« La ZAD de Notre-Dame-des-Landes n’est pas expulsable »

Un collectif d’avocats interpelle le gouvernement sur l’illégalité d’une éventuelle expulsion de la ZAD

paru dans lundimatin#139, le 26 mars 2018

Par un courrier du 21 mars dernier à Monsieur le Premier Ministre Edouard Philippe, 25 avocats des barreaux de Paris, Rouen et Nantes ont enjoint au gouvernement de leur communiquer, ainsi qu’aux habitants de la ZAD qu’ils représentent, les fondements légaux de l’expulsion que celui-ci compte mener à compter du 1er avril prochain.

Les avocats dénoncent en l ’état l’illégalité du projet d’expulsion qui ne repose à ce jour, au vu des différentes déclarations publiques, que sur des considérations d’ordre strictement politiques tel que le retour nécessaire à « l’ordre républicain », notion qui ne supporte pourtant aucune définition juridique.

Ils rappellent que, s’agissant de leurs domiciles depuis de nombreuses années, les habitants ne peuvent en être expulsés sans avoir reçu au préalable de décision de justice en ce sens.

En l’absence de procédures judiciaires contradictoirement menées à l’encontre de chacun de lieux d’habitations, toute expulsion par la force constituerait une voie de fait de la part du gouvernement.

Les avocats signataires sollicitent donc du gouvernement qu’il produise instamment les décisions de justice sur lesquelles reposeraient les expulsions annoncées.

Monsieur Edouard PHILIPPE
Premier Ministre
Hôtel Matignon
57 rue de Varenne
75700 Paris SP 07

Paris, le 21 mars 2018

Par lettre recommandée avec AR

Aff. : « ZAD » de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique)

Objet  : Observations sur l’illégalité d’une expulsion des habitants de la « ZAD » de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique)

Monsieur le Premier Ministre,

Le 17 janvier 2018, vous avez annoncé l’abandon du projet de nouvel aéroport du Grand-Ouest à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique). Par la même occasion, vous avez annoncé l’engagement de votre gouvernement à « rétablir rapidement l’Etat de droit sur la zone  » et à mettre « fin à la zone de non-droit qui prospère depuis dix ans  » en précisant que « les occupants illégaux de ces terres devront partir d’eux-mêmes d’ici le printemps prochain ou en seront expulsés  ».

Le 22 février 2018, votre gouvernement s’est également prévalu du rétablissement de « l’Etat de droit » pour expulser les habitants de la forêt du Bois Lejuc (Mandres-en-Barois, Meuse), opposants au projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse). Or, des procédures étaient toujours en cours, tandis que des ordonnances auraient été rendues au mépris des droits de la défense, au premier desquels celui d’être informé, convoqué devant une juridiction, et entendu par celle-ci.

Cet exemple de Bure fait craindre aux habitants de Notre-Dame-des-Landes qu’ils ne soient eux aussi expulsés au mépris du droit que vous prétendez rétablir arguant d’un retour nécessaire à « l’ordre républicain », construction politique dépourvue de toute définition juridique.

Le 8 mars 2018, Madame Nicole KLEIN, préfète de la région Pays-de-la-Loire, a indiqué à la presse que les occupants de Notre-Dame-des-Landes « qui n’ont aucune raison d’être là  » et « qui refusent de s’inscrire dans l’Etat de droit  » seront expulsés au 31 mars 2018.

C’est dans ce contexte que des habitants de la « ZAD » de Notre-Dame-des-Landes nous ont sollicités, en notre qualité d’avocats, pour les éclairer sur le cadre juridique dans lequel vous souhaitez procéder à leur expulsion.

En l’état des éléments du dossier à notre disposition, c’est-à-dire essentiellement vos déclarations publiques, dès lors que les habitants n’ont reçu aucun ordre d’expulsion prononcé par une juridiction à l’issue d’une procédure publique et contradictoire, la « ZAD » de Notre-Dame-des-Landes ne nous paraît pas expulsable.

*

* *

La caducité de la Déclaration d’utilité publique du projet de Notre-Dame-des-Landes au 8 février 2018 implique que l’Etat redeviendra, après exercice du droit de rétrocession par certains des anciens propriétaires, propriétaire de 75 à 85% des 1650 ha des terres restant (Rapport de la mission de Médiation du projet d’aéroport du Grand-Ouest du 13 décembre 2017).

Sur ces terres, selon les informations fournies par la Préfecture, 94 habitats ont été recensés, constituant le domicile de plusieurs centaines de personnes depuis plusieurs années – alternativement désignées comme « néo-ruraux » et « zadistes » par le rapport de la mission de Médiation.

Votre gouvernement ne peut feindre d’ignorer le cadre légal de l’intervention qu’il projette, alors même que celui-ci lui a été expressément rappelé par le Parlement dans un rapport déposé à l’Assemblée nationale le 21 mai 2015 fait au nom de la Commission d’enquête « chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens » au lendemain de l’évacuation de la « ZAD » de Sivens (Tarn) au cours de laquelle Rémi FRAISSE a été tué.

Il ressort de ce rapport parlementaire que l’installation d’une « ZAD » ne constitue pas en elle-même un trouble à l’ordre public, les parcelles occupées appartenant au domaine privé de l’Etat et du département. Le gouvernement n’a d’ailleurs jamais argué de l’existence d’un tel trouble pour justifier les expulsions lorsqu’il a annoncé, à la mi-janvier, l’abandon du projet d’aéroport. Vous avez donc fait le choix de respecter la trêve hivernale, confirmant par là même qu’il n’existait pas de trouble à l’ordre public il y a deux mois ; celui-ci ne sera ainsi pas plus constitué au 1er avril prochain.

Dès lors, seule l’exécution d’une décision de justice régulièrement mise en œuvre serait de nature à légalement justifier l’intervention des forces de l’ordre dans la ZAD et l’expulsion de ses habitants.

Ce préalable à l’expulsion a été expressément rappelé par Mme Françoise MATHE, Présidente de la commission « Libertés publiques et droits de l’homme » du Conseil national des barreaux, lors de son audition sur le régime de protection qui s’attache au logement :

« Une ordonnance est nécessaire pour expulser une personne d’un local dès lors que celle-ci en a fait son logement, si précaire soit-il. Je comprends que l’on puisse être heurté par l’idée que des occupants sans titre se plaignent que leurs propres biens aient été détruits et détériorés, mais c’est la règle générale en matière de logement illégal. Pour expulser des squatters, il faut une décision judiciaire. Aussi longtemps qu’il n’y en a pas, le domicile, même fixé en violation du droit à la propriété d’autrui, est inviolable. Cela ne concerne pas spécifiquement les ZAD, mais le problème plus général de l’équilibre entre la protection de la propriété privée et le droit au domicile ou au logement.  »

Cette déclaration n’est que le rappel des dispositions de l’article L. 411-1 du code des procédures civiles d’exécution qui énonce, que :

« Sauf disposition spéciale, l’expulsion d’un immeuble ou d’un lieu habité ne peut être poursuivie qu’en vertu d’une décision de justice ou d’un procès-verbal de conciliation exécutoire et après signification d’un commandement d’avoir à libérer les locaux. »

L’expulsion d’un lieu habité en dehors de toute décision de justice est dès lors constitutive d’une voie de fait (TC, 8 avril 1935, L’action française c/ M X., n° 00822, TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c/ Société ERDF Annecy Léman, Cass. Civ. I, 9 décembre 2015, n° 14-24.880), régulièrement censurée par les juridictions de premières instances en tant qu’elle porte atteinte à la liberté individuelle et aux droits fondamentaux des occupants (Tribunal d’instance de Montreuil-sous-Bois, Ordonnance de référé, 27 octobre 2017, RG n°12-17-000140).

Par ailleurs, l’éventuelle commission d’un délit par les occupants, fut-il flagrant, ne saurait non plus justifier leur évacuation. Il a ainsi été expressément jugé que l’intervention des services de police aux fins de constater l’existence d’une infraction pénale ne permet pas de procéder à l’expulsion des habitants sans décision judiciaire ( « Quand bien même les services de la police nationale seraient intervenus la veille de l’expulsion aux fins de constater et poursuivre une infraction pénale, aucun texte ne permettait ni à l’Etat ni à la commune de procéder à la moindre expulsion sans autorisation judiciaire (…) Ayant subi le trouble manifestement illicite résultant de l’opération d’expulsion conjointement mené par l’Etat et la commune de Lille, les demandeurs ont nécessairement subi un préjudice moral leur ouvrant droit au principe, non sérieusement contestable, à réparation ». » - TGI de Lille, n° RG 17/01276, 6 février 2018).

Toute opération illicite d’expulsion est donc non seulement constitutive, de la part de l’Etat, d’une voie de fait mais également d’un trouble manifestement illicite susceptible de causer un préjudice dont l’occupant est fondé à demander la réparation.

Une telle action constitue de plus un délit, l’article 226-4-2 du code pénal sanctionnant d’une peine de 3 années d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende le fait de forcer un tiers à quitter le lieu qu’il habite à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contraintes et sans avoir respecté les disposition du code des procédures civiles d’exécution.

En l’espèce, ni l’Etat, ni le département ne peuvent se prévaloir d’ordonnances d’expulsion régulièrement notifiées et exécutoires pour la grande majorité des lieux occupés sur les parcelles de la ZAD.

Les 94 habitats recensés par la Préfecture constituent le domicile de quelques centaines de personnes.

Il doit être souligné que le gouvernement ne saurait se retrancher derrière le caractère précaire de certaines habitations pour prétendre n’avoir besoin d’aucun titre exécutoire pour procéder à leur expulsion, dès lors qu’il est constant que, par le passé et notamment avant l’opération « César », certains des habitats auto-construits avaient fait l’objet de procédures nominatives d’expulsion.

A cet égard, si ces habitations sont de matériaux de construction divers, aucune ne saurait être qualifiée de précaire, que ce soit des maisons anciennes ou des habitats auto-construits, elles constituent le domicile et la base de projets de vie, d’activités agricoles, artisanales ou encore culturelles.

Les dispositions du code des procédures civiles d’exécution, et le droit au logement leur sont au contraire pleinement applicables.

Si certaines habitations historiques et habitats auto-construits ont bien fait l’objet de procédures d’expulsions contestées entre 2012 et 2016 devant les tribunaux de Nantes et de Saint-Nazaire, ce n’est manifestement le cas que d’une infime partie des parcelles des habitations occupées de la « ZAD ».

Or les habitants qui nous ont mandatés n’ont reçu notification d’aucune décision de justice.

A moins que des ordonnances aient été délibérément rendues « sur requête », c’est-à-dire au moyen d’une procédure non contradictoire et non publique, menée sans convocation des principaux intéressés à l’audience et alors même que nombre d’entre eux avaient fait connaître leur identité auprès d’AGO-Vinci, alors maître d’œuvre du projet d’aéroport, mais également auprès de la préfecture.

Malgré de nombreuses demandes à la préfecture et aux greffes des Tribunaux, et au mépris des règles de procédures, aucune de ces éventuelles décisions n’a été portée à la connaissance des habitants de la zone, et ce alors que les huissiers de justice n’ont jamais été empêchés de se rendre sur la « ZAD » et que la majorité des lieux de vie sont dotés de boîtes aux lettres visibles…

La plus grande attention sera apportée à ce qu’aucun de ces habitants ne puisse se voir opposer une décision issue d’une procédure à laquelle il n’aurait pu prendre part, et qui le cas échéant constituerait un détournement de procédure constitutif d’une voie de fait.

De plus, nous avons bien noté que vous ne souhaitiez expulser les habitants qu’à l’issue de la période de la trêve hivernale.

Et pour cause, puisqu’il ne s’agit pas d’une décision de « clémence » politique, mais bien de la plus stricte application de nombreuses décisions de justice qui, entre 2012 et 2016, avaient accordé le bénéfice de la trêve hivernale à 14 lieux de vie situés sur la « ZAD » à savoir : le Haut-Fay, le Tertre, les Vraies Rouges, la Pointe, le Moulin de Rohanne, le Limimbout, la Maison Rose, le Phoenix, le Kazh-Koat, le Maquis, Saint-Antoine, la Noë Verte, la Grée et la Wardine.

Enfin, contrairement à ce que prétend le gouvernement, et à défaut d’avoir fait l’objet d’une signification nominative d’un commandement de quitter les lieux, les habitations ne sauraient légalement faire l’objet d’une expulsion au lendemain de la trêve hivernale, soit le 1er avril 2018, et bénéficieront au contraire du délai de deux mois prévu par l’article L. 412-1 du Code de procédures civiles d’expulsion qui dispose que :

« Si l’expulsion porte sur un lieu habité par la personne expulsée ou par tout occupant de son chef, elle ne peut avoir lieu qu’à l’expiration d’un délai de deux mois qui suit le commandement, sans préjudice des dispositions des articles L. 412-3 à L. 412-7. Toutefois, le juge peut, notamment lorsque les personnes dont l’expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait ou lorsque la procédure de relogement effectuée en application de l’article L. 442-4-1 du code de la construction et de l’habitation n’a pas été suivie d’effet du fait du locataire, réduire ou supprimer ce délai. »

A compter de la signification de ces commandements nominatifs, sans lesquels aucune expulsion ne saurait être légalement ordonnée, les habitants disposeront d’un nouveau recours devant le juge de l’exécution pour solliciter l’octroi de délais supplémentaires.

Et ce recours est d’autant plus fondamental que les rares ordonnances d’expulsion rendues au cours des dernières années et notifiées à leurs destinataires étaient motivées par l’urgence qui présidait au démarrage des travaux. Le projet d’aéroport ayant été abandonné, les fondements en droit, en fait et en opportunité de ces décisions devront à nouveau être débattus et appréciés à l’aune de la situation nouvelle.

Puisqu’il ressort du développement précédent qu’il ne peut y avoir expulsion qu’en vertu d’une décision de justice et après signification d’un commandement d’avoir à libérer les lieux nous sollicitons par la présente la production et la notification aux intéressés de chacun des titres exécutoires pris à l’encontre des habitants de Notre-Dame-Des-Landes.

Seule cette production serait de nature à garantir que les droits des habitants auraient été et seront respectés en cas de maintien du projet d’expulsion de cette zone.

*

* *

Il résulte de ce qui précède que, votre gouvernement annonce l’intervention imminente des forces de l’ordre sous couvert du « retour à l’ordre » et à « l’État de droit », mais se garde bien de prouver la réunion des conditions légalement exigées en pareil cas.

Une mobilisation des forces de l’ordre autour de la « ZAD » de Notre-Dame-des-Landes à compter du 31 mars 2018 et la militarisation d’une campagne aujourd’hui paisible, n’auraient dès lors que pour objet la recherche d’un affrontement physique avec les occupants et de créer un trouble à l’ordre public étant rappelé que si une expulsion devait s’en suivre, celle-ci serait illégale, constitutive d’une voie de fait et d’un délit pénal.

Le « rétablissement de l’État de droit » ou de « l’ordre républicain » selon vos termes, ne saurait passer par un mépris affiché du droit d’accès à la Justice et à ses décisions pourtant rendues, selon la formule consacrée, au nom du peuple français.

La menace d’expulsion brandie par le Gouvernement souffre d’un cruel manque de fondement légal.

Aussi, avons-nous l’honneur de vous demander instamment d’annoncer publiquement les fondements juridiques dont vous entendez vous prévaloir pour procéder aux expulsions sur la « ZAD », annoncées hardiment pour le printemps prochain, et de délivrer aux intéressés les éventuelles décisions de justice afférentes, ainsi que les commandements de quitter les lieux, sur lesquels la procédure entendrait s’appuyer afin de garantir aux occupants leur droit au recours.

Dans cette attente,

Vous remerciant de l’attention que vous porterez à la présente,

Nous vous prions de croire, Monsieur le Premier Ministre, en l’expression de nos salutations les plus respectueuses.

Aïnoha PASCUAL
Emilie BONVARLET
Alice BECKER
Raphaël KEMPF

Avocats au barreau de Paris

Avocats signataires :

Etienne AMBROSELLI (Barreau de Paris)
Matteo BONAGLIA (Barreau de Paris)
Henri BRAUN (Barreau de Paris)
Chloé CHALOT (Barreau de Rouen)
Xavier COURTEILLE (Barreau de Paris)
Benoît DAVID (Barreau de Paris)
Marie DOSE (Barreau de Paris)
Martin DRAGO (Barreau de Paris)
Alexandre FARO (Barreau de Paris)
Anis HARABI (Barreau de Paris)
Pierre HURIET (Barreau de Nantes)
Pauline JUSTER (Barreau de Paris)
Maud KORNMAN (Barreau de Paris)
Sébastien MABILE (Barreau de Paris)
Eduardo MARIOTTI (Barreau de Paris)
Boris ROSENTHAL (Barreau de Paris)
Xavier SAUVIGNET (Barreau de Paris)
Lucie SIMON(Barreau de Paris)
Jean-Christophe TYMOSZCO (Barreau de Paris)
Daphné VAGOGNE (Barreau de Paris)
Stéphane VALLEE (Barreau de Nantes)

Copie à :

  • Monsieur Gérard COLLOMB, ministre d’Etat, ministre de l’intérieur,
  • Madame Nicole KLEIN, préfète de la région Pays-de-la-Loire
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