La Révolution française et les colonies

Marc Belissa

paru dans lundimatin#411, le 15 janvier 2024

L’autoproclamé « pays des Droits de l’homme » est encore loin d’avoir liquidé son passé esclavagiste et colonial, qui resurgit sans cesse. Le Rassemblement national, dont on ne se demande plus, paraît-il, s’il accédera, oui ou non, au pouvoir, mais quand il y parviendra (entendu sur une radio du service public, par un commentateur « autorisé », comme il se doit), a été, faut-il le rappeler (manifestement oui, au moins à l’intention des Renaissants et autres soi-disant Républicains), comme Front tout aussi national, non seulement par d’anciens collabos, mais aussi et surtout par des tortionnaires en Algérie, et qui se revendiquaient comme tels. Pis, ils ont réussi à inoculer leur venin suprémaciste à une bonne partie de la dite « classe politique ». C’est pourquoi les ouvrages comme celui dont je parle aujourd’hui sont importants : parce qu’ils éclairent « l’archéologie du présent », comme aurait dit Foucault.

En l’occurrence, l’esclavage, la plantation et ce qu’ils ont généré, soit le monde contre lequel nous luttons aujourd’hui [1].

Marc Belissa avait déjà publié à La Fabrique, avec Yannick Bosc, un livre sur le Directoire et un autre sur le Consulat de Bonaparte [2]. Consacrant aujourd’hui un ouvrage très instructif à la Révolution française (prise au sens large : de 1789 à 1804, soit de la prise de la Bastille et de la Déclaration des droits à la proclamation de l’Empire par le ci-devant Bonaparte) dans ses rapports avec les colonies, et séparant donc ses études précédentes sur la Révolution de celle-ci qui porte sur ses rapports avec les colonies, il prête cependant le flanc à la critique de son prédécesseur Yves Benot, dont je ne recommanderai jamais assez la lecture de ses deux ouvrages sur le sujet : La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 et La Démence coloniale sous Napoléon [3]. Comme le dit l’historien Marcel Dorigny dans sa préface au second : « […] La Révolution française et la fin des colonies apparaît […] comme un moment de rupture dans le regard porté sur la question des colonies et de l’esclavage pendant la période révolutionnaire : il n’est plus possible non seulement d’ignorer la Révolution des colonies, mais – et c’est l’essentiel de l’apport de ce travail de Benot – il n’est plus possible non plus de faire comme si cette Révolution des colonies était une péripétie lointaine, exotique et extérieure à la “Grande Révolution” : Benot a montré que les deux processus étaient consubstantiels et qu’il était vain de vouloir étudier l’un en ignorant l’autre. »

Bon, mais je chipote, là. L’ouvrage de Marc Belissa est très intéressant en ce qu’il offre tout d’abord une synthèse, qui s’étend sur les quatre premiers chapitres, du déroulement des événements révolutionnaires en métropole et aux colonies, ce qui est bien utile à qui n’est pas très au fait de ces événements (comme c’est mon cas). À ce propos, je me permettrai encore un (petit) bémol en faisant remarquer qu’un tableau chronologique des événements à deux colonnes, l’une pour la métropole et l’autre pour les colonies (en fait, essentiellement les Antilles, même s’il est aussi question des îles de l’océan Indien – les Mascareignes, actuelles Réunion, Maurice…) simplifierait la lecture (comme c’est le cas dans le premier livre cité d’Yves Benot). En effet, on se souvient qu’à cette époque d’avant les télécoms, les nouvelles mettaient un certain temps à traverser l’Atlantique : « […] deux à trois mois selon les saisons pour faire le voyage aller et retour entre les ports français de l’Atlantique et des Antilles, délai qui s’allonge considérablement à partir de la déclaration de guerre de la France à l’Angleterre en 1793 » (p. 16), et cela sans parler du contrôle, ou des tentatives de contrôle exercées par le lobby colonial en France pour empêcher l’envoi de nouvelles qui leur paraissaient risquer de remettre en cause l’ordre esclavagiste – ainsi de la Déclaration des droits, laquelle ne pouvait, à terme, que menacer gravement la hiérarchie coloniale basée sur ce que l’on appelait le « préjugé de couleur » ou encore « l’aristocratie de l’épiderme ».

Après ces quatre chapitres « chronologiques », si l’on peut dire ainsi, viennent sept autres plus thématiques qui se proposent, comme dit l’auteur en introduction d’offrir « une synthèse des travaux publiés depuis trente ans [donc, en gros, depuis le bicentenaire] sur la Révolution française et les colonies » (p. 14). Je ne vais pas revenir en détail sur chaque chapitre, rassurez-vous. Plus simplement, je voudrais donner une ou deux bonnes raisons de lire ce livre.

Tout d’abord, je dirai qu’il nous rappelle quelques vérités qui sont peu agréables à entendre pour des oreilles républicaines (au sens révolutionnaire, hein, la prise de la Bastille, l’abolition des privilèges, etc.). Ainsi : « Les années les plus florissantes de la traite française à destination des Antilles ou des Mascareignes furent les trois premières années de la Révolution (1789-1791) pendant lesquelles le nombre des esclaves déportés atteignit des hauteurs spectaculaires avec, par exemple, aux alentours de 40 000 à 50 000 esclaves par an à Saint-Domingue. Ils étaient encore 10 000 en 1792. » (p. 122) Et : « Les comptoirs africains français ne cessèrent de pratiquer la traite pendant toute la Révolution, même après l’abolition de l’an II [le 4 février 1793, la Convention vote à l’unanimité le décret d’abolition de l’esclavage], mais ils ne pouvaient plus l’exercer en direction des colonies françaises jusqu’au rétablissement de l’esclavage en 1802 [merci qui ? merci Napoléon !]. Les ports métropolitains qui avaient pratiqué la traite jusqu’en 1792 reprirent leurs expéditions avant même le vote de la loi la ressuscitant. » (p. 123) Cette seule remarque laisse entrevoir la puissance des esclavagistes et qui ils étaient : les colons tout d’abord – à Saint-Domingue (future Hayti[Si cette orthographe vous intrigue, voyez plutôt ce post, ou il est question de l’orthographe d’Haïti, Hayti, Ayiti : https://ayibopost.com/haiti-hayti-ayiti-comment-secrit-reellement-le-nom-du-pays/]]), la « perle des Antilles », de loin la plus productive des îles des Caraïbes, on comptait 510 000 esclaves pour quelques milliers de maîtres blancs. « Face à cette immense masse servile, la mentalité des colons blancs était marquée à la fois par la peur des révoltes, fréquentes quoique limitées dans le temps et l’espace, mais aussi par l’angoisse de l’engloutissement des Blancs par les Noirs [le grand remplacement, déjà !]. Il convenait donc d’élever une barrière de couleur infranchissable entre les Blancs et les gens de couleur pour défendre le petit nombre des maîtres. Une mentalité prédatrice poussait les colons blancs à tirer au plus vite ce qu’ils pouvaient du système esclavagiste. » (p. 45) Entre les maîtres et les esclaves, entre le blanc et le noir, il y avait aussi les « libres de couleur », soit des esclaves affranchis ou, le plus souvent semble-t-il, les nombreux enfants faits à leurs esclaves noires par les maîtres blancs, qui manquaient de femmes blanches… Les colons ne pouvaient même pas imaginer d’appliquer la Déclaration des droits à ces libres de couleur – soit de les reconnaître comme leurs égaux – car ils craignaient, à juste titre, que ce fâcheux exemple crée un précédent qui s’appliquerait, tôt ou tard, inéluctablement aux esclaves eux-mêmes. Il y eut pas mal de bagarres là-dessus dans les assemblées constituante puis législative. La société des Amis des Noirs faisait pression afin d’obtenir cette égalité des droits contre les défenseurs du préjugé de couleur. Que l’on n’aille pas imaginer toutefois que cette même Société militait pour l’abolition de l’esclavage. Il y avait probablement aussi peu de gens qui l’imaginaient à court terme que de républicains avant la trahison du roi et la fuite à Varennes. Tout le monde, ou presque, restait monarchiste comme tout le monde, ou presque, était esclavagiste – l’exprimant de façon plus ou moins brutale, plus ou moins compatissante avec ces pauvres nègres…

L’autre lobby, encore plus important que celui des colons eux-mêmes, car il était constitué, lui, de métropolitains, était celui des armateurs, négociants, industriels (producteurs de marchandises – toiles, armes, objets manufacturés, etc. – utilisées comme monnaies d’échange dans la traite, transformateurs des denrées coloniales comme le sucre) et financiers qui tiraient profit du commerce triangulaire. Ils pouvaient prétendre, à l’Assemblée, que le système esclavagiste faisait vivre six millions de personnes en métropole… Ce qui, sans pour autant justifier le moins du monde le maintien de l’esclavage, était fort probablement très exagéré. Mais eux-mêmes savaient bien pourquoi ils se mobilisaient contre toute évolution du rapport avec les colonies – et donc de l’esclavage. De plus, ils bénéficiaient de longue date du système de l’Exclusif, qui interdisait aux colonies toute importation d’ailleurs que de la métropole et toute exportation ailleurs qu’en métropole… Ce dispositif générait une contradiction entre eux et les colons, lesquels auraient voulu pouvoir commercer avec d’autres pays – en particulier les États-Unis en pleine émergence. Ce qui avait pour conséquence le développement à grande échelle de la contrebande.

On sait ce qu’il advint grâce à la cupidité et à l’intransigeance des colons – la première république noire du Nouveau Monde. Je renvoie ici aux Jacobins noirs, de C.L.R. James [4], qui a raconté cette histoire. Mais il faudrait encore ouvrir l’ouvrage de Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, qui suscite invariablement un froncement de sourcils ou une moue de dédain chez la plupart des historiens [5] – y compris Yves Benot – sur Le Crime de Napoléon [6]. Et même, avant de l’ouvrir, regarder la photo qui figure en première de couverture : on y voit Hitler, paré d’un uniforme de cérémonie blanc de chez blanc, entouré d’une troupe d’officiers supérieurs nazis en uniformes sombres, se recueillir, le 28 juin 1940, sur le tombeau de Napoléon aux Invalides. « Le fait est que Hitler savait l’histoire de France mieux que beaucoup de Français, écrit Ribbe. La preuve : ordre sera donné de faire disparaître la seule statue de “nègre” qu’on ait jamais vu parader sur une place publique parisienne, celle du général Dumas, héros de la Révolution né esclave en Haïti et premier descendant d’Africains à devenir général de l’armée française [7] ». Quelques décennies plus tard, ce sera au tour de Macron de bader devant le même tombeau. L’ignorant qui nous sert de président n’avait certainement pas lu ces mots de la conclusion de Ribbe : « En tant que premier dictateur raciste de l’histoire, Napoléon a sa part de responsabilité, non seulement pour tous les crimes coloniaux ultérieurement commis par la France, mais aussi pour tous ceux du nazisme qui s’est, à l’évidence, inspiré de l’Empereur comme d’un modèle. »

Si vous en doutez, si vous trouvez que c’est un peu violent, lisez donc Marc Belissa, par exemple ses deux derniers chapitres : « Défense de l’ordre social esclavagiste » et « Violences et guerres coloniales ». Une citation parmi d’autres (du Premier Consul à un certain Truguet, venu défendre devant lui la « liberté générale », c’est-à-dire s’opposer au rétablissement de l’esclavage : « Je suis pour les Blancs parce que je suis blanc ; je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne [du Jean-Marie Le Pen dans le texte]. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation [qui n’étaient pas assez entrés dans l’histoire, n’est-ce pas, Sarko ?], qui ne savaient même pas ce que c’était que la colonie, ce que c’était que la France ? [et qui toujours pas compris, les ingrats, après tout ce que la République a fait pour eux, voyez, ils expulsent les uns après les autres l’armée française de leurs pays] » (p. 249) Ce qui est très impressionnant dans ce chapitre, c’est à quel point les discours racistes (même si le mot est apparu plus tard) de l’époque ressemblent à ceux d’aujourd’hui. Peur du mélange, de l’infestation des Parisiennes par le « sang nègre » (si, si !), bref du grand remplacement, voire du massacre des Blancs par les « nègres » si jamais on leur ôte les fers, et encore ces mots si proches de ceux de Netanyahou, sous la plume de Chateaubriand, ce génie que le monde nous envie : « […] qui oserait encore plaider la cause des Noirs après les crimes qu’ils ont commis ? »(citations p. 248-249). Non contents d’être « nègres », ils osaient encore se révolter ! Un homme de loi du Cap-Français, rapporte Bellissa, rédigea un mémoire en faveur du rétablissement de l’esclavage et de la traite, en mai 1802, c’est-à-dire à peu près en même temps que le Premier Consul exauçait son vœu : « Le nègre des colonies, produit de quelque cent cinquante peuples d’Afrique, ne peut être régi par un système de loi abstraites. Il ne peut connaître et respecter que l’appareil imposant et subit de la force et de la terreur. […] Il faut donc couper la gangrène de la liberté palest…, pardon ça m’a échappé, il faut évidemment lire : la gangrène de la liberté négrière jusques dans ses dernières racines [Poutine aurait dit, comme il l’a fait à propos des Tchétchènes : jusque dans les chiottes !]. Ah mais vous mélangez tout ! me reprochera-t-on. Bah non, je ne crois pas. Encore une fois, c’est tout l’intérêt de ce livre de Marc Bellissa que de nous mettre sous le nez d’où vient, comment s’est fabriquée notre (post)modernité. Et ça ne sent pas bon.

franz himmelbauer pour Antiopées, le 14 janvier 2024

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[1Deux références indispensables selon moi : Eric Williams, Capitalisme et esclavage, éd. Présence africaine, 2020 [1944] et Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, les deux en format poche. Le premier est devenu un classique sur la question du lien entre les débuts du capitalisme et l’esclavage. Le second le deviendra également, si ce n’est déjà fait, à propos de la genèse monstrueuse du racisme dans le système de la traite négrière et de la plantation.

[2Marc Belissa & Yannick Bosc, Le Directoire. La république sans la démocratie, 2018, et Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire, 1799-1804, 2021. J’ai rendu compte des deux, ici et .

[3Les deux ouvrages ont été publiés à La Découverte, respectivement en 2004 [1987] et 1992. On ne trouve plus guère le second que sous forme numérique – les éditions papier sont épuisées et les rares exemplaires d’occasion sont très chers.

[4C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue. Traduction de Pierre Naville, entièrement revue par Nicolas Vieillescazes. Préface de Laurent Dubois. Paris, Éditions Amsterdam, 2017. Voir ma recension par ici.

[5Benot parle du « pamphlet aussi provocateur que mal informé et rapidement rédigé de Claude Ribbe » (dans La Démence coloniale…), tandis que Belissa, s’il parle aussi de « pamphlet », reconnaît qu’il a contribué « à replacer la question de l’esclavage, du colonialisme au premier plan des polémiques dites mémorielles » (p. 26)

[6Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, éd. Privé, 2005.

[7Ibid. Ribbe ajoute que ce général fut aussi le père d’Alexandre Dumas, « l’écrivain français le plus lu au monde », et j’ajouterai, certainement parmi les plus adaptés au cinéma, pour le meilleur, je ne sais pas, mais pour le pire, je sais : j’ai vu l’an passé le premier volet de ce qui doit être une trilogie autour des Trois Mousquetaires, je n’irai pas voir les autres…

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