L’épidémie, mouvement social

(Vases communicants)
Mathilde Girard

paru dans lundimatin#285, le 26 avril 2021

Il y a maintenant des jauges, dans l’amitié.

Il est 4h, à peine. Cette pensée me réveille, avec des bruits dans les tuyaux du radiateur, qui part en vrille. Je n’ai pas été invitée à l’anniversaire d’une amie hier soir, et c’est ça qui me réveille et qui me fait honte à penser. J’ai honte d’avoir de telles pensées, mais je considère ma honte, parce que c’est peut-être un sentiment humain intéressant à observer en ce moment, je me dis. La honte pour commencer. La honte à presque 40 ans d’éprouver de la tristesse à ne pas être invitée. La pensée ridicule d’un enfant. Le ressenti minable de l’exclusion. Je me l’attribue. L’autre nuit, à l’inverse, j’ai rêvé que j’hébergeais toute une famille dans l’appartement de mon enfance. Il y avait un problème de place à Paris, les gens ne savaient plus comment se loger, et dans le rêve c’était une pratique, on échangeait les appartements et les familles, pour se dépayser, à la place de prendre des vacances, comme ça pour le week-end. Les jauges dans l’amitié viennent de la situation qui fait qu’on ne s’invite pas à nombreux chez soi ; dans ce calcul se glissent des préférences affectives. On choisit parmi les amis. On choisit aussi aujourd’hui dans les hôpitaux, parmi les malades. Je choisis les gens que je veux voir, et qui j’expose au péril. On croit pouvoir maîtriser l’expansion du sentiment. On refoule un maximum les vœux de mort inconscients. Je prends soin de ceux que j’aime. Je vois moins mes amis avant d’aller voir ma mère. Je mets en place une sorte d’hygiène sociale autonome, je prends la responsabilité de ces décisions, je suis sur la crête de la compliance et de l’auto-discipline, de la complaisance et de la collaboration. Je crois maîtriser quelque chose, et cette maîtrise est en même temps la condition de la survie des autres et de l’exercice de ma croyance sur le monde. Chacun se débrouille avec ça, cette terrible éthique du quotidien qui nous tient en vie et nous donne un pouvoir sur elle. Le pouvoir trop grand pour lui d’un enfant qui éteint le feu en faisant pipi. Il n’y a pas d’autonomisation subjective de la pandémie qui ne s’allie à des micro-fascismes, à des endogamies, à des entropies. La société se forme par cercles, sélections et préférences, de fait, jusqu’au bout de la chaîne – et je choisis aussi les films que je regarde sur les plateformes. Si je refuse de l’attribuer à une autorité extérieure, puisque c’est moi-même qui prend acte du danger et de la nécessité (est-ce la loi ?) de protéger les autres et moi-même, quelle est cette pratique, comment la nommer (sous l’influence permanente d’un État qui met en doute mes capacités à aimer) ?

Tandis que je choisis les amis et les films que je veux voir de préférence, ceux que je vois dedans et ceux que je vois dehors, la société inclut. On me raconte les dîners où je ne suis pas invitée, et dans lesquels on parle de l’inclusion de toutes les personnes qui existent. On inclut tous les êtres humains dans l’imaginaire. On aime tous les êtres humains sans discrimination mais on ne peut pas inviter tout le monde chez soi. J’essaie de penser ce rapport, parce qu’il n’est pas correct, il serait presque de mauvaise foi, mais au moins c’est un rapport qui établit une opposition assez radicale pour, peut-être, commencer à penser quelque chose. Penser par exemple le rapport entre l’absence de vie, l’absence de société réelle, et les luttes pour la reconnaissance des minorités par les procédures d’inclusion sociale. J’essaie de penser le recodage capitaliste immédiat et immanent des formes d’émancipation collectives ; la volonté d’exister, de reconnaître et d’apparaître corrélée à la disparition du monde, à la séparation du monde. Un monde surgit sur les ruines du précédent pour ne pas lui ressembler. Je lis un article sur des femmes qui ont lancé un hashtag pour la reconnaissance de l’alopécie. Justement ces derniers temps beaucoup d’amis m’ont parlé de problèmes de chute de cheveux. C’est un phénomène récent répandu de la dépression secrète et générale. Je perds mes cheveux. A qui s’adresse l’appel. L’appel s’est généralisé. La voix de chacun fait appel. Pour le reste, on choisit. On choisit et à l’hôpital surtout ces derniers temps, autant que dans les dîners. L’inclusion augmente en même temps que la sélection. La sélection est symétrique à l’inclusion. Tandis que des voix se lèvent enfin pour dire j’existe, et demander une place qu’elles n’avaient jamais eues, même dans les imaginaires, même dans les goûts, même dans les représentations, tandis que vient quelque chose là où rien n’était jamais venu (ou venait par la littérature, la métamorphose, la ruse, l’animal) le monde affronte l’impensé et l’impensable de la sélection de ses membres. Il y a beaucoup de choses comme ça que je n’arrive pas raccorder, qui se contredisent ; que je mets côte à côte pour qu’il y ait plus de résonnance, pour comprendre. Comprendre pourquoi la division ne prend pas la forme de la révolution ; pourquoi l’émancipation et la reconnaissance des torts se pervertit si vite en une réclame publicitaire ; pourquoi on fait passer des tests psychologiques aux enfants qui sont distraits à l’école pour vérifier qu’ils sont surdoués ; pourquoi on ne peut pas freiner l’humanité carnivore et qu’il y a toujours de la viande à tous les repas de la cantine ; pourquoi on offre des tablettes numériques aux enfants dans l’Académie d’île de France ; pourquoi on prend des Uber. Comprendre ce qui arrive entre les gens qui ne s’aiment plus – et me souvenir de comment les gens s’aimaient.

*

C’était la réalité : en même temps que le monde se ressemblait, que toutes les vies se ressemblaient de plus en plus, on s’entendait de moins en moins. Dans les discussions, dans la vision des choses. Je ne m’entendais plus avec moi-même, et je cherchais à comprendre pourquoi le monde se disputait. Pourquoi, en France, on se disputait si violemment sur la liberté, à s’apercevoir pour la première fois qu’on n’avait jamais été d’accord, entre hommes et femmes, mais pas seulement, on n’avait jamais été d’accord sur ce qu’on voulait avec ce mot. Tous les malentendus sautaient. Les mots se dressaient sur eux-mêmes pour se retourner sur leur sens. Il y avait une révolte du sens des mots et des adjectifs. On m’a dit que ça n’était pas vrai, qu’on ne triait pas les gens à l’hôpital, qu’on ne sélectionnait pas vraiment. Que c’était des informations qu’on nous donnait pour faire grandir la peur et mieux l’exercer. J’ai demandé : pour mettre en cause la réduction du nombre de lits par le gouvernement ? Non, on me répond : plutôt des déformations, des intoxications endogènes au discours de l’État pour faire croire que c’est grave.

Je devais donc comprendre que l’État s’accuse, et s’excuse ensuite pour mieux gouverner. Plus il est défaillant, plus il est impuissant, et plus il est fort dans l’excuse. L’autorité s’exerce dans la répétition de certains schèmes, une mise en scène qui nous ramène toujours à la même place. Je m’aperçois que mon corps dans la rue réagit avec la même espèce de frayeur infantile, et la même colère que pendant les manifestations des dernières années. Chacun est traité comme un manifestant, un opposant politique. Le gouvernement déjà affaibli gouverne la population dans la crainte de la révolte qui a précédé la pandémie, dans la crainte des gens. L’État gouverne en France la pandémie comme un mouvement social. Il a promis d’ailleurs, en même temps que la réouverture des lieux, une augmentation du nombre de places dans les prisons, et une amélioration du mobilier pénitentiaire. Des décorateurs d’intérieur seront embauchés bientôt dans les prisons. Quand les services de réanimation seront désengorgés.

Il faut, chaque jour, faire avec l’ensemble de ces paradoxes déclarés publiquement, toute honte bue, par les gouvernants. Enfant j’aimais bien cette expression : toute honte bue. Elle est imprononçable, elle reste dans la bouche. Les logiques en cours dépassent les calculs d’une politique électorale : dans ces paradoxes se trahissent jour après jour la peur évidente que les gouvernants ont de la population, et d’eux-mêmes. Aux intérêts économiques tirés au passage de la fermeture de la vie publique et de la numérisation de l’activité, s’associe une pulsion d’emprise, aussi consciente qu’inconsciente, pulsion d’emprise, de contrôle sur la vie qui traverse la société de façon immanente. Le gouvernement a fait l’expérience du contrôle absolu ; le contrôle absolu l’a fait rêver, et l’a rassuré de toute agitation sociale – mais tout le monde, et pas seulement le gouvernement, chacun a été un moment apaisé par l’arrêt du monde. C’est le sens de cet apaisement, c’est la violence de cette douceur dans l’arrêt de la vie, qu’il faut interroger, aussi pour soi-même. Pour soi-même comprendre cette force qui, en chaque humain, s’exerce pour éteindre les tensions, toutes les passions. Le danger du grand retour au calme.

Il y a donc une logique directement pulsionnelle, une dynamique plutôt, qui met la vie et la mort face à face partout dans le monde, deux événements fracassants l’histoire, que craignent les grandes entreprises multinationales, deux événements à force inverse mais qui occupent les êtres humains du monde entier, et qui menacent l’équilibre économique mondial : les épidémies et les révolutions. Que le gouvernement se prépare à l’ouverture des bars en ouvrant des chambres dans les prisons et en augmentant les effectifs des forces de police fait apparaître l’état de misère des représentations qui existent entre l’État et sa population ; un État affaibli au point d’exposer aux yeux de tous son fantasme thanatophile, sa peur du peuple et des gens, sa haine des pauvres, sa projection anticipatrice de la violence, sa peur de la vie et des êtres humains. C’est son propre désir, sa souveraineté qu’il abolit sous nos yeux, en exerçant sa pulsion d’emprise au point d’attendre plus de notre violence, transférant son insécurité dans le cœur de tous ; chacun devenant ce forçat qui va de taule en taule, qui se met à bientôt à se craindre lui-même et à se haïr. Une chose est sûre : dans ce face à face d’une violence contre une autre, le combat avec soi-même est conseillé pour commencer.

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