« L’usine hélas maintient la production »

Covid-19 : Une intérimaire quitte « Petit Navire »

paru dans lundimatin#235, le 23 mars 2020

Je suis intérimaire dans une conserverie finistérienne (Petit Navire). Depuis trois semaines, je suis horrifiée de voir la gestion (ou plutôt la non gestion) de la crise sanitaire au sein de notre usine (zéro masque, zéro gel, zéro changements). Depuis ce matin, j’ai choisi de partir, de quitter l’usine d’acier, de me précariser et choisir ma santé, et celle des autres. Confinée, j’ai eu besoin d’exorciser l’usine et ses démons d’acier.

L’usine angoisse.
L’usine hélas maintient la production.
Malgré le confinement, malgré la guerre de Macron, nous sommes les maillons d’un système à nourrir.

On vend du thon, partout dans le monde, et la production ne doit pas s’arrêter.
C’est ceux qui nous gouvernent qui le disent .
On doit continuer à fabriquer, des salade mexicaines, des salades de riz aux goûts fades, destinées aux lunch box des travailleurs, des rillettes de thon pour les apéros entre amis. Mais plus de travailleurs, plus de pause déjeuner, plus d’apéros entre amis. Le pays est confiné, et la pause déjeuner suspend son temps.

Et qui ne rêverait pas de se nourrir inlassablement de tartinades de thon, matin midi et soir, confinés au coin du feu, à jouer aux cartes et à se tresser des nattes ?

Alors, quand pendant huit heures, la mission de l’intérimaire est de placer des fourchettes dans les opercules en carton des salades de thon, l’esprit divague, on se prend à rêver. En temps normal, oui, on imagine le visage de celui qui, affamé, va déguster sa salade mexicaine au thon, avant de retrouver la vie de bureau. On a envie de glisser un cœur en papier dans cette opercule en carton, égayer sa vie, sa pause déjeuner et pourquoi pas, son après-midi de labeur.

Mais quand on ne sait plus imaginer dans quel instant sera savouré notre salade mexicaine, avec cette fourchette qu’on aura mis tant d’effort à placer dans cette opercule en aluminium, tout s’écroule, on perd le fil imaginaire qui nous amène à la réalité du monde extérieur ! On se demande, si finalement, on ne devrait pas arrêter les fourchettes, et passer au couteau. Prendre le couteau, et monter dans les bureaux de la direction, couteaux en plastique dans la main, et exiger des masques, exiger du gel désinfectant, menacer de quitter cette mascarade productiviste, qui met en danger, sournoisement, et qui nous rappelle, avec un sourire et une condescendance patriarcale, combien il est important de maintenir un mètre de distance entre nous, les pauvres salariés, et puis surtout, surtout, de ne pas se faire de bisous, et de ses laver les mains régulièrement, dans une cafétéria où une centaine d’employés se croisent et touchent les mêmes surfaces.

Et que non, on n’a pas encore réfléchi à une éventuelle mise en place d’un protocole sanitaire de prise de température à l’entrée de l’usine. C’est un projet qui se pense, qui s’organise, qui prend du temps. (Et le temps ... c’est l’argent).

Puis le directeur est parti rejoindre sa famille dans le sud, ce n’est pas aujourd’hui qu’on pourrait le menacer sérieusement, avec nos couteaux en plastique. Faudra attendre son retour, quand il sera tout bronzé, face à nous, précaires, gris de fatigue et de maladie.

Dans la cafétéria circule l’angoisse, la colère, mais aussi la peur du cdi non signé, si on pose trop de questions à la direction. La peur de rester chez soi confiné face à l’ennui, après 30 ans de boîte où la vie sociale, c’est c’ici, c’est l’usine. La peur de se mettre en arrêt et de perdre un peu du salaire qui nous mettra dans la merde parce que crédit, enfants, courses, factures, voiture.

Moi, au milieu de tout cela, je suis désemparée, anxieuse, en colère. Confrontée à la limite de mon éducation militante, syndicaliste et humaniste. Confrontée à des contradictions jamais ressentie au plus profond de moi. Me voilà dans le flou .

Je sors prendre l’air, et magie, un oiseau vient me tenir compagnie.
Il me rappelle la poésie, l’évasion, l’imaginaire.
Il me rappelle le salarié et sa salade mexicaine.
Je repense à cela, ça m’apaise.

Mais déjà le cours de la ligne de production reprend, il faut retrouver sa place dans un monde d’acier qui n’est pas le mien, mais dans lequel je dois m’adapter, m’imbriquer.
Dans ce monde inflexible, où la loi est celle du marché.

Alors je reprends mon chemin vers le Mexique et ses salades, m’imaginant, tel Joseph de Ponthus, sur l’île grecque d’Ithaque, dégustant une salade crétoise sortie d’aucune usine agroalimentaire.

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