L’œuvre désœuvrante

ou la fonction sans fonction
Kosmokritik

paru dans lundimatin#416, le 21 février 2024

« Une pensée en rapport aux questions de la politique et de l’art, de la politique dans l’art, de l’art dans le politique. Alors que la valeur est partout, et que l’on tait trop souvent le commerce de la parole critique. Même lorsque l’on souhaite s’en échapper.

L’œuvre désœuvrante s’envisage comme une inversion de l’esthétique et de la politique, une tentative de rapporter l’œuvre à une pureté de son questionnement métaphysique, sans aucune restriction à son partage, et, à partir de ce retour, de ce retour négatif, d’établir une critique de la valeur, une politique de l’échappée. Il s’agit de faire de la destitution, telle une autocritique du geste créateur, une approche formelle de l’œuvre cherchant à libérer ce que sa substance peut, et peut provoquer de mutation dans ce qui est. La politique suinte de l’esthétique, et n’y gouverne plus. »

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx.  — L’art apparaît à lui-même, dans le bref instant de sa survenance, comme la tension entre le geste et sa destinée métaphysique, pour finir englouti dans la société qui l’encadre strictement, le dévore et ne supporte pas la contingence avec laquelle toute création va à l’interrogation critique de ce qui l’encadre. Un théâtre d’ombres se met en place, son institution en appelle secrètement à sa destitution, la représentation y devient la conscience possible de ses seuils. Tout dans l’art y remue, et, par ce remuement, tout y resplendit d’une dialectique de la survenance et de la dévoration. L’art s’institue malgré — ou vraisemblablement à cause de — sa force destituante intrinsèque, puisque l’art, dans la matérialité de sa survenance, demeure socialement une fonction sans fonction qui transparaît comme un miroitement interrogateur de la fonction : si fonction il doit y avoir — fonction seconde à une fonction sans fonction —, c’est celle de l’agrégation sociale qui s’opère autour d’une œuvre. La modernité accentue ce phénomène en érigeant le principe que la forme suit la fonction, mais tout art, aussi modeste puisse-t-il être, reste une primauté de la forme à laquelle la société impose une fonction : la fonction suit la forme, et la fonction suit la forme dans le but de l’enclore en son utilité.

L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore.  — Il s’avère nécessaire — et cette nécessité s’accentue pour des sociétés du contrôle et de la surveillance — qu’une œuvre trouve sa place structurante, et s’y limite, dans la communauté qu’elle remue. Toute société humaine — entendre, jusqu’à présent, tout gouvernement des humains — ne supporte pas d’accorder à l’art ce statut de débordement de la fonction, où les formes ne seraient plus soumises aux impositions d’un fonctionnalisme ambiant limitant les possibles à un possible choisi, soit à une politique homogène de la temporalité — celle-ci se définit par un rapport normé à l’espace et à l’écoulement de la vie en son sein, pour que cet espace incertain, et par conséquent infini, devienne un espace fini, le territoire de la morphogenèse sociale. En cet espace des restrictions, territoire de la politique, comment l’art pourrait-il réapparaître sans cesse à lui-même dans un contentement de sa survenance formelle et des schismes métaphysiques que la contingence de cette survenance entraîne ? D’aucuns pourraient arguer que cette dimension métaphysique de l’art demeure une fonction, mais ce serait ignorer que toute fonction est une action déterminée par son résultat, tandis que l’art se présente — ou plus précisément, à cause de tout ce que la modernité lui impose de représentation, pourrait se présenter — comme un geste indéterminé et ouvert, toujours infini, car toujours sur le point de recommencer et de dévier en ce recommencement, sondant la détermination de sa réalité. L’art survient pour revenir, revenir et gauchir en son retour — il faudrait entendre la survenance de l’art comme une revenance qui dévie, et fait de sa déviation une déviance face à l’établi. La métaphysique ne serait alors pas la fonction de l’art, mais ne formerait que l’incertitude d’une quête où émergeraient les formes prolongeant inlassablement cette quête — l’art serait méta-physique, puisqu’il mimerait la physique, irait, avec critique, à la suite de cette phusis, qui s’étend et devient, s’accroît et dévie.

Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix.  — L’art peut aux marges du pouvoir, car il y rêve de formes informes, car, en ces marges strictes, il peut encore déformer leur principe vers l’indéterminé, vers leur indétermination : l’art dispose d’un pouvoir contre le pouvoir — un pouvoir onirique —, il jette une passerelle au-dessus du vide, au-delà de l’enclos social en lequel le pouvoir politique le circonscrit, et ne cesse d’ajouter à la matière de son cheminement une matière nouvelle, à la solidité incertaine, pour continuer toujours de sinuer sans destination — la destinée de l’art demeure sans destination. En cela, l’art mythique illustre cette tension d’échappement cherchant continuellement à déborder des normes qui s’imposent à lui. Cet art limite qu’est l’art mythique, le plus souvent qualifié d’art religieux, mais qui s’en échappe pourtant par les niveaux de lecture qu’il dissimule, ne connaît pas que la fonction sociale de marquer un lien entre le séculier et ce qui l’outrepasse. L’art mythique ne cherche pas à porter simplement le dogme du récit, mais cet art limite, limite car si proche de la fonction sociale du religieux qui cloisonne le mythe en la norme qu’il édicte, apporte une ouverture au sens du récit — le pouvoir gronde contre lui-même, la politique place en son sein un cheval de Troie, et les Achéens y flottent fantomatiques, tel un chat de Schrödinger enfermé en sa boîte, et organisant d’un monde à l’autre sa vengeance. L’art mythique fait de la ligne de fuite du dogme un labyrinthe de l’interprétation, et l’herméneutique, par les obscurités dans lesquelles elle s’engage, met en lumière que l’art, quel qu’il soit, déborde fatalement de lui-même, mû par l’incertain, par l’infini, par l’informe de sa destinée, par le mouvement recommencé et mutant du négatif.

Que ne recueille pas de cinéraire amphore.  — Le problème de l’art, à toute époque, n’est toutefois pas la simple abstraction de ce rapport à la fonction, mais la situation de cette fonction, c’est-à-dire son endroit dans la structure sociale qui produit un savoir l’empêchant de déborder de la norme instituée. À notre époque, la situation capitaliste où s’englue l’art se caractérise par le fait que le capital parasite le geste sans fonction de l’art pour le réduire à une fonction marchande — religiosité de notre temps, s’il en est. La grande plasticité du capital se découvre dans sa façon d’étouffer la très ancienne plasticité de l’art : le capital n’empêche pas l’art d’aller vers une quelconque manière douteuse ou provocatrice, il poursuit son geste et le nimbe, comme un fluide qui sait épouser la forme de l’objet auquel il se confronte, pour l’éroder patiemment. La fluidité de l’un supplante la fluidité de l’autre — toute provocation artistique sera monnayable, car valorisable. Cette plasticité est donc la capacité du capital d’assigner à toute action une fonction marchande, par la valeur qui s’y entrelace, jusqu’à en faire une marchandise. Tout objet est objet marchand, et tout geste artistique, aussi rebelle puisse-t-il être, est poursuivi par la valeur que le capital veut lui attribuer sur un marché. Au-delà des velléités fluctuantes d’un geste artistique de s’inscrire dans un marché donné, le principe du marché capitaliste devance et conquiert les gestes artistiques qui hésitent, qui se refusent : des NFTs au street art — la langue anglaise résonne comme un indice —, rien ne s’échappe du règne de la valeur.

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx.  — Tout art qui devance la société et y revient, se donne malgré tout à elle, à ses mécaniques de valorisation, et se situe plus ou moins consciemment en un espace de fluidification des échanges de l’objet marchand — l’œuvre existe au prix de son prix —, est inévitablement parasité tant dans son geste que dans sa destinée : l’objet de l’art n’est autre que l’objet d’art. Il y a un simulacre qui s’appose autour de l’œuvre, son environnement lui imposant l’interprétation de sa présence, en faisant accroire une « naturalité » de son existence, loin des processus normatifs la contraignant. Cette œuvre, sans une conscience recouvrant son pouvoir de destituer ce qui l’enserre, se confond au simulacre lui adjoignant son utilité, et se contente d’être premièrement un processus de valorisation, dont la portée métaphysique, portée limitée à ce qui n’est pas nuisible à l’empire de la valeur — l’emprise comme empire, emprise de la seule valeur d’objectivation —, n’est qu’un accessoire aux mécaniques de valorisation : l’artiste crée une œuvre pour créer sa valeur — toute valeur contemporaine semblant se subsumer avec fatalité à la valeur marchande. Dans ce cadre, la valeur de l’art se restreint à sa valeur marchande, et ce qui paraît l’excéder stagne en son sein par le jeu de ce simulacre qui fait de l’interprétation utilitariste de la survenance de l’art la raison de l’art lui-même.

Aboli bibelot d’inanité sonore.  — Que pourrait alors l’artiste si ce n’est créer son œuvre et la détruire l’instant d’après ? Mais l’artiste reste démuni, puisque les résidus de sa performance nihiliste pourraient à leur tour se voir assignés à une valeur, ou, pire encore, la performance de l’artiste nihiliste participerait à sa valorisation dans le monde de l’art, c’est-à-dire en l’espace du marché de l’art. Le simple fait de participer en tant qu’individu-artiste à l’écosystème artistique, donc à un espace normé et normatif, centré sur le concept de valeur — capitaliste, dirions-nous si ce terme fruste ne masquait pas son centre névralgique, car le nerf de la guerre n’est pas l’argent, mais la valeur qui s’y cache, le résultat inconscient d’un besoin objectifiant de valorisation —, fait de l’individu-artiste une marchandise avant même de faire de lui un producteur de marchandises. On ne fabrique plus une question métaphysique, on fabrique la valeur d’une question métaphysique. Tout est ouvert, et pourtant rien ne semble s’échapper, jusqu’à cette perversité de faire de la critique de la valeur un objet valorisable — tel le pamphlet communisant, à toute révolution souhaitée, à toute révolution utile, flétri d’un prix, vendu dans cette zone marchande qu’est une librairie, chasse gardée que le capital culturel de nos esprits consommateurs épargne pour, vraisemblablement, s’épargner l’autocritique d’une servilité inavouée. De cette même façon, l’artiste n’est plus que la valeur de l’artiste, et sa valeur ne peut plus excéder son commerce : l’artiste n’est plus que l’œuvre qu’il crée — ou qu’il performe être —, c’est-à-dire une marchandise. L’artiste se retrouve tout entier emporté en cette incorporation à la marchandise, puisque le marché lui impose de n’être plus que l’agent des fluidifications des biens qu’il produit et des biens auxquels il fait concurrence, dans leur évaluation constante qu’établissent les mécaniques du marché de l’art.

(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx.)  — La question serait donc de savoir comment devenir l’ennemi de la marchandise, l’ennemi de la marchandisation inévitable de tout ce qui est en notre monde, sans sombrer dans un nihilisme mené à son niveau paroxystique, celui du renoncement. Faudrait-il jouer aux échecs, sans adversaire, au milieu d’un quelconque désert, d’une New York urinaire des ruines, et ne finir que par être à la fois victorieux et défait, jusqu’à ce que les sables emportent l’idée même de création ? Si la force de la marchandise est de transformer en marchandise tout ce qui se présente à elle, quelle issue sinon l’annihilation de tout geste créatif avant même qu’il ne survienne ? Comment donc l’art pourrait-il excéder son commerce, échapper au marché et dégager à nouveau son horizon métaphysique, redonner à la représentation sa capacité de démultiplier les directions du sens, faire de l’interprétation une force centrifuge, et non un cloisonnement centripète de la marchandisation ? Le problème de l’art ne serait-il que d’être un objet d’art, tantôt matériel, tantôt immatériel, une contrainte à l’échappée, à l’échappement, en ses destins souhaités, songes d’une réalité du sens artistique sans valeur aucune ? Subsiste encore la possibilité consciente d’annihiler la seule valeur marchande, en multipliant les valeurs d’une œuvre, en empêchant son objectivation, jusqu’à rendre inopérantes ses capacités instituantes. Ce n’est pas tant l’œuvre désœuvrée que l’artiste devrait quêter, celle qui renonce, incorpore le vide pour mieux s’incorporer au vide — puisque ce « vide » pourrait encore être serti d’un joli emballage commercialisable —, mais l’œuvre désœuvrante qui empêche que toute idée du vide puisse être rapportée à l’idée unique de sa valeur.

(Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)  — La seule œuvre de l’échappée en notre société totalitaire, totalitaire car totalisant les réalités en une unique dynamique de valorisation — que reste-t-il de non marchand ? Même l’air, même l’eau, même l’espace extraterrestre, même la mort sont sclérosés par la valeur —, adviendrait dans une œuvre désœuvrante. Sa valeur tenterait malgré tout sa chance par sa démultiplication — les valeurs contre la valeur, les valeurs infinies contre la valeur finie, pour son émiettement —, jusqu’à tenter de détruire l’idée même de valorisation, avec néanmoins la conscience de l’impossibilité d’échapper au marché, tel un prisonnier qui prend le risque de l’inconnu au pied du mirador, la flétrissure n’ayant jamais empêché aucun bagnard de rêver de liberté. Si l’on ne peut échapper à ce qui nous poursuit, il nous faut soit renoncer à être, soit tenter de transformer l’être de ce qui nous poursuit, contaminer la mécanique de la poursuite. L’œuvre de l’échappée, l’œuvre désœuvrante serait une œuvre pirate, qui empêcherait son cloisonnement en se démultipliant, en devenant une viralité incontrôlable.

Mais proche la croisée au nord vacante, un or. 
 — Cet art à la source de cettedite œuvre désœuvrante aurait pour valeur de produire une antivaleur piratant le processus de création de la valeur ; il s’agirait d’un art tout entier inscrit dans une accélération de la constante réévaluation de toutes les valeurs. Si l’intelligence du marché établit une permanence de la valeur, en établissant une permanence de son évaluation, il faudrait interroger ce que serait son impermanence, ce que serait une valeur qui ne serait pas la valeur de son évaluation. L’œuvre désœuvrante chercherait à provoquer dans le système clos qui la contraint une boucle infinie, et voudrait y démultiplier ses mutations possibles, pour se faire viralité menaçant l’organicité de notre société de la valeur unique, puisqu’elle serait une activité ennemie de la marchandise par le dévoilement de sa mécanique et de son omniprésence. Pour ce faire, l’œuvre désœuvrante devrait s’entendre dans une double approche critique, critique destituant le cadre social du geste artistique et critique révélant le geste à lui-même, dans tout ce qu’il dissimule d’interrogation métaphysique.

Agonise selon peut-être le décor.  — L’œuvre désœuvrante, ainsi imaginée, organise un rapport critique à l’immuabilité moderne du cadre marchand de toute production artistique par sa tentative de court-circuiter la substance de sa marchandisation : le droit de propriété — là se trouve l’arme moderne de la dynamique de valorisation. Il ne s’agirait pas tant de fabriquer une œuvre de sable, qui se désagrégerait dans les seules mains marchandes la possédant, mais d’empêcher que des mains seules puissent la posséder exclusivement, en démultipliant sa présence au monde : une technique non de la destruction, mais de la démultiplication est à souhaiter — démultiplication non seulement de l’œuvre, mais de tout ce qui peut exister de mutation à partir de cette œuvre. Le droit capitaliste accorde suffisamment de plasticité au pouvoir contractuel de sa norme pour permettre à l’œuvre désœuvrante de devenir un art pirate, c’est-à-dire de se placer au-delà du monde clos de la valeur, de dire dans le « contrat » de sa circulation l’impossibilité de sa valeur unique, de sa propriété unique. Le droit de propriété intellectuelle serait ainsi hacké pour être un droit de l’impossibilité de la propriété intellectuelle. Cet art pirate commence à advenir par sa gratuité, par son assurance dénonçant tout commerce de sa forme, grâce aux technologies permettant à l’information de l’œuvre désœuvrante sa reproductibilité, sa circulation en deçà du marché planétaire, et grâce à des licences juridiques existantes, déformant le droit de propriété intellectuelle, comme les licences de libre diffusion, assurant à cette circulation gratuite une liberté protectrice de son anticommercialité. — Mais, en ce régime irresponsable des petites pirateries, comment donc l’artiste vivrait ? Cette question demeure une question de la valeur unique, de la notion corollaire de travail, cadre indépassable qui fait de la création un labeur, du monde un marché, de l’imagination un récit de la marchandise — la vie excède, peut excéder son cadre, et l’artiste peut, en cet excès, réinventer d’autres formes de son contentement, d’autres formes que nous souhaitons solidaires et collectives. Cette conjonction de la gratuité et de la circulation libre et anticommerciale présente une caractéristique importante de l’œuvre désœuvrante, sa fongibilité, par la dilution de son information dans un réseau du mouvement permanent de l’information. La critique de la valeur accomplie par l’œuvre désœuvrante façonne non seulement une liberté du cheminement métaphysique de l’art, mais met aussi en place son ouverture et son accès démocratique par le lien d’une information à la fois libre et gratuite. L’œuvre désœuvrante fait de sa reproductibilité technique ouverte au plus grand nombre la diffusion d’un nouvel horizon de la question métaphysique, horizon dégagé qui ressurgit face à tout geste artistique libéré de sa commercialité. L’œuvre désœuvrante soustrait la possibilité d’une valeur du sublime à la valeur de sa réification, et ouvre la voie à une propagation de l’aura, celle-ci ne s’émiettant pas dans le réseau, mais irradiant de ses métamorphoses d’autres perspectives créatrices. Cette œuvre désœuvrante surpasserait la norme sociale de son appropriation, jusque dans l’empêchement d’une maîtrise unique par l’artiste qui la crée — l’œuvre désœuvrante serait ainsi même libérée de l’esprit qui la crée.

Des licornes ruant du feu contre une nixe.  — La production artistique peut refuser son état de produit en revenant à son aspect le plus brut, c’est-à-dire à une survenance où les formes détiennent encore une puissance de la déviance. Le processus de son avènement se fait boucle, et refuse son achèvement, comme si l’œuvre désœuvrante faisait de l’avènement un événement liminal et s’y maintenait. L’œuvre désœuvrante rejette de la sorte toute la sociologie qui entoure le terme d’art pour accaparer celle du geste qui ne va qu’au geste, sans considération de ce qui est en dehors de la forme qu’il provoque, et en ne se contentant en rien de l’aura de son statut. La société ne serait alors plus l’enclos marchand du geste artistique préfigurant l’œuvre désœuvrante, mais le cadre mouvant de sa traversée. Le geste artistique, pour se démarquer des institutionnalisations de l’œuvre et s’ouvrir à une idée de l’œuvre désœuvrante, devrait refuser toute fonction de son achèvement en refusant son achèvement en un produit non fongible : le processus se fond alors en lui-même, loin de ses possibles réifications, puisque celles-ci sont constamment redigérées par la puissance métamorphique du geste artistique de l’œuvre désœuvrante — l’œuvre désœuvrante s’ouvre à ses mutations en s’offrant sans contrainte à d’autres gestes créateurs, si ce n’est la contrainte seule de préserver la viralité de son ouverture partageuse et anticommerciale. Ce processus du recommencement, refusant la fixité de l’objet d’art, fait de l’œuvre désœuvrante une sorte de dispositif d’une matière ouverte aux potentialités de sa disparition dans un continuum de la création.

Elle, défunte nue en le miroir, encor.  — L’œuvre désœuvrante est de cette façon portée par un geste diffus et partageable de l’original, en cela qu’il est sans cesse renouvelé en son originalité par la multitude qui reçoit et transforme l’œuvre désœuvrante, refusant sa fixité dans une œuvre unique. Tout de l’œuvre est multipliable, et tout dans l’œuvre est multipliable. L’œuvre désœuvrante devient de cette manière un partage du geste, qui tend, en tant que question, vers la question méta-physique de son processus, c’est-à-dire l’interrogation au sujet de cette physique qui conditionne sa forme mouvante. Son partage libre accroît les potentialités du cheminement en cette question. Ce geste est de cette façon un stimulus de la métamorphose du sens, laissant poindre l’espace d’un renversement où la société redécouvrirait ce qui excède sa norme.

Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe.  — La publicité de l’art, dans le sens de la mise à disposition du phénomène artistique, quelle que soit sa forme, dans l’espace public, véhicule une puissance du désœuvrement au sein même de la représentation du quotidien. Toutefois, l’assignation d’une valeur à ce phénomène artistique, et corollairement d’une fonction, empêche cette capacité de désœuvrer le pouvoir d’une société centrée sur son fonctionnalisme formel, c’est-à-dire sur sa manière de façonner un lien de conséquence et d’utilité entre la forme et la fonction. Face à un art enfermé en son institutionnalisation, l’œuvre qui se cantonne à l’espace clos de son existence utile, dans des lieux entendus comme des lieux normés de l’institution d’un certain capital symbolique, tels des musées ou des galeries d’art, des théâtres, des collections privées, des librairies, des salles de concert, etc., jusqu’au cadre anodin d’une télévision, où la publicité de l’art se confond au publicitaire de l’art, le désœuvrement d’une œuvre devrait s’envisager à partir de la forme que celle-ci se donne pour faire publicité du questionnement métaphysique qui la sous-tend, et de cette publicité une politique de l’échappée. Ce n’est plus la fonction sociale de satisfaction d’un goût esthétique mû par la dynamique de valorisation capitaliste, que le capital soit compris à son stade purement financier ou culturel, qui bruit dans la mécanique d’une œuvre désœuvrante, mais le souhait de révéler une vie dénudée  : le surgissement de l’art advient pour son propre surgissement, là où la seule fonction qui demeure est celle d’une fonction sans fonction.

De scintillations sitôt le septuor.  — L’œuvre désœuvrante ne souffre pas de la répétition de sa forme, puisque tout processus de répétition s’altère par la temporalité du questionnement qui le marque. L’œuvre désœuvrante se renouvelle perpétuellement par ce questionnement même et les réverbérations qu’il provoque. Tout y évolue, tout s’y meut, et le geste artistique y est emporté par sa propre force interrogative. L’œuvre désœuvrante ne peut répéter ce qu’elle a été, puisque deux formes identiques produites à des moments distincts portent toujours en leur sein les nuances substantielles des évolutions de leur processus créatif, de cette poursuite du sens qui les anime. L’œuvre désœuvrante se désobjective et s’ouvre à sa subjectivation, à toutes ses subjectivations possibles. L’œuvre désœuvrante désœuvre l’art, car elle le désarme de ses fonctions, pour qu’il recouvre sa capacité d’être sans aucune fonction, dans la pureté d’un geste qui va à la seule métaphysique, qui place la physique face au sens de son obscurité. C’est dans cette poursuite de la question métaphysique que réside l’originalité d’une confrontation de la forme aux conditions de sa formation, offrant un nouvel accès au sens physique de son monde, voie vers l’inachevé en tant que voie vers le sublime, vers ce dévoilement d’une clarté au loin : la lumière ténue des seuils.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :