L’ombre blanche

Dans les gravats de Gaza, une tache blanche pour une blouse blanche...

paru dans lundimatin#479, le 10 juin 2025

Safiya signifie la chose qui est « pure » en arabe, comme dans l’image du monde qui demeure « pure » lorsque ne subsiste en elle des humains que l’ombre de leurs ombres.

Un homme marche seul sur les ruines de Gaza. On ne distingue autour de lui ni les gravats d’un hôpital, ni les corps ensevelis, ni les spectres qui y subsistent. Il n’y a plus que l’idée d’une grisaille qui rapporte la terre à la terre par l’hubris qui fait la nécessité de l’élévation et la pulsion de sa destruction. Une tache blanche perdue dans une abstraction de gravats, silencieuse des cadavres dont elle se nourrit. L’abstrait a le pouvoir de dévorer les corps anonymes qui souffrirent pour faciliter son édification, jusqu’à les dissoudre dans l’insensé d’une variation, celle d’une même couleur, d’un même drame : les vagues cendreuses portent l’ocre du monde jusqu’à la suie de sa ruine.

Une tache blanche pour une blouse blanche qui obstrue la geste des tanks. Une blouse blanche imperturbable qui replace l’œil face aux linceuls, petits et ficelés, par ces gestes ancestraux qui glorifient le soin avant le deuil, et le deuil avant la langue qui tente de désigner le monde. Les gestes pleurent la brisure de leur temps, s’oublient avant même de savoir l’épeler, malgré la destinée de leur ensevelissement.

L’histoire trahit toujours les silhouettes sans visage que la guerre jette dans ses entrailles, mais l’image, qui règne de son économie sur nos manières rigides de désigner les identités, qui demeure mue elle aussi par ce devoir d’élimer ce que du visage vaincu peut subsister dans les mémoires victorieuses, cette image-là sait parfois encore se dérober à la catastrophe qui s’y trame, lorsque survit en elle une aura triomphant de tous ces productivismes tentant de l’instrumentaliser jusqu’à sa dissipation.

L’image de cet homme n’a pas de visage, mais son aura vainc le partage marchand d’une représentation pour que cette ombre blanche porte tous les visages des morts, des morts sans identité qui ne connaissent rien ni de l’État, ni de la frontière, ni de la langue moderne qui impose à la terre ses stigmates, ses comptabilités de cadavres — un cadavre est toujours tous les cadavres du monde. L’ombre avec ses morts tournoie au-devant de nous-mêmes, elle désigne notre chemin de ruines entre ses agitations. Elle est la silhouette qui nous précède pour absorber l’histoire des vaincus que nous tenterons d’ensevelir avec leur corps loin de nos mémoires — mais les spectres résistent, ils hantent, car ils fondent sous l’assurance de nos certitudes l’altérité de ce que leur puissance emporte sans un cri.

L’homme ne s’appartient plus. Il va à la fatalité en lui tournant le dos pour renier les flagrances de l’exposition. Sa silhouette dessine une marge, un négatif du monde où l’on peut encore enfouir l’idée d’un rêve : le silence y impose à qui sait entendre un hurlement des sans-voix qui structure la multiplication des mondes possibles.

Ce n’est pas que la Palestine qui se tient sous cet homme, c’est aussi l’humanité brisée sous les bombes de la modernité. Une image sans visages pour emporter ce que l’on ne voit pas, ce que l’on ne sent pas des cadavres qui pourrissent sous une gaze inutile, image qui s’écorne de gris et de sable, d’os et de chair entre nos effrois, et qui charrie irrémédiablement l’innocence détruite d’une enfance que l’homme qui marcha seul sur les ruines où nous l’abandonnâmes ne put guérir.

Les cendres flottent entre les souvenirs d’une époque des conquêtes de l’humain par l’humain, et se mâtinent dans une cybernétique qui arrache l’identité à son mouvement, la colonise de fixité pour que s’y pétrifie une économie des désignations — par la carte et l’image, par leur valeur et leurs virtualités. Sous les gravats existe-t-il encore une terre sans territoire ? Que pouvons-nous encore balbutier de la présence des cendres qui y tracent des contours mouvants et incertains ? Que devinons-nous de nous-mêmes sous ces cendres qui vont à nos ruines sans que nous ne puissions jamais les contenir ?

L’image cherche à se venger de l’image. Elle résiste à son adoration : sa dévoration du monde, éternellement recommencée. L’image autophage expose d’autres corps pour se nourrir d’elle-même, fait spectacle pour polluer l’apathie de mots d’Occident, des mots de cette langue juridique qui colonise les corps et leur espace, sans leur exprimer le regret de nos lâchetés, l’unité bariolée d’unicité, l’imperturbable compassion qui devrait devancer, devancer et détruire, la politique pour la refonder loin de sa langue normative. Mais le rêve résiste à la nuit, et de ce rêve qui chavire et fait chavirer ce qui tente de s’instituer en lui une force inaudible désigne le moyen de s’échapper des désignations, des assignations au signe du corps, de la carte ou de l’identité. Le rêve est la cible, mais il n’a pas de forme. Comment donc abattre une forme sans forme ? Comment emprisonner l’informe dans son identité vaincue ? La défaite pour se défaire du monde, là où le rêve se délie des normes, et avec la défaite se dissout ce que la langue impose au rêve de fixité dans une estompe des frontières — des frontières qui commencent toujours par être les frontières d’une langue autoritaire qui fait d’un savoir un carcan. Défait, le rêve résiste et ne connaît plus rien d’un état fixe, de deux états qui s’opposeraient l’un à l’autre. Le rêve se détourne pour revenir à son mouvement sans état, sans aucun état de permanence, dialectique qui cherche la dialectique suivante, flux transperçant tout ce qui le retient.

Pris de torpeur, l’ombre citoyenne se détourne de l’ombre de l’image. Elle résiste à la résistance, elle résiste au rêve, veut désespérément la fixité de son état, une dignité exclusive limitée à son pouvoir d’énonciation. Cette ombre ne veut pas entendre le silence de l’ombre blanche qui plie l’image de son monde jusqu’à sa déchirure. Elle veut par adoration l’image suivante et autophage, toujours sans visage, sans spectres, sans histoire, sans vaincus de l’histoire. Une multiplicité d’images identiques pour que cette ombre citoyenne puisse acquiescer, accorder à ce qui impose son identité une autorité lénifiante, et oublier avec acharnement que le sens des morts demeure celui de la revenance, dans cette spirale du retour qui cherche toujours déviations et déviances pour entraîner l’identité en sa divergence.

Mais l’homme n’est plus que dans l’image, sous l’ombre des tortures que son corps subit dans une prison et ses silences. L’homme devient la souffrance qui compose son abstraction. Sous la peau citoyenne subsiste l’écorchure humaine : l’image qui résiste à elle-même, malgré les aspérités de ses significations possibles, demeure plus pure que tout citoyen ne pourra jamais l’être en accordant au rêve un champ libre de déviations et de déviances, un retour aux multiplicités des façons d’affirmer sans aucune norme la dignité humaine. Elle forme, avant la brisure de son cristal, un instant de diffraction qui résiste au déshonneur de nos figements. Qu’est-ce qu’un homme de vie au milieu de la mort, qu’est-ce qu’un homme qui soigne parmi les bombes, si ce n’est l’existence qui dit une totalité sans condition de fragmentation, et qui retire à la langue de l’image son pouvoir de figer l’humanité dans ce seul territoire remué de mots identiques ? Dans cet empire de l’image devenue insensée, cette image-là, celle du docteur Hussam Idris Abu Safiya, se soustrait par son aura résistante à la langue pour faire des marges une narration de l’indicible.

K.

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