traduire en deux lignes de dialogues la principale adaptation opérée par le marché ces trente dernières années, à savoir le rapprochement incessant entre deux parties devenues interdépendantes. Lipovetsky situe dans les années 80 ce processus de généralisation de “systèmes personnalisés à base de sollicitation, d‘option et de participation [27] ». La sursollicitation des médias comme Twitter, Facebook ou Instagram ne fournissent pas de contre-argument sérieux à cette lecture. Dans un rejet proclamé des structures hiérarchiques, le sens critique - avec son lot de périodiques, de sites, de niches spécialisés – permet de passer d’une production de masse à une production sérielle témoignant d’un plus grand respect du « désir » des consommateurs. Il est même possible de voir dans ces revendications une chance historique ayant permis au capitalisme de se restructurer autour de besoins aussi distincts que l’originalité ou le respect de l’environnement [28]. Dans les termes de la consommation, la critique devient ainsi un élément-clé de la croissance puisqu’elle remplit en quelque sorte la fonction d’étude de marché permanente et peu coûteuse. Plus que jamais actuelles, les pratiques de benchmarking témoignent aussi d’une forme extrême de critique dont la miniaturisation aussi bien temporelle que spatiale favorise l’hyper-flexibilité de la valeur d’échange du produit moderne, de l’ambiance de restaurant au confort de la chambre d’hôtel en passant par l’amabilité souriante du chauffeur de taxi. C’est à ce titre qu’il faudrait reconnaître Yelp, Uber ou encore Pitchfork comme les grands critiques de notre temps.

Deuxième point non moins important de cette mise en scène : l’oubli définitif de la valeur d’usage du produit. Le passage du “réel” au “réaliste” est caractéristique d’une perte du référent original qui empêche la critique de s’exercer en dehors du terrain construit par le contexte socio-politique. En fait, Galbraith affaiblit très tôt l’idée d’un besoin naturel à satisfaire en y voyant une nécessité interne du système de production [29]. Il faudrait ainsi penser à la critique comme ce terrain miné orphelin de tout autre référent que celui proposé par son objet, comme l‘ont pressenti non sans une certaine angoisse les structuralistes des années 70. Il est possible que les synergies toujours plus poussées entre l’individu et le Capital aient tout simplement rendu impossible la distance nécessaire à l‘élaboration d‘un point de comparaison assez solide. Comme de nombreuses dichotomies, le monde postmoderne abolit non seulement la ligne de partage authentique/inauthentique mais aussi dans une certaine mesure celle entre le sujet et l’objet. Certains voient d’ailleurs le ”capitalisme tardif” comme une configuration spatiale interdisant simplement la prise de recul. "Il a toujours été implicite chez les théoriciens du système total comme Foucault que si le système était aussi tendanciellement totalisant qu’il le disait, alors toutes les révoltes localisées, sans parler des élans révolutionnaires, restaient à l’intérieur et formaient en réalité une fonction de sa dynamique immanente”, affirme ainsi Fred Jameson [30].

Dans le meilleur des cas, la critique doit par conséquent apparaître comme le summum du tolérable ; dans le pire, elle deviendra au contraire un peu comique, avec la mise en scène consacrée par la figure populaire du youtubeur et le traitement à la seconde des sujets de l’actualité mondiale. Réussite démocratique dans tous le sens du terme, la critique se décline désormais en kit pop accompagné de son lot de placements de produit, de fidélisation, de collecte de données mais plus encore de cette euphorie perpétuelle qui a le mérite de retranscrire à la perfection le mantra hédoniste des élites de notre époque. Reprise en talk-show et dans le format hybride d’infotainment, il faut bien constater que la critique ne montre plus de réelle différence de fond avec les prérequis bien connus du spectacle. On aura toutes les peines du monde à y trouver une quelconque aptitude subversive tant elle se montre sans cesse désamorcée par l’humour. Morozov rappelle d’ailleurs très à propos les nombreuses récupérations de bloggeurs/influenceurs dans la communication gouvernementale de la Russie et de la Chine [31]. Ici, la critique rompt les derniers liens qu’elle pouvait encore entretenir - mais en a-t-elle déjà eu ? - avec la contestation pour passer entièrement du côté de la propagande d’État. Et cela lorsque des plateformes collaboratives ne sont pas directement mises en place pour recueillir les pensées « négatives » des citoyens.

Nous revoilà donc dans la salle d’enchères Sotheby, où Banksy croit utile de nous gratifier d’une nouvelle preuve de la fascination entretenue par le marketing pour la destruction. On se sent un peu mal à l’aise face au rire général qui s’ensuit et qu’un bizarre effet de mimétisme nous force à reproduire tant bien que mal. Tout compte fait, la critique n’a peut-être jamais eu vocation à dépasser la fonction de symbole. Elle n’a même d’ailleurs jamais réussi à dépasser complètement le langage. Succombant à la tentation d’une autre coupe de champagne, nous réalisons un peu confusément qu’elle n’a sans doute jamais eu d’autre objectif qu’augmenter la valeur de tous ces étranges tableaux exposés dans la salle. On commence un peu à regretter d’avoir cru qu’elle pouvait servir à quoique ce soit pour changer les choses. En fait, nous rendons nous compte dans un de ces très courts instants ou l’ébriété rejoint la lucidité, c’est même totalement l’inverse : critiquer signifie un attachement profond, irrémédiable à la chose critiquée, rendant sa pratique irrémédiablement conservatrice.

L’existence d’une école critique aussi célèbre que celle de Francfort aurait dû nous alerter sur le fait que le discours anticapitaliste lui-même a fait l’objet d’une institutionnalisation. La hiérarchisation des “pathologies du social” d’Honneth fait bien état d’une tradition intellectuelle allant grosso modo de Rousseau à Arendt en passant par Nietzsche [32]. Un pas supplémentaire serait de dire que la pensée marxiste formerait somme toute la systématisation la plus aboutie du mode de fonctionnement du capitalisme occidental. Un balancement souterrain relierait ainsi en permanence savoir critique et bonne poursuite des rapports de domination dans la sphère politique. Il incombe seulement à la critique de fournir un état des lieux assez précis autorisant ce processus continuel de réadaptations, de réajustements, de tout cet ensemble de modifications discrètes qui enterrent à terme toute vraie possibilité de basculement et qui l‘entérinent une fois de plus comme cette fonction de transparence sociale nécessaire à sa meilleure administration par l’État - ou le Marché, selon la sensibilité.

Ce petit texte n’a en aucun cas vocation à décrédibiliser la critique – disons simplement qu’il a cherché à chasser l’éventuelle illusion qui pouvait subsister entre critique et subversion. En soi, nous avons simplement cherché à tirer au clair un dilemme. D’un côté, la critique rentre dans une activité de cooptation parfaitement en accord avec les grandes directives du libéralisme. Il serait vain – et même utopique au plus mauvais sens du mot – d’évacuer des possibilités stratégiques la collaboration, le dialogue et tout ce qui intègre de facto le spectre idéologique du progressisme. Ce choix, tout à fait viable, est l’une des principales motivations de la recherche en sciences sociales. D’un autre côté, il serait contre-productif d’y voir un agent actif de changement. Peut-être l’une de plus grandes réussites du néo-libéralisme est d’avoir maintenu en vie le mirage d’une critique subversive et dérangeante pour la viabilité du bon gouvernement alors même que la violence a disparu des moyens de contestation possibles au moins depuis son accaparement par les forces de l’ordre [33].

Mais parions que dans l’état actuel des choses, à savoir une ère de la parole où l’obligation de tout dire rejoint naturellement l’obligation de tout montrer, il y aurait toutes les chances pour que le silence et la dissimulation deviennent les alliés les plus fiables dans l’élaboration d’une vraie alternative politique. La stratégie du silence rentrerait en contradiction directe avec les pratiques d’exposition qui nous sont demandées en permanence sous forme informatique, professionnelle ou encore architecturale. Si les époques produisent respectivement leurs modes de résistance affiliés, un certain ascétisme aurait le mérite d‘opposer les traits constitutifs les plus éloignés du climat d’euphorie générale où tout doit faire l’objet d’une critique constante pour maintenir le niveau de qualité de cette euphorie générale. Ne plus parler pour donner naissance à des idées nouvelles, ne plus s‘exposer à la dynamique abrutissante du like comme principal mode d’approbation du monde social, voilà en partie à quoi pourrait ressembler l’intuition que nous avions de cette ”vraie“ critique en rentrant dans la salle. ”La bêtise n’est jamais muette, ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. » disait déjà Deleuze [34].

[2Jacques Rancière, Les Temps Modernes, Art, Temps, Politique, Paris, La Fabrique, 2018.

[3Jacques Ellul, De la révolution aux révoltes, Paris, La Table Ronde, 2011, p.392.

[4Ibid., p.306.

[5Ibid., p.315.

[6On ne résistera pas au plaisir de souligner le slogan utilisé par Axe `l’occasion de sa campagne de publicité 2014 : “Make love, not war”. Voir https://www.lemondemarketing.com/make-love-not-war-par-axe/

[7Etienne Thuau, Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Armand Collin, 1968.

[8Voir à ce sujet l’ouvrage d’Alain Desrosières, La politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993.

[9C’est en tout cas l’un des traits partagés aussi bien par les chemises noires que par les groupes paramilitaires fascistes fonctionnant sur des mécanismes de collaboration similaires selon La Société punitive, Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 2013.

[10Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Vrin, 1990, p.76.

[11Voir le concept de champ élaboré par Bourdieu pour caractériser le milieu artistique du XIXe siècle : Pierre Bourdieu, Les Règles de l’Art, Paris, Seuil, 1992.

[12Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Editions Beaux-arts de Paris, p.539.

[13Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au 19e siècle, éd. Garnier frères, 1851, chap. Épilogue, p. 341.

[14Jacques Ellul, Ibid, p.394.

[15Max Weber est l’un des premiers à défendre l’idée que le rationalisme protestant a pu constituer un terrain neutre à l’expansion du capital dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Agora, 1991.

[16Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1987.

[17Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p.139. {}Foucault utilise à plusieurs reprises le terme de discipline pour caractériser le long processus d’apprentissage des organismes aux impératifs sociaux.

[18Adoucissement des mœurs qui repose en contrepartie sur une violence extraterritoriale généralisée. Voir Achille Mbembe, La Société de l’inimitié.

[19Robert Castel, Le Psychanalysme, l’ordre psychiatrique et le pouvoir, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1973. Voir également l’article dédié à l’occasion de sa mort sur le site du Cairn

https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2013-2-page-179.html

[20Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2012, p.52.

[21Anders p.12 Tome I aux éditions Ivréa, en 2002 ; tome II aux éditions Fario, en 2011, tr. fr. C. David.

[22Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011.

[23Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Œuvres, T.2, Paris, Gallimard, Ed. de la Pléiade, 2015, p.634.

[24Je reprends notamment ici l‘idée de Freud selon laquelle la civilisation ne pouvait se faire qu‘au prix d‘une sublimation continue de la violence.

[25Voir l’Homme unidimensionnel.

[26Denis Villeneuve, Blade Runner 2049, sortie octobre 2017.

[27Gilles Lipovetsky, L’ère du vide, Paris, Gallimard, 1989, p. 160-161.

[28Luc Boltanski et Eve Chiapello, Ibid.

[29Galbraith, l’ère de l’opulence

[30Fredric Jameson, Ibid, p.97.

[31Evgueny Morozov, The Net Delusion, London, Toronto, Allen Lane/ Pemguin Books, 2011, p. 120-121

[32Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2008.

[33Ce qui n’empêche pas Ellul d’évoquer la substitution du modèle de Révolution aux petites révoltes localisées autorisant à l’occasion de petits illégalismes comme la dégradation de biens publics.

[34Gilles Deleuze, ”Les intercesseurs”, Pourparlers, Paris, Ed. de Minuit, 1990, p.176-177

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