La couleur des mots

Réponse à André Markowicz concernant l’affaire Amanda Gorman
Par Stéphane Zagdanski

paru dans lundimatin#281, le 29 mars 2021

« Invité à Harvard, Mohamed Ali prônait aux jeunes issus du ghetto la chance qu’ils avaient de mener des études, quand une voix fusant dans le public interrompit brutalement l’idole : ‘‘Fais-nous un poème !’’
Il y eut dix secondes de silence, puis l’immense Ali, luisant de gloire et de grâce, dit :
‘‘Me,
We.’’ »
Noire est la beauté

Pour les voyelles, on le sait ; mais pour les mots, qui dira leurs couleurs latentes ? Se poser la question, à l’heure où VERITAS désigne une carte bancaire et LIBERTÉ un dessert à la crème, cela a-t-il encore un sens ?

Le Ravage est en cours. S’il peut s’en prendre au monde et à tous ceux qui l’habitent aussi impunément, c’est parce qu’il s’est préalablement lancé à l’abordage de la Parole sur quoi il continue de diriger ses plus sournois assauts. Pour s’en apercevoir, il suffit de temps en temps de prendre en considération telle des morbides ondulations qui agitent la planète Spectacle.

Je faisais des recherches sur les rapport ambivalents de Spinoza à l’hébreu biblique, en préparation de mon séminaire bimensuel La Gestion Génocidaire du Globe [1], lorsque je suis tombé sur la tribune d’André Markowicz intitulée : « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas. », parue dans Le Monde du 12 mars, à la suite du scandale suscité par l’activiste hollandaise Janice Deul concernant la traduction du poème présidentiel d’Amanda Gorman.

Il me sembla aussitôt évident qu’il y avait un lien à tisser contradictoirement entre le cas de Spinoza et celui d’Amanda Gorman – plus exactement celui de son « affaire », laquelle se résume au choix de la personne adéquate pour traduire son poème dans une autre langue.

Cela m’amena à réfléchir à ce que signifie l’appartenance à une minorité séculairement malmenée : les Juifs pour Spinoza, les Noirs américains pour Amanda Gorman, et à tâcher de comprendre pour quelles troubles et complexes raisons Spinoza, principalement dans les pages les plus âpres de son Traité des autorités Théologique et Politique, manqua tant de solidarité vis-à-vis de ses coreligionnaires – au point que Hermann Cohen parlait de « trahison humainement incompréhensible ».

Enfin l’affaire Amanda Gorman m’intéresse en ce qu’il est aussi question chez Spinoza de traduction adéquate en rapport avec l’appartenance, le philosophe regrettant dans le Tractatus que la Bible n’eût pas été rédigée par un autre peuple que les Juifs, dans une autre langue que l’hébreu.

Je suppose connue de tous la récente prestation de l’adorable jeune poétesse noire américaine Amanda Gorman, dont la notoriété spectaculaire grimpa aux nues du jour au lendemain après la récitation de son poème The Hill we Climb, La colline que nous escaladons, à l’occasion de l’inauguration présidentielle de Joe Biden.

Quelques semaines après ce triomphe qui modifiera à jamais la vie et la carrière de la jeune femme, une activiste hollandaise, Janice Deul, posa publiquement la question du choix du traducteur adéquat pour rendre en néerlandais le poème d’Amanda Gorman. Alors tout le pandémonium de la planète Spectacle se rua dans sa propre misère bavassière.

Découverte sur sa page Facebook [2], la réaction d’André Markowicz à l’article de Janice Deul m’a semblé digne d’une réponse contradictoire, étant donné qui il est. Ne connaissant pas personnellement André Markowicz, et sachant que j’adopterais un point de vue très différent du sien – non pas tant sur le fond de ce que requiert une traduction (quoique là aussi les choses sont loin d’être simples, en particulier concernant les traductions de la Bible où elles demeurent insolubles), que sur celui du « racisme » et du « fascisme » qu’il dénonce dans son article –, j’ai cherché à le contacter sur Facebook pour le prévenir et en discuter avec lui. Une tierce personne nous a mis en contact et très vite nous avons pu en discuter amicalement au téléphone.

Markowicz défend à raison le point de vue non universel d’un traducteur de pure littérature. Il tombe néanmoins dans le piège de la réduction de la condition à la carnation lorsqu’il écrit : « Janice Deul explique quelque chose qui non seulement est raciste (une blanche ne peut pas comprendre une noire) mais aberrant du point de vue de la traduction (parce que c’est le contraire de tout acte d’interprétation... Imaginez, j’y pense, pour le théâtre : pour jouer Hamlet, il faudrait quoi ? Avoir vu apparaître le fantôme de son père tué, pendant la sieste, par son oncle ? ). »

Puis il en conclut : « De même, juger de quelqu’un pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il fait, est une des marques du racisme. Que le racisme soit anti-noir, ou anti-blanc, ou anti-ce-que-vous-voulez, c’est du racisme. Et tout racisme est détestable. »

Ces candides généralités de Markowicz – qu’on excuserait chez un élève de 6e mais qui surprennent chez un intellectuel adulte –, relèvent selon moi d’une mauvaise compréhension à la fois de l’universalité de la condition humaine et de la bienfaisance solidaire que pratiquent depuis toujours les membres de toutes les minorités persécutées au monde, et cela très activement dans les communautés juives.

André Markowicz, pour commencer, a tort d’accuser Janice Deul de « racisme anti-blanc ». Indépendamment de savoir si une telle expression est fondée (elle ne l’est pas), rien ne justifie cette imputation dans l’intervention de Janice Deul à la source de l’affaire Gorman. Il suffit pour s’en convaincre de lire son texte, publié originellement en hollandais, désormais accessible en anglais [3]. On découvre alors qu’il ne s’agit que de défendre ce que l’on nomme, dans le judaïsme, la guemilout hassadim, la dispensation des bienfaits [4].

C’est exprimé en toutes lettres dans son article, qu’on en juge : « J’ai commencé à étudier la langue et la littérature néerlandaises à l’université de Leyde. Bref, la langue et la mode. Des passions que je partage avec Amanda Gorman, l’artiste afro-américaine, activiste et poète, qui est devenue une sensation instantanée le 20 janvier. Non seulement en raison de sa performance flamboyante et de son poème plein d’espoir et puissamment vulnérable, The Hill we Climb, avec la phrase qui donne la chair de poule : ’Il y a toujours de la lumière. Si seulement nous sommes assez courageux pour le voir. Si seulement nous étions assez courageux pour l’être’, mais aussi en raison de son fabuleux look inaugural, avec sa veste Prada jaune vif, son bandeau rouge XXL et sa coiffure tressée. /…/ Quelque chose que les femmes et les filles noires du monde entier ont pris comme une légitimation de leur beauté naturelle. /…/ /La maison d’édition hollandaise a fait pour la traduction/ un choix incompréhensible, à mon avis et à celui de nombreuses autres personnes qui ont exprimé leur douleur, leur frustration, leur colère et leur déception via les médias sociaux. Gorman, ancienne élève de Harvard, élevée par une mère célibataire et étiquetée comme enfant ’à besoins spéciaux’ en raison de problèmes d’élocution, se décrit comme une ’fille noire maigre’. Et son travail et sa vie sont colorés par ses expériences et son identité en tant que femme noire. N’est-ce donc pas – pour le moins – une occasion manquée d’engager Marieke Lucas Rijneveld pour ce poste ? Elle est blanche, non binaire, n’a aucune expérience dans le domaine, mais selon Meulenhoff, elle reste le ’traducteur idéal’ ? Une telle preuve de confiance n’est pas souvent accordée aux personnes de couleur. Au contraire. Que ce soit dans la mode, l’art, les affaires, la politique ou la littérature, les mérites et les qualités des personnes noires ne sont que sporadiquement appréciés – voire pas du tout. Cela est particulièrement vrai pour les femmes noires, qui sont systématiquement marginalisées. /…/ Rien n’est dit sur les qualités de Rijneveld, mais pourquoi ne pas choisir un écrivain qui – comme Gorman – est artiste de spoken word, jeune, femme et, sans complexe, noire ? Nous nous évadons avec Amanda Gorman – et à juste titre – mais nous sommes aveugles au talent de la parole dans notre propre pays. /…/ J’aimerais partager quelques noms de mon réseau personnel. Une liste qui est loin d’être complète : Munganyende Hélène Christelle, Rachel Rumai, Zaire Krieger, Rellie Telg, Lisette MaNeza, Babs Gons, Sanguilla Vabrie, Alida Aurora, Pelumi Adejumo, Schiavone Simson. Chacune d’entre elles a un talent qui enrichit le paysage littéraire et qui lutte souvent pendant des années pour être reconnu. Qu’est-ce que ça donnerait si l’une d’entre elles faisait le travail ? Cela ne rendrait-il pas le message de Gorman plus puissant ? Agents, éditeurs, rédacteurs, traducteurs, réviseurs des Pays-Bas, élargissez votre horizon et rejoignez les années 2020. Soyez la lumière, pas la colline. Embrassez ceux qui ne font que très peu partie du système littéraire, ayez l’œil pour les genres qui ont traditionnellement été exclus du canon et ne laissez pas votre ego l’emporter sur l’art. Les talents de couleur doivent également être vus, entendus et appréciés. Libérez leur travail, engagez-les et rémunérez-les en conséquence. Les artistes noires de la littérature orale sont importantes. Même si elles sont locales. »

Je le redis, ce dernier point de vue – qui est aussi celui depuis lequel écrit Amanda Gorman – relève d’un principe éthique essentiel du judaïsme : la guemilout hasidim, la bienfaisance solidaire, ce que Hyam Maccoby qualifie d’« amour surérogatoire » [5] dans un chapitre du Peuple paria sur les Juifs d’Angleterre au Moyen-Âge, concernant l’interdiction de demander un intérêt à un autre Juif à qui l’on prête de l’argent : « Chaque coreligionnaire juif devait être considéré comme un membre à part entière de la famille, à qui l’on prêterait de bon cœur de l’argent sans intérêt afin de régler des difficultés financières. Cette charité commence et se termine entre soi. Entre Juifs et Gentils prévalent des relations commerciales ordinaires, gouvernées par des lois d’équité et de justice plutôt que d’amour ou de bienveillance. »

On distingue d’ailleurs clairement, dans le judaïsme, entre charité et bienfaisance, comme l’indique une étude de Colette Zytnicki et Juliette Sibon parue en revue en 2014 [6] :

« Le Talmud (Soukah 49b) hiérarchise les deux aspects de la charité dans le judaïsme en ces termes :

La bienfaisance – Gemilout Hassadim – est supérieure à la tsédaqah en trois points : la tsédaqah se fait avec de l’argent ; la bienfaisance s’accomplit par un service personnel ou avec de l’argent ; la tsédaqah ne s’exerce qu’envers le pauvre ; la bienfaisance peut être dispensée au pauvre et au riche ; la tsédaqah ne peut être faite qu’au vivant ; la bienfaisance atteint les vivants et les morts. »

D’où vient, chez les Juifs, ce principe de bienfaisance solidaire qui « atteint les vivants et les morts » ?

D’une essentielle solidarité non pas d’appartenance, mais de destin.

Qu’est-ce qu’une solidarité de destin ?

Très strictement ce que John Donne exprime dans le magnifique poème auquel Hemingway emprunta le titre de son roman Pour qui sonne le glas, et qui y est reproduit en exergue : « Nul Homme n’est une Isle complète en soy-mesme ; tout Homme est un morceau de Continent, une part du tout  ; si une parcelle de terrain est emportée par la Mer, l’Europe en est lésée, tout de même que s’il s’agissait d’un Promontoire, tout de même que s’il s’agissait du Manoir de tes amis ou du tien propre ; la mort de tout homme me diminue, parce que je suis solidaire du Genre Humain. Ainsi donc, n’envoie jamais demander : pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi. » [7]

Cette solidarité de destin entre autrui et « le tien propre », thine own, n’est que la version littéraire d’une antique maxime juive des Pirkeï Avoth, que pratiquent spontanément tous les membres de minorités persécutées : « Hillel disait : Si je ne me soucie pas de moi, qui se souciera de moi ? Mais si je ne me soucie que de moi, qui suis-je ? Et si ce n’est pas maintenant, quand ? »

Ce raisonnement sur la solidarité de destin a sa source dans les injonctions bibliques du Lévitique [8] en faveur de l’étranger, le guèr en hébreu, mot qui renvoie à la racine gour dont la première signification est « séjourner », « être reçu » « chercher l’hospitalité auprès de »… L’étranger n’est pas d’abord conçu comme venant d’ailleurs, mais comme séjournant ici. Son destin n’est pas enclos dans son origine ni sa provenance mais dans la communauté que je forme avec lui, moi qui séjourne aussi ici, et moi qui, tel lui aujourd’hui, séjournait hier ailleurs.

« Quand un étranger (guer) séjournera (yagour) sur votre terre, vous ne l’opprimerez point. »

Cela implique, précise Rachi, de ne pas le vexer par des paroles, par exemple en lui remémorant son idolâtrie passée.

« L’étranger séjournant parmi vous sera pour vous comme un natif parmi vous. »

Le mot traduit par natif est en hébreu ezrah’, un autochtone, celui qui s’érige (zarah’) depuis le sol, membre d’une tribu libre.

« Tu l’aimeras comme toi-même, car vous étiez des étrangers en terre d’Égypte. »

On ne saurait être plus clair.

Venons-en maintenant au fond de l’affaire Gorman. Les choses sont simples : il y a deux points de vue, celui de la littérature pure, et celui de la guemilout hassadim sous les espèces du militantisme socio-culturel qui se trouve être celui d’Amanda Gorman, de son entourage, et de l’activiste Janice Deul.

Ce principe garde en l’occurrence d’autant plus sa légitimité qu’Amanda Gorman n’a évidemment pas l’envergure poétique d’une Sylvia Plath, d’une Marina Tsvetaïeva, ni bien sûr d’un Edgar Poe ou d’un Walt Whitman, pour lesquels la qualité de la traduction prévaudrait sur toute autre considération socio-culturelle.

Il va également de soi qu’aucun poète ni écrivain digne de ce nom – un Bukowski par exemple –, ne se serait compromis avec la racaille corrompue qui compose la classe politique américaine et d’ailleurs mondiale – à la notable exception de Bernie Sanders. Il va sans dire que Biden n’est qu’un Obama ter, soit un Trump bis maquillé en gentleman.

J’ai assez traité au cours de mon séminaire de la misérable tradition de compromission politique chez les philosophes, de Platon à Badiou en passant par Heidegger, Leibniz et tant d’autres (sans en exclure les écrivains, Claudel et ses Odes successives à Pétain et à De Gaulle, par exemple….), pour qu’on s’imagine qu’il ne s’agit là que d’une question américano-américaine. Cette candeur vis-à-vis du monde politique n’est pas l’apanage d’une jeune poétesse de 20 ans au XXIe siècle, et ce n’est pas là qu’est la question posée par la traduction du poème d’Amanda Gorman.

Alors quelle est la question ?

Amanda Gorman n’est pas n’importe quelle jeune poétesse. Elle s’inscrit par son histoire familiale personnelle dans les âpres et justes luttes pour l’émancipation des Noirs américains. Son poème le dit d’emblée explicitement :

« We, the successors of a country and a time where a skinny Black girl descended from slaves and raised by a single mother can dream of becoming president, only to find herself reciting for one. » [9]

Entre nous, ce n’est très compliqué ni à comprendre ni à traduire – on est loin de James Baldwin ou de Walt Whitman à qui Markowicz la compare généreusement. Or que dit ici le poème d’Amanda Gorman ? Il n’y est nullement question de l’essence de la poésie, mais d’elle-même, de son destin, et de sa chance de vivre le « rêve américain » !

Elle ne se pose donc en rien en victime, mais en victorieuse.

Il faut ainsi être particulièrement niais pour s’imaginer que cette colossale broutille spectaculaire du poème d’Amanda Gorman engage la Littérature. Toute l’affaire consiste en une soudaine notoriété planétaire engrangeant de grosses sommes d’argent à la clé. Les juteux contrats inondent déjà Amanda Gorman ; elle a fait la une du Times ; elle va réciter un de ses poèmes lors du SuperBowl ; elle est invitée dans tous les talkshows américains ; elle a déniché un lucratif job de mannequin, etc. Pour Amanda Gorman et sa mère, les soucis financiers sont abolis jusqu’à la fin de leurs jours. Ses livres se vendront mécaniquement comme « des daïkiris glacés en enfer » (Hemingway) et elle aura à satiété tribune libre dans tous les magazines américains et sur tous les plateaux de tous les talks-show télévisés.

Dès lors la question de la traduction de son gentillet poème consiste simplement à décider avec qui elle ou son entourage désire partager quelques miettes de sa chance inouïe. Et Amanda Gorman (ou son entourage) est parfaitement justifiée à exiger (après l’intervention de Janice Deul) qu’on offre, concernant la traduction, une part de sa néo-notoriété à une autre jeune femme noire, laquelle personne a connu de comparables difficultés à exercer sa passion et son métier dans une Europe non moins raciste culturellement et historiquement que les États-Unis.

Songez simplement à cette scène plausible d’un film de Scorcese dont nul ne songerait à s’offusquer : un immigré sicilien à New York, s’étant enrichi en montant une trattoria à succès dans Little Italy, décide, par bienfaisance solidaire, d’offrir un petit job à un jeune Italo-Américain dans le besoin.

Cela ne relève, je le répète, que du légitime principe éthique de la guemilout hassadim. Il faut dès lors se réjouir (comme le fait Markowicz à la fin de son article) que ce soit la jeune chanteuse d’origine congolaise « Lous and the Yakusa » qui ait été désignée pour traduire Amanda Gorman.

Lors de notre conversation téléphonique, André Markowicz m’a raconté une touchante anecdote, m’expliquant qu’il devait son idéal de l’universel à son propre père, qu’enfant il accompagnait à sa cellule communiste fréquentée par des personnes de toutes les origines. Je lui ai dit que la majorité de ces communistes devait certainement être des Juifs ashkenazes, comme son père et comme plusieurs des membres de ma famille de cette génération. Il me répondit abruptement que non, comme si mon idée était absurde. Or elle ne l’est point pour quiconque, par érudition ou par tradition familiale, connaît l’histoire de l’immigration ashkenaze en France. L’intérêt de nombreux Juifs d’Europe de l’Est pour les mouvements d’émancipation universalistes socialistes, communistes et anarchistes, y compris chez beaucoup des premiers sionistes, est indissociable de leur propre amère condition socio-historique et des ravages de l’antisémitisme dans toute l’Europe aux XIXe et XXe siècles.

Comment André Marcowicz ne voit-il pas que sa fidélité à son père juif russe et à sa passion pour l’universel cosmopolite – cette passion que Staline, comme je le lui ai rétorqué au téléphone, ne partageait pas avec les membres de la cellule de son père – revient strictement au même que la fidélité d’Amanda Gorman à sa communauté d’origine – sans que cela ne soit une question de couleur de peau à quoi lui-même, Markowicz, réduit toute son argumentation, parlant de la « culpabilité ontologique d’être nés blancs » de la maison d’édition hollandaise. « Car nous sommes désormais dans cette culpabilité-là. La culpabilité en tant que nous sommes nés de telle ou telle couleur. Nous y sommes revenus, disons ça… »

« Dire ça », c’est ne rien comprendre à la complexe question de l’aliénation séculaire des Noirs américains, déracinés de toute identité au point qu’ils ne savent toujours pas comment se nommer eux-mêmes et qu’ils ont changé vingt fois d’appellation en plusieurs siècles.

« Dire ça », c’est négliger que ce sont les premiers esclavagistes qui ont assimilé à leur carnation la condition misérable des ancêtres d’Amanda Gorman qu’elle évoque dans son poème. Le nier, en faisant l’insensible reproche à Amanda Gorman et à Janice Deul d’être sensibles à cette association séculaire entre leur carnation et leur condition, imposée à tous les Noirs américains par les racistes fondateurs des États-Unis, c’est prétendre que l’universalité translucide et le cosmopolitisme incolore sont réservés aux victimes, jamais aux bourreaux. Cela revient à reprocher à une victime de ne pas vouloir oublier, non pas tant qu’elle est une victime (Amanda Gorman n’en est pas une), que ce pour quoi ses ancêtres le furent, ce qui n’a rien à voir. Cela revient à légitimer le désir consubstantiel des bourreaux (ou de leurs descendants), que la victime oublie le crime qu’ils ont commis eux. C’est la logique même du génocide : pousser le crime jusqu’à sa dernière extrémité afin d’en effacer toute trace.

Et André Markowicz devrait y songer, c’est également la logique perverse d’une traduction idéale – laquelle n’est pas l’équivalent d’une bonne traduction mais ressortit à l’inhumaine transposition algorithmique de Google Translate, précisément idéale (idéelle serait plus propice) en ce qu’elle se passe de toute intervention subjective.

Cette logique de la traduction idéale n’est autre que le point de vue de l’antisémite russe orthodoxe dont Markowicz livre l’anecdote : « Moi, interdire a priori à un blanc de traduire un noir me rappelle un orthodoxe russe qui me disait que mes traductions de Dostoïevski étaient douteuses parce que je n’étais pas orthodoxe, et que seul un orthodoxe pouvait comprendre un orthodoxe — il ne disait pas un Russe, parce que nous étions dans un contexte de rencontre ’amicale’, mais il voulait dire ça : un Juif ne peut pas traduire un russe, parce qu’un Juif ne comprend pas ’l’âme russe’, ni ’le vécu russe’. »

Comme je le lui ai dit au téléphone, Markowicz aurait pu rétorquer à ce gros con qu’il devait, selon sa propre théorie, être lui-même le traducteur idéal puisqu’il était apparemment aussi antisémite que Dostoïevski !

Comme si le « vécu russe » avait quoi que ce soit à voir avec la génialité propre de l’auteur de l’Idiot. Ce cliché de « l’âme russe » fait penser à la définition que donnait Nabokov des « philistins » à un journaliste : « Des âmes toutes faites dans des sacs plastiques. »

Il y a précisément chez le génial Nabokov un passage merveilleux sur l’art redoutable de la traduction, à propos de Shakespeare, dans Brisure à senestre  :

« La Nature avait une fois donné naissance à un Anglais dont la tête bourdonnait de mots : elle était en forme de dôme comme une ruche. Un homme à qui il suffisait de souffler sur une molécule de son vocabulaire stupéfiant pour lui donner vie ; elle grandissait, elle étirait ses tentacules frémissants jusqu’à devenir une image multicellulaire, avec la palpitation du sang, un cerveau irrigué, des membres innervés. Trois siècles plus tard, un autre homme dans un autre pays s’appliquait à retrouver dans un langage différent les rythmes et les métaphores. Et cette transformation supposait un travail prodigieux qu’aucune raison ne pouvait justifier. C’était comme si quelqu’un, ayant découvert un chêne qui poussait dans une terre particulière et projetait son ombre unique sur le sol vert et marron, avait entrepris d’ériger dans son propre jardin une machinerie complexe, aussi différente de l’arbre que l’étaient le langage et l’inspiration du traducteur comparés à ceux de l’auteur originel ; mais cet amas de pièces, par une suite de combinaisons ingénieuses, par l’utilisation de projecteurs, de ventilateurs, devrait projeter une fois entièrement assemblé une ombre exactement semblable à celle de l’Arbre. Ce serait le même contour, un frémissement semblable, un mouvement identique des taches de soleil, simples ou doubles, aux mêmes heures du jour. D’un point de vue pratique, un tel gaspillage de temps et de matière grise (ces maux de tête, ces triomphes nocturnes qui, à la claire lumière du matin, se changent en désastres !) était presque une absurdité criminelle, puisque le plus grand chef-d’œuvre de cet art de l’imitation se devait de poser comme principes la limitation volontaire de la pensée et la soumission au génie d’un autre. »

Autrement dit, la position de l’antisémite orthodoxe de Markowicz est précisément celle en miroir de l’aliénation – c’est-à-dire de la désagrégation et de la dissolution de soi en l’autre –, et d’un point de vue idéologique et existentiel, c’est l’équivalent de la plus mauvaise des traductions.

Markowicz le dit lui-même : « Cette idéologie de l’atomisation de l’humanité selon la couleur de la peau, qui veut qu’un, qu’une, noir, noire, (je suis inclusif) ne puisse être compris que par un, une, noir, noire est le contraire absolu de la traduction, qui est, d’abord et avant tout, le partage et l’empathie pour l’autre, pour ce qui n’est pas soi : ce que j’appelle la ’reconnaissance’. »

Si la traduction n’est certes pas un passage d’un vécu à un autre ni d’une carnation à une autre, il y a encore bien d’autres conceptions envisageables de ce qu’elle est. Toujours pour citer Nabokov [10] – lequel, rédigeant ses chefs-d’œuvre successivement en deux langues, le russe puis l’anglais, aura infiniment médité ces questions – les traductions ne sont que les « transpositions successives des mirages d’une langue aux oasis d’une autre langue ».

Avec en l’occurrence une erreur de focale de la part de Markowicz, à savoir que ce n’est pas Amanda Gorman ni Janice Deul qui ont inventé cette dichotomie bicolore du monde, c’est la rhétorique de cowboy des ancêtres de ceux qui les haïssent et les briment un peu partout dans leur pays respectif.

Amanda Gorman raconte ainsi sur Twitter que très peu de temps après sa prestation elle fut suivie dans la rue de son quartier par un vigile qui lui déclara qu’elle avait « l’air suspect ». Il faut savoir tenir compte des raisons subjectives et objectives qui président aux choix d’une personne, les colorations de sa vie comme écrit Janice Deul, avant de se prononcer à son propos. En revanche, ce qui n’admet ni « circonstances » atténuantes ni aggravantes, ce sont précisément les propos que chacun tient sur tout et son contraire.

Le racisme n’est donc jamais une question de couleur de peau, mais une mauvaise foi concernant la couleur latente des mots, comme l’exprime Nabokov encore, dans Feu pâle : « Nous les Blancs ne sommes pas blancs du tout, nous sommes mauves à notre naissance, puis rose thé, et plus tard de toute espèce de couleurs répugnantes. »

Si Janice Deul avait émis l’idée que les Blancs sont consubstantiellement inaptes à traduire une poétesse afro-américaine, cela aurait eu la même valeur rhétorique que lorsque Goebbels affirmait que « lorsqu’un Juif parle allemand, il ment ». Elle n’a jamais tenu de tels propos, contrairement à ce qu’affirme André Markovicz, qui ironise ensuite sur la « victimisation », envisageant les choses depuis le petit bout de la lorgnette des indigents débats en France autour de thématiques revendiquées par les « Indigènes de la République » : « Je devrais parler de la rente de situation que c’est, pour d’aucuns, et d’aucunes, que la ’douleur, la frustration’, bref, la victimisation. Il y a là, derrière les très bons sentiments, un des boulevards du fascisme. »

Quelle que soit la personne qui l’emploie, et quel qu’en soit le contexte, ces ineptes questions de « couleur de peau » relèvent toujours d’une rhétorique de cowboy nazistoïde, et témoignent évidemment chez les Noirs américains de leur profonde et douloureuse aliénation à l’abjection langagière de leurs bourreaux – ce dont on a un équivalent français et antillais avec le concept de « négritude » de Césaire.

Et Markowicz a encore tort : la position de Janice Deul ne relève en rien d’une volonté d’« interdiction », et d’autre part n’a rien à voir non plus avec les débats hexagonaux qui s’inscrivent dans l’histoire coloniale particulière de la France.

Enfin, ironie des ironies, André Markowicz lui-même se place sans s’en rendre compte depuis un point de vue « communautaire », plaidant pour sa propre cause en critiquant le point de vue communautaire, « raciste » selon lui, de Janice Deul. Car après tout les traducteurs sont une communauté comme une autre, ainsi que Markowicz l’exprime : « Or, toute ma vie, je traduis. Je parle d’abord en tant que traducteur. »

Et il écrit encore : « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas... Tout le monde, en revanche a le droit de juger si je suis capable de le faire. C’est-à-dire si je suis capable de partager ma lecture, mon empathie ; si je suis capable de faire entendre, par ma voix, la voix d’un ou d’une autre — sans la réduire à la mienne. Si ma voix est assez accueillante, assez libre pour accueillir d’autres voix que la mienne. »

Là encore, malgré les apparences, son argument du « personne » et du « tout le monde » est imaginaire. Il n’existe nulle part d’entité qui corresponde à ce « personne » ni à ce « tout le monde ». Cet argument de la « voix », de « l’empathie » et de « l’accueil » qu’invoque Markowicz repose sur l’idée très légitime mais pas du tout universelle qu’il se fait, pour des raisons intimes qui tiennent à sa propre singularité et à son histoire familiale (dont certains éléments rejoignent la mienne, d’autres non), de ce que traduire signifie.

Lorsque Markowicz décrit la première traductrice hollandaise révoquée par sa maison d’édition (lâchement, il a raison sur ce point) : « une autrice, jeune elle aussi, et déjà reconnue, Marieke Rijneveld, dont je lis que c’est l’une des voix les plus prometteuses de la nouvelle génération d’écrivains et d’écrivaines hollandais », il se place dans la « communauté » de ceux qui jugent le talent littéraire avant toute autre considération.

Et ce « talent littéraire » (deux mots dont l’association ne veut rien dire, je ne devrais pas avoir à l’apprendre à un traducteur de Dostoïevski), par qui donc a-t-il été « reconnu » ? Les journalistes ? Les critiques littéraires ? Autant dire par les inconsistants valets du Spectacle. Qu’est-ce que tout cela vaut à l’aune de la véritable littérature ?

Il y a bien d’autres considérations à prendre en compte dans l’affaire Gorman (Janice Deul les résume parfaitement) que celle de la « voix prometteuse » d’un écrivain (rien que cette expression « voix prometteuse » pue son paternalisme de la communication journalistique).


J’en reviens au fond de la question, qui est dans le cas d’Amanda Gorman non pas celle de la traduction mais de l’appartenance.

« La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre », dit une maxime yiddish. On ne s’exprime jamais que depuis un point de vue singulier, communautaire, familial, socio-culturel particulier. On s’inscrit dans une généalogie et dans une histoire familiale, et nul, s’il est un peu lucide, ne peut nier les influences sur les choix de sa vie intellectuelle ou pratique de ses origines et de son histoire personnelle.

Dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss décrit l’atmosphère morose et peu engageante des repas passés durant son enfance chez son grand-père maternel, alors rabbin de Versailles : « Mon seul contact avec la religion remonte à une enfance déjà incroyante, alors que j’habitais pendant la Première Guerre mondiale chez mon grand-père, qui était rabbin de Versailles. La maison, adjacente à la synagogue, lui était reliée par un long corridor intérieur où l’on ne se risquait pas sans angoisse, et qui formait à lui seule une frontière impassable entre le monde profane et celui auquel manquait précisément cette chaleur humaine qui eût été une condition préalable à sa perception comme sacré. En dehors des heures de culte, la synagogue restait vide et son occupation temporaire n’était jamais assez prolongée ni fervente pour meubler l’état de désolation qui paraissait lui être naturel et que les offices dérangeaient de façon incongrue. Le culte familial souffrait de la même sécheresse. À part la prière muette de mon grand-père au début de chaque repas, rien d’autre ne signalait aux enfants qu’ils vivaient soumis à la reconnaissance d’un ordre supérieur, sinon une banderole de papier imprimé fixée au mur de la salle à manger et qui disait : ‘‘Mastiquez bien vos aliments, la digestion en dépend.’’ »

Résultat, c’est aux Tropiques – là où il n’y a ni Juif ni antisémite – que Lévi-Strauss est allé exercer son génie « bricoleur » (concept issu de la Pensée sauvage) de l’observation et de la déduction profondément talmudique ! Et c’est aussi probablement parce qu’il était juif que Lévi-Strauss fut si sensible, si attristé du ravage de l’Occident sur les autochtones d’Amazonie, dont Tristes Tropiques est l’imparable diagnostic.

Lorsque je dis qu’on ne s’exprime jamais que « depuis » un point de vue singulier, ou que l’« on s’inscrit » dans une histoire singulière, cela ne signifie en rien qu’on ne puisse éprouver de la compassion, ni de l’empathie, ni de la compréhension ni même de la complicité intellectuelle pour autrui. Il est toujours loisible d’agrandir le périmètre de sa pensée à l’infini. Mais ce périmètre ne s’agrandit que depuis un certain axe, qui n’est pas tant sa propre histoire familiale (elle peut néanmoins y contribuer) que le royaume spirituel où cet axe a sa fondation, sa base et son assise. Et aucun être humain au monde – fût-il le plus miséreux – n’est dénué d’une généalogie symbolique – qu’il la connaisse ou pas, étant bien entendu que l’immense majorité des Numéricains au XXIe siècle sont amnésiques quant à leurs sources spirituelles…

Je voudrais pour conclure illustrer cela par une anecdote personnelle, que j’offre amicalement à la réflexion d’André Markowicz :

J’ai déjà raconté, pour Lundimatin [11], la première expérience de l’invective antisémite subie par ma fille Abigaëlle à 9 ans seulement. Or, quatre années auparavant, un autre traumatisme langagier la marqua si profondément qu’elle doit encore lutter aujourd’hui, à presque 12 ans, contre sa nocive influence. Peut-être sait-on que la mère d’Abigaëlle est centrafricaine – de l’ethnie des Zandés – puisqu’elle est l’héroïne de mon roman Noire est la beauté, traduction en français d’un vers du sonnet 132 de Shakespeare (« Beauty herself is black ») où il n’était pas question de carnation mais de la mystérieuse Dame en noire des Sonnets… Bien sûr, l’ambivalence de mon titre était méditée de ma part.

Or, depuis sa plus petite enfance, je n’ai jamais parlé à Abigaëlle de qui elle est, ni de qui sont ses parents en termes de carnation. Elle sait en revanche qu’elle est l’héritière d’un double royaume spirituel : celui des Zandés par sa mère (à qui Evans-Pritchard consacra une monumentale étude classique, citée d’ailleurs par Lévi-Strauss), et celui de la dynastie hassidique issue du Rabbi de Gour par son père.

Ce n’est donc évidemment pas par ma bouche, mais par le truchement profondément souillé de la cour d’école qu’elle a découvert les mots de « Noirs », de « Blancs » et de « métisse ».

Et à 5 ans elle dut endurer dans la cour d’école son premier traumatisme langagier lorsqu’un petit garçon se moqua d’elle et de sa peau « marron ». Il me fallut lui expliquer patiemment, avec des mots simples, que personne n’est « blanc », ni « noir » ni « marron » ; que Dieu n’a pas colorié les êtres humains avec des feutres comme ceux avec lesquels elle faisait ses propres dessins. Je lui montrai ma peau à côté d’une feuille blanche pour qu’elle constate qu’il n’y avait aucun rapport… Je repris à sa mesure toute l’argumentation que j’avais employée avec sa mère quinze années auparavant, telle que je l’ai écrite dans Noire est la beauté :

« Tu sais », ai-je un jour tenté d’expliquer à Marie estomaquée, « on dit “les Noirs”, “les Blancs”, mais ce sont de simples mots inventés par les Blancs, qui ne correspondent à rien. Tu n’es pas noire, je ne suis pas blanc. »

Je lui montrai une reproduction d’une coupe attique qui est au Louvre, datant du sixième siècle avant Jésus-Christ, sur laquelle est reproduite une scène de séduction. Je mis un doigt sur l’homme à la main gauche levée, aux doigts en forme de lyre, face à la femme d’un blanc de craie qui tient un collier raidi dans chaque main.

« Tu vois, “noir”, c’est ça. Et “blanc”, à la rigueur », dis-je en posant un doigt sur la femme, « c’est ça. »

« Ta peau à toi n’est pas du tout de cette couleur », continuai-je en plaçant le dos de sa main gauche contre l’homme aux doigts-lyres. « Elle possède plusieurs nuances, elle est chocolat, havane, mordorée, châtain, bistre, basanée, bronzée, cuivrée... Différents mots correspondent, mais elle n’est pas “noire”. Et tu vois bien aussi que ma couleur à moi, ce n’est pas le blanc de cette femme. La neige est blanche, ta robe est blanche, mais ma main n’est pas blanche. Elle est un peu rose, ici, tu vois, au-dessous des ongles, et un peu beige, là, et un peu verte, “turquoise” ça s’appelle, au niveau des veines... »

Je serrai le poing pour faire saillir mes veines.

Qu’on se rassure : Abigaëlle a entendu la leçon de ce poing serré. Ce poing que les militants noirs américains levaient naguère vers le ciel, ce poing de tous ceux qui ne se laissent pas invectiver sans répondre, ce poing symbolique qui s’ouvrit pour applaudir à tout rompre le si subtil Vladimir Nabokov lorsque, invité à faire dans les années cinquante une conférence sur Pouchkine au Spelman College, réservé aux jeunes filles noires, il termina son propos comme si de rien n’était en évoquant la fierté que Pouchkine avait ressentie toute sa vie d’avoir un grand-père abyssin…

Stéphane Zagdanski

ANNEXES

Janice Deul

Texte traduit de l’anglais [12]

« Je m’estime chanceuse d’avoir les amours de ma vie. Et parmi celles-ci, je compte également la famille, les amis et la personne avec laquelle je partage la porte d’entrée de notre petit bâtiment historique depuis des décennies maintenant. Mais laissez-moi rester professionnelle. Dans ce cas, je me retrouve avec deux amours : l’écriture et la mode. Mon amour pour l’écriture a longtemps précédé mon amour pour les vêtements (ce que beaucoup trouvent étrange, étant donné mon activisme en matière de mode). C’est aussi pour cette raison que j’ai étudié la linguistique et la littérature néerlandaises à l’université de Leyde (à l’époque, elle portait encore le préfixe ’Rijks’). Et le changement de nom de ce domaine d’étude en ’études néerlandaises’ il y a quelques années est toujours considéré comme une dévalorisation. Bref, la langue et la mode. Des passions que je partage avec Amanda Gorman, l’artiste, militante et poète afro-américaine qui, le 20 janvier de cette année, est devenue une sensation du jour au lendemain.

Non seulement en raison de sa performance enflammée et de son poème plein d’espoir et puissamment vulnérable ’The Hill We Climb’ – avec sa phrase qui donne la chair de poule : ’Il y a toujours de la lumière. Si seulement nous sommes assez courageux pour la voir. Si seulement nous sommes assez courageux pour l’être’ – mais aussi en raison de son fabuleux look pour l’inauguration, avec son manteau Prada jaune vif, son bandeau rouge XXL et sa coiffure tressée. Son apparition en a inspiré plus d’une. À tel point qu’elle s’est vu proposer un contrat avec IMG Models, l’une des principales agences mondiales de mannequins. Un événement que les femmes et les jeunes filles noires du monde entier ont perçu comme une légitimation de leur beauté naturelle. Une traduction de l’œuvre de la charismatique Gorman est en cours, elle qui, entre-temps, a également obtenu une place dans le Time 100 Next, la liste des (jeunes) personnes influentes qui représentent un espoir pour l’avenir, établie par le principal magazine d’information américain. Parmi eux : la militante pour le climat Greta Thunberg, les sœurs R&B aux multiples talents Chloe x Halle (Bailey), la chercheuse Aurelia Nguyen, spécialiste du vaccin contre le covid, le mannequin et militante Paloma Elsesser et 95 autres influenceurs, chercheurs, hommes d’affaires, artistes et politiciens dont nous entendrons probablement beaucoup parler.

Les droits de traduction de l’œuvre de Gorman ont fait l’objet d’une bataille, remportée par le très respecté Meulenhoff. Le 20 mars, l’éditeur publiera une édition spéciale en néerlandais de ’The Hill We Climb’ et d’autres poèmes, introduits par Oprah Winfrey et traduits par Marieke Lucas Rijneveld. Un choix incompréhensible, à mon avis et à celui de nombreuses autres personnes qui ont exprimé leur douleur, leur frustration, leur colère et leur déception via les médias sociaux. Mme Gorman, diplômée de Harvard, a été élevée par une mère célibataire et étiquetée comme enfant ’à besoins spéciaux’ en raison de ses difficultés d’élocution ; elle se décrit comme une ’fille noire maigre’. Son travail et sa vie sont influencés par ses expériences et son identité de femme noire. N’est-ce pas une occasion manquée de confier ce travail à Marieke Lucas Rijneveld ? Elle est blanche, non binaire, n’a aucune expérience dans ce domaine, mais est pourtant, selon Meulenhoff, la ’traductrice de rêve’ ?

Les personnes de couleur ne bénéficient pas souvent d’un tel vote de confiance. Bien au contraire. Que ce soit dans le domaine de la mode, de l’art, des affaires, de la politique ou de la littérature, les mérites et les qualités des personnes noires ne sont que sporadiquement valorisés – si tant est qu’ils soient remarqués. C’est encore plus vrai pour les femmes noires, qui sont systématiquement marginalisées.

Ce n’est pas au détriment des qualités de Rijneveld, mais pourquoi ne pas choisir un écrivain qui – comme Gorman – est une artiste de la création parlée, jeune, féminine, et : sans complexe, noire ? Nous sommes captivés par Amanda Gorman – et pour de bonnes raisons – mais nous sommes aveugles au talent du spoken word dans notre propre pays. Impossible à trouver, dites-vous ? Je peux partager quelques noms de mon réseau personnel. Une liste qui est donc loin d’être complète : Munganyende Hélène Christelle, Rachel Rumai, Zaïre Krieger, Rellie Telg, Lisette MaNeza, Babs Gons, Sanguilla Vabrie, Alida Aurora, Pelumi Adejumo. Autant de talents qui enrichissent le paysage littéraire, et qui se battent souvent pendant de nombreuses années pour être reconnus. Que serait-il possible de laisser l’un d’entre eux se charger de cette tâche ? Le message de Gorman n’en serait-il pas plus puissant ?

Agents, éditeurs, rédacteurs, traducteurs, critiques des Pays-Bas, élargissez votre champ de vision et entrez dans les années 2020. Soyez la lumière, pas la colline. Embrassez les personnes qui ne sont que marginalement représentées dans le système littéraire, ouvrez les yeux sur des genres qui n’ont traditionnellement pas été inclus dans le canon, et ne laissez pas votre ego l’emporter sur l’art. Les personnes de couleur talentueuses ont également besoin d’être vues, entendues et chéries. Publiez leurs œuvres, engagez-les et rémunérez-les comme il se doit. Les artistes noirs du spoken word sont importants. Et aussi ceux qui sont nés ici.

Janice Deul est une militante, une journaliste et une conservatrice, qui défend l’inclusion dans la mode, les médias, les arts et la culture. »

* * *

André Markowicz
Les affaires hollandaises,

notes d’un traducteur

A l’origine, il y a un poème, ’The hill we climb’. Le poème d’une jeune américaine, — elle a vingt-deux ans, elle est afro-américaine, — prononcé à la demande de Joe Biden le jour de son investiture. Un poème patriotique, de circonstance (par définition) ; un poème naturellement whitmanien, avec, comme le font les Américains (à commencer par Whitman) des citations de la Bible, et, ici, des accents de Gospel et de rap, empli de sentiments qu’on ne peut que partager. Et, dit avec la fougue et la joie d’Amanda Gorman, eh bien, ça fait plaisir. Ce poème-là, du jour au lendemain, a fait le tour du monde, et, là encore, on ne peut que s’en réjouir. Et il va être traduit dans toutes les langues du monde.

Sur ça, les éditeurs d’Amanda Gorman, et ses agents (c’est la grande spécialité des Américains, les agents qui considèrent les auteurs qu’ils gèrent comme des propriétés immobilières, à offrir aux enchères tantôt à la découpe, tantôt, en bloc, au plus offrant) ont vendu et vendent les droits aux éditeurs du monde entier. En particulier en Hollande. Là, en Hollande, il y a un éditeur, Meulenhoff, dont on me dit que c’est une maison très réputée, qui a eu les droits et a confié la tâche de traduire à une autrice, jeune elle aussi, et déjà reconnue, Marieke Rijneveld, dont je lis que c’est l’une des voix les plus prometteuses de la nouvelle génération d’écrivains et d’écrivaines hollandais, le tout avec l’assentiment des agents en question, ça va de soi. Et tout allait bien, jusqu’au jour où une activiste noire, Janice Deul, a fait un tweet (c’était un tweet ?) pour dire que son choix était « incompréhensible », que ce choix avait provoqué [chez de nombreuses personnes] « de la douleur, de la frustration, de la colère et de la déception » parce qu’elle n’était pas noire... Janice Deul écrit ensuite :

« Avant d’étudier à Harvard, Amanda Gorman a été élevée par une mère célibataire, elle a eu des problèmes d’élocution qui ont fait croire à un retard [sic en français... ] Son travail et sa vie sont forcément marqués par son expérience et son identité de femme noire. Dès lors, n’est-ce pas pour le moins une occasion manquée que de confier ce travail à Marieke Lucas Rijneveld ? »

Je n’ai pas l’impression qu’Amanda Gorman elle-même se soit jamais plainte de son enfance. Mais, oui, sa vie (et la vie de sa mère et de sa sœur) n’a pas été un lit de roses.

Mais le premier point est là. Marieke Rijneveld est blanche. En tant que blanche, d’après Janice Deul, elle ne peut pas comprendre une noire. Le fait est qu’Amanda Gorman n’est pas simplement noire : elle est aussi fille de mère célibataire, elle a eu des problèmes d’élocution qui ont fait croire à un retard mental. Peut-être faudrait-il en plus, que sa traductrice soit noire et fille de mère célibataire et ait eu des problèmes d’élocution ?... Ou le fait d’être noire suffit-il à comprendre une enfant noire qui a été dyslexique ? Et pourquoi une blanche, dyslexique ou non dans son enfance, fille ou non d’une mère célibataire, ne pourrait-elle pas le sentir ?

Et que se passera-t-il si Amanda Gorman est traduite, je ne sais pas, en chinois, ou en japonais, ou en russe ? Il faudrait quoi, chercher une chinoise noire qui aurait été dyslexique dans son enfance ?...

*

Cette idéologie de l’atomisation de l’humanité selon la couleur de la peau, qui veut qu’un, qu’une, noir, noire, (je suis inclusif) ne puisse être compris que par un, une, noir, noire est le contraire absolu de la traduction, qui est, d’abord et avant tout, le partage et l’empathie pour l’autre, pour ce qui n’est pas soi : ce que j’appelle la ’reconnaissance’.

Moi, interdire a priori à un blanc de traduire un noir me rappelle un orthodoxe russe qui me disait que mes traductions de Dostoïevski étaient douteuses parce que je n’étais pas orthodoxe, et que seul un orthodoxe pouvait comprendre un orthodoxe — il ne disait pas un Russe, parce que nous étions dans un contexte de rencontre ’amicale’, mais il voulait dire ça : un Juif ne peut pas traduire un russe, parce qu’un Juif ne comprend pas « l’âme russe », ni « le vécu russe ». Mais, pire encore : je ne suis pas que blanc, je suis un mâle blanc. Et donc, ai-je le droit de traduire Marina Tsvétaïéva et Anna Akhmatova, ou, maintenant, de me consacrer à Kari Unksova (militante féministe, qui plus est, assassinée en 83 par le KGB). Non, je n’ai pas le droit, puisque je n’ai pas le même vécu. Or, toute ma vie, je traduis.

Je parle d’abord en tant que traducteur.

Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas (à part pour des questions de droits d’auteur, évidemment légitimes). Tout le monde, en revanche a le droit de juger si je suis capable de le faire. C’est-à-dire si je suis capable de partager ma lecture, mon empathie ; si je suis capable de faire entendre, par ma voix, la voix d’un ou d’une autre — sans la réduire à la mienne. Si ma voix est assez accueillante, assez libre pour accueillir d’autres voix que la mienne. — Or, de fait, il y a eu, et il y a encore, des traductions coloniales : je ne veux pas seulement parler de traductions qui ne prennent les textes qu’ils traduisent que comme des curiosités pittoresques, mais des traductions qui transforment les textes étrangers en textes français, — et, dites, en toute conscience, quand je regarde la plupart des traductions françaises actuelles, qu’elles soit de littérature ancienne ou contemporaine, c’est bien souvent le cas. Et si j’ai passé toute ma vie à traduire, c’est que, justement, je me suis révolté contre ces traductions-là.

Et, donc, Janice Deul explique quelque chose qui non seulement est raciste (une blanche ne peut pas comprendre une noire) mais aberrant du point de vue de la traduction (parce que c’est le contraire de toute acte d’interprétation... Imaginez, j’y pense, pour le théâtre : pour jouer Hamlet, il faudrait quoi ? Avoir vu apparaître le fantôme de son père tué, pendant la sieste, par son oncle ? )

*

Mais il y a pire, dans cette triste histoire. C’est la réaction de la traductrice pressentie, et, surtout, celle de l’éditeur [la traductrice a dit qu’elle publierait un poème samedi, pour en parler, nous verrons bien]. — L’éditeur, tout de suite, s’est excusé, et la traductrice s’est effacée. L’éditeur, comme un enfant en faute, a précisé qu’il avait « beaucoup appris », et qu’à l’avenir il ferait davantage attention. Les deux, autrice et éditeur, assurant dans des communiqués qu’ils étaient animés des meilleures intentions du monde et qu’ils étaient pour une société inclusive. Et l’éditeur est aujourd’hui en quête d’une équipe, donc, inclusive, visiblement de jeunes traductrices noires, pour mieux rendre compte du vécu de l’autrice américaine.

C’est-à-dire qu’ils ont cédé à la première pression, en demandant pardon, alors qu’ils n’étaient menacés par rien, que leur intégrité physique était totale, et que, dans le message — raciste sur le fond — de Janice Deul, il n’y avait aucune menace. Ils ont cédé à l’appel au climat général, qui est proche d’un climat de terreur — à la repentance. Ils ont eu honte. Pas de ce qu’ils avaient fait. Mais de ce qu’ils étaient. De leur culpabilité ontologique d’être nés blancs. Car nous sommes désormais dans cette culpabilité-là. La culpabilité en tant que nous sommes nés de telle ou telle couleur. Nous y sommes revenus, disons ça.

*

Oui, il y a eu l’esclavagisme, et oui, il y a le racisme.

Et oui, de fait aussi, nous vivons dans une société qui est, parlons par euphémisme, loin de l’égalité homme/femme. Mais si je dis que cette égalité n’est pas davantage présente dans les pays musulmans ou bouddhistes, ou n’importe où ailleurs, ici, en Occident, il y aura des bonnes âmes qui me traiteront de raciste et de réactionnaire. Et oui, nous vivons dans une société où le racisme est constamment présent : mais si je dis que, là encore, les autres sociétés, partout dans le monde, ne sont moins racistes que nous, voire le sont beaucoup plus (et, très souvent, sans aucune prise de conscience de ce racisme, sans aucun mouvement « black lives matter »), là encore, je serai un mâle blanc dominant, un vieux réac, et un bourgeois). On me dira que je défends ’le privilège blanc’...

*

Je suis déjà trop long, comme d’habitude. Je devrais parler de la rente de situation que c’est, pour d’aucuns, et d’aucunes, que la ’douleur, la frustration’, bref, la victimisation. Il y a là, derrière les très bons sentiments, un des boulevards du fascisme.

De même, juger de quelqu’un pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il fait, est une des marques du racisme. Que le racisme soit anti-noir, ou anti-blanc, ou anti-ce-que-vous-voulez, c’est du racisme. Et tout racisme est détestable.

Je voudrais conclure, pour maintenant, par ce que chante très justement Lous and the yakuza, la future traductrice d’Amanda Gorman en langue française : « les diables n’ont pas de couleur ».

Mais je finirai par autre chose : la lâcheté, non seulement c’est très très moche, mais c’est sur ça que les fascistes comptent.

[1La Gestion Génocidaire du Globe, Réflexions sur l’extermination en cours, séminaire en ligne : https://stephanezagdanski.wordpress.com/la-gestion-genocidaire-du-globe/

[4Je le reproduis intégralement en annexe, ainsi que la réaction de Markowicz telle qu’il l’a publiée sur sa page Facebook.

[5Un peuple paria, p. 87

[6Charité et bienfaisance dans le monde juif en diaspora, dans Les cahiers de Framespa (Nouveaux champs de l’historie sociale)  : {}https://doi.org/10.4000/framespa.2710

[7« No man is an Iland, intire of it selfe ; every man is a peece of the Continent, a part of the maine ; if a Clod bee washed away by the Sea, Europe is the lesse, as well as if a Promontorie were, as well as if a Mannor of thy friends or of thine owne were ; any mans death diminishes me, because I am involved in Mankinde ; And therefore never send to know for whom the bell tolls ; It tolls for thee. »

[8Lévitique 19, 33-34

[9« Nous, les héritiers d’un pays et d’une époque où une filiforme fillette noire, descendant d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente pour la seule raison qu’elle se retrouve en train de déclamer devant un président. »

[10Avant-propos au Guetteur, p. 14, Folio

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