L’émeute contre les formes-État : à propos d’une hypothèse anarcho-opéraïste

Erwan Sommerer

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

Paru en 2020 aux éditions Divergences, Contre la révolution politique [1] de Nicola Massimo De Feo est un livre décisif qui fait dialoguer l’opéraïsme italien et l’anarchisme russe de la fin des années 1860. La thèse de De Feo est que les pamphlets issus de la collaboration éphémère entre Bakounine et Netchaïev, notamment le Catéchisme du révolutionnaire, méritent d’être remis au premier plan de la réflexion anticapitaliste après une longue période de discrédit : l’anarchisme primitif et brutal qu’on y découvre, loin d’être la marque d’une époque révolue, éclaire au contraire les conditions contemporaines de la lutte révolutionnaire et de l’autonomie dans un contexte de désagrégation, d’aliénation et de déshumanisation sociales accrues.
Je voudrais montrer ici que cette analyse théorique trouve un écho dans les émeutes actuelles. Le but n’est pas de plaquer une grille de lecture surplombante ou anachronique sur ces révoltes, ni de parler à la place de celles et ceux qui y participent, mais d’en proposer quelques pistes d’interprétation.

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Le « désespoir » est la catégorie centrale puisée par De Feo chez Bakounine et Netchaïev :

« Le désespoir, c’est cette force qui incarne l’autonomie de la négation sociale et politique de l’état de chose existant, mais aussi de sa morale, de ses idéaux et valeurs normés, de son système réifié d’idéologies et d’institutions, sa politique qui ne passe que par le pouvoir et les rapports de pouvoir. C’est cette force qui sépare et oppose la destruction du présent et la création d’une société future, qui garantit l’autonomie de la révolution sociale contre toute forme illusoire et mystifiante de révolution politique, et évite que celle-ci, en prenant la forme de l’État et du pouvoir formel (…) ne reproduise le système de domination et d’exploitation établi » [2].

Selon cette définition, le désespoir se caractérise par un double geste de séparation radicale. En tant que force de négation et d’abolition de l’ordre existant, il implique une position d’autonomie absolue vis-à-vis de celui-ci. Mais la séparation s’établit aussi entre cet acte de destruction et l’acte de projection ou de construction d’une alternative à l’ordre existant. En d’autres termes, les désespérés visent à abolir le monde tel qu’il existe sans chercher à le remplacer. Le désespoir comme catégorie ne relève donc pas d’une analyse empreinte de pathos ou de condescendance, ni d’un quelconque jugement de valeur, mais du simple rappel d’un exigence : en tant que pure négativité, l’énergie révolutionnaire doit être mise tout entière au service de la destruction.

Afin de développer cette idée, on peut en examiner quatre conséquences principales :

1. La « subjectivité révolutionnaire des désespérés » [3] est la forme contemporaine de la lutte contre la domination. C’est la proposition forte de De Feo : les désespérés, chez Bakounine et Netchaïev, sont les vagabonds, les brigands et les voleurs – sur le modèle des abreks, les hors-la-loi du Caucase. Puis, chez les anarchistes insurrectionnalistes et illégalistes, ce sont les cambrioleurs, les braqueurs, les pilleurs... Autant de figures délaissées par les marxistes. Mais le capitalisme moderne produisant massivement de « nouveaux sujets exclus, marginalisés et criminalisés » [4], cette subjectivité s’est généralisée. Elle est à présent le propre d’un « prolétariat diffus » qui se forme « à l’intersection entre travail précaire, ghetto, marginalisation sociale, usine diffuse, travail au noir et criminalité » et dont la mobilisation révolutionnaire prend la forme de « multiples actions directes », une « illégalité à la fois de masse et individuelle, avec son lot d’expropriations, de sabotage, de révolte anti-institutionnelle, de lutte armée, de guérilla  » [5]. De Feo, reprenant à son compte l’idée d’une potentialité subversive des désespérés, fait d’eux le moteur principal d’une révolution qui renoue avec les buts et les méthodes anarchistes et réclame, en somme, l’« expropriation (…) des expropriateurs » [6].

2. L‘horizon de l’action révolutionnaire des désespérés est l’« amorphisme », c’est-à-dire la table rase, l’abolition de toutes les formes de l’ancien monde : ses institutions, ses rapports socio-économiques, ses identités et ses valeurs. Le but de la lutte ne saurait être d’inventer de toutes pièces un monde meilleur ni de le préfigurer. Pour De Feo, comme pour Bakounine et Netchaïev, la « révolution sociale », la phase de destruction, ne doit en aucun cas être subordonnée à la « révolution politique », qui est la projection ou la construction précipitées, sur une base utopique, d’une société supposée idéale. La « seule alternative réelle à l’ordre existant » consiste alors à « renoncer aux alternatives » [7]. Les désespérés, en effet, appartiennent à l’ordre ancien qui les a produits. Ils en sont imprégnés, ils vivent et pensent selon ses codes, ils en sont dépendants. C’est pourquoi ils assument d’être des porteurs de négativité. Leur unique objectif est de créer les conditions pour libérer la « multiplicité infinie des façons d’être, des possibilités et des forces individuelles et collectives de vie » [8]. Cette libération impose que l’abolition des formes anciennes – y compris l’abolition de soi, de son identité, de sa place dans la hiérarchie sociale – soit la tâche prioritaire, la seule voie vers l’autonomie et vers la capacité à envisager l’avenir sans être maintenu dans la dépendance de l’existant.

3. La lutte pour l’amorphisme est une confrontation aux « formes-État ». De Feo estime que les intuitions propres à l’anarchisme russe sont devenues à présent le mode d’expression le plus rationnel et le plus efficace de la résistance contemporaine au « système de réification capitaliste » [9]. Et si l’anarchie apparait donc comme la « condition matérielle de la lutte », c’est parce que l’ensemble des formes à abolir sont en fait une seule et même forme-État : la forme-État de l’usine, de l’entreprise, de l’école, la « forme-État familiale, culturelle et institutionnelle ». Autant de systèmes réifiés, figés, qui reflètent le fonctionnement autoritaire de l’État central, qui en reproduisent les mécanismes de domination et sont issus de la colonisation de tous les secteurs de la société par l’exploitation capitaliste. Point crucial, fruit de l’expérience ouvriériste italienne, cela vaut pour les partis et les syndicats : maintenir l’autonomie de la révolution sociale, soit la pure spontanéité inorganisée de la destruction, sans qu’aucune organisation ni aucun plan de société future ne vienne l’entraver, c’est empêcher la réinstauration de la forme-État au sein même de la lutte [10].

4. L’immoralisme est le pendant nécessaire de l’amorphisme. Non pas au sens de l’exaltation netchaïevienne de la froideur du révolutionnaire professionnel, impitoyable avec ses amis comme avec ses ennemis – ce fut l’un des motifs de rupture avec Bakounine –, mais parce que les valeurs de l’ordre ancien seront détruites avec lui. Juger l’action révolutionnaire à l’aune de la morale en vigueur, s’offusquer de quelques « expropriations », revient donc à avouer son impuissance à se défaire du vieux monde. Sans compter que les désespérés, fruits du système de « mensonge et violence » qui les a créés, ne doivent pas craindre de retourner ses moyens contre lui. Ils pourront ainsi mettre en œuvre une morale propre, celle de la « passion révolutionnaire », de la « spontanéité rebelle », du « refus existentiel de la société existante », et affranchir la lutte individuelle et collective « de l’interférence des valeurs  » qui lui sont extérieures. Cette idée découle là encore d’un principe d’« autonomie absolue de l’action » [11] qui fait de la révolution une fin en soi et lui octroie une « liberté infinie et illimitée des moyens », une « pluralité des formes de subversion » qui « libère les nouveaux possibles et les oppose, comme moyens de destruction, au malheur présent » [12].

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L’anarcho-opéraïsme de De Feo fait l’hypothèse d’une convergence entre l’évolution contemporaine du capitalisme, la reconfiguration structurelle du prolétariat – nourrie d’exclusion et de marginalisation sociale – et l’inévitable actualisation de l’anarchisme en tant que lutte contre les multiples incarnations de la forme-État. L’autonomie se confond ici avec le but de l’action révolutionnaire, à savoir la situation d’indépendance absolue envers les déterminismes de l’ordre existant, sorte de point ultime d’où pourra émerger quelque chose d’absolument incommensurable à cet ordre, que l’on ne peut prévoir ni penser tant que la table rase n’a pas eu lieu. Une hypothèse complémentaire, dans ce cadre, est que l’émeute est la modalité d’intensité maximale de la subjectivité révolutionnaire des désespérés, de ce refus de plier la révolution sociale – donc l’action spontanée et imprévisible de destruction, d’expropriation et de dé-réification – aux exigences de la révolution politique, avec ses partis, ses promesses, ses programmes, ses tentatives de préfiguration et ses plans de reconstruction socio-économique. En ce sens, elle est l’expression la plus dangereuse, et dès lors aussi la plus férocement réprimée, d’un « désespoir actif et combattant » qui vise à destituer « la politique comme domination » [13].

[1Nicola Massimo De Feo, Contre la révolution politique, Netchaïev, Bakounine, Dostoïevski, Paris, éditions Divergences, 2020 (traduit de l’italien par Julien Allavena).

[2Ibid., p. 31-32.

[3Ibid., p. 51.

[4Ibid., p. 54.

[5Ibid., p. 55. Les notions de « prolétariat diffus » et d’« usine diffuse » renvoient à la thèse opéraïste d’une extension du statut d’« ouvrier » à l’ensemble des catégories productives exploitées ou marginalisées.

[6Ibid., p. 51.

[7Ibid., p. 78.

[8Ibid., p. 84.

[9Ibid., p. 89

[10Comme le montre De Feo, c’est précisément là qu’échoue Netchaïev lorsqu’il renonce finalement à la priorité de la révolution sociale et qu’il propose un modèle d’organisation révolutionnaire centralisée qui ne peut mener qu’à la formation d’un État autoritaire.

[11Ibid., p. 81.

[12Ibid., p. 83-84.

[13Ibid., p. 76-77.

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