Plus de cinquante ans se sont écoulés depuis la dissolution de l’Internationale Situationniste (IS, 1957-1972). Inséparable du reflux du mouvement révolutionnaire de mai-juin 1968 en France, la fin de cette influente organisation est annoncée dans une “circulaire publique” intitulée La véritable scission dans l’Internationale, signée par Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti. Au cours de ce demi-siècle, l’héritage de l’IS a été revendiqué par divers individus, groupes informels, organisations et publications théoriques dans différentes régions du monde. L’anthropologue David Graeber, par exemple, a noté il y a une dizaine d’années que “l’héritage situationniste est probablement l’influence théorique la plus importante sur l’anarchisme contemporain en Amérique”. [1]
Cependant, selon Graeber, pour de nombreux étudiants engagés dans les questions “identitaires” (dont beaucoup étaient ses étudiants à l’université de Yale), les situationnistes “n’avaient presque rien à dire sur le racisme et le sexisme”. [2] Un point de vue partagé par l’anthropologue, qui y voit “un correctif utile à la littérature situationniste ou même marxiste classique, qui n’a presque rien à dire sur les structures d’exclusion”. [3] Notre objectif ici n’est pas de discuter son interprétation, mais de démystifier cette vision selon laquelle les situationnistes auraient ignoré les problèmes liés aux “structures d’exclusion”. Heureusement, on assiste depuis quelques années à l’émergence de recherches qui s’intéressent à des aspects de l’histoire et de la théorie situationnistes encore peu explorés, comme le genre [4] et l’anticolonialisme. [5]
En ce qui concerne la dialectique coloniale-anticoloniale, qui fait l’objet de cet article, les situationnistes ont développé une double critique sociopolitique. L’une s’attache à dévoiler la “crise de la vie quotidienne” qui, colonisée par le spectacle dans les métropoles capitalistes, vise à sa “décolonisation totale”. L’autre s’attache à dénoncer les illusions, dans les colonies, de l’idéologie tiers-mondiste et les principes militaristes et nationalistes (donc étatiques) des mouvements indépendantistes comme le Front de libération nationale de l’Algérie (FLNA). Il était question de critiquer à la fois le colonialisme et l’anticolonialisme, dans le but de dépasser les binarismes idéologiques de l’époque et faire coïncider les luttes de libération nationale et l’internationalisme prolétarien.
L’IS était une organisation composée principalement d’individus d’Europe occidentale (avec seulement deux individus d’Europe orientale, qui vivaient néanmoins en exil dans les pays occidentaux) et comptait, dans ses neuf sections internationales, soixante et un individus européens, contre seulement neuf non-Européens. [6] Cependant, malgré sa composition ethnique, l’IS, comme son nom l’indique, était non seulement une organisation internationale, mais n’a jamais renoncé à son internationalisme - contrairement à la Troisième Internationale communiste qui, “russifiée” par le parti bolchevique dans la seconde moitié du XXe siècle, servira de modèle au socialisme nationaliste de divers États “post-coloniaux”.
“LES COLONISATEURS ONT ÉTÉ EUX-MÊMES COLONISÉS” :
COLONISATION ET DÉCOLONISATION DE LA VIE QUOTIDIENNE
La critique situationniste de la colonisation de la vie quotidienne trouve son origine dans une recherche de dépassement/réalisation de l’art, dans le contact avec la sociologie de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre (Mustapha Khayati, situationniste d’origine tunisienne, a été son étudiant à l’Université de Nanterre) et dans l’influence de certaines thèses de la revue Socialisme ou Barbarie (1948-1965). Mais surtout par des contacts pratiques avec diverses personnes d’origine non européenne qui avaient des rapports, sinon une participation directe, avec des organisations et des mouvements d’indépendance dans les pays colonisés - Khayati lui-même a quitté l’IS en 1969 pour rejoindre un groupe dissident du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP).
Selon Debord, l’enfermement de la vie sociale dans les limites d’un quotidien colonisé par le spectacle interdisait (et continue d’interdire) la possibilité d’une “libération du quotidien”. [7] L’IS ne visait pas, comme d’autres groupes conseillistes contemporains - dissidents de Socialisme ou Barbarie, [8] tels que Pouvoir Ouvrier (PO) et Informations et Correspondance Ouvrières (ICO) - le préconisaient, à “l’autogestion du monde existant par les masses, mais sa transformation ininterrompue”. Pour les situationnistes, ce qui est réellement nouveau dans le cycle de luttes des années 1960, c’est leur aspiration, bien que partiellement consciente et diffuse, à une “décolonisation totale de la vie quotidienne”. Ils cherchent ainsi à déplacer l’anticolonialisme du cadre de référence national à la sphère des relations sociales quotidiennes, dont la “colonisation totale” exigeait une “critique prononcée globalement contre toutes les zones géographiques où sont installées diverses formes de pouvoirs séparés socio-économiques, et aussi prononcée globalement contre tous les aspects de la vie”. [9]
A la “langage colonisé par la bureaucratie”, qui reflète la division de la société en “en deux catégories principales : la caste des dirigeants et la grande masse des exécutants”, l’IS oppose un “projet de libération des mots”, visant à une “libération réelle du langage”. [10] Les périodes révolutionnaires sont ainsi considérées comme celles “où les masses, agissant, accèdent à la poésie (...) comme en témoignent certaines phases des révolutions mexicaine, cubaine ou congolaise”. [11] Pour les situationnistes, les luttes pour la libération du quotidien, la décolonisation de la culture et de la politique, du travail et du langage doivent donc coïncider.
Commentant les luttes au Congo, Debord défend “l’autogestion” comme “la seule garantie d’indépendance”, à condition toutefois qu’elle soit “réalisée totalement” et pas seulement partiellement. [12] Et, commentant la “demi-révolution algérienne”, les situationnistes se prononcent également pour une “dictature du ‘secteur autogéré’” de la société qui doit cependant être “étendue à toute la production et à tous les aspects de la vie sociale”. [13] Il s’agit donc d’unir les programmes jusqu’ici séparés de décolonisation totale et d’autogestion généralisée : “la réalisation de la philosophie, la critique et la reconstruction libre de toutes les valeurs et les conduites imposées par la vie sociale aliénée, voilà précisément le programme maximum de l’autogestion généralisée”. [14]
“LES LIBÉRATEURS DOIVENT ÊTRE EUX-MÊMES LIBÉRÉS” :
CRITIQUE DE l’ANTI-COLONIALISME NATIONALISTE ET DE l’IDÉOLOGIE TIERS-MONDISTE
La critique situationniste de l’anticolonialisme nationaliste trouve ses racines dans les tendances antibolcheviques du communisme de conseils, une aile minoritaire du mouvement communiste international qui s’est développée en Europe occidentale (surtout en Allemagne, en Hollande et en Angleterre) au cours de la première moitié du 20e siècle. Ce courant a mené une lutte sans concession contre le processus de “russification” de la Troisième Internationale, dirigé par Lénine et la bureaucratie moscovite. Le conseilliste néerlandais Anton Pannekoek a qualifié ce courant de “communisme occidental”, par opposition au “communisme oriental”, d’origine sino-soviétique. Pour les situationnistes eux-mêmes, il importe de “relever tout le radicalisme dont furent porteurs le mouvement ouvrier, la poésie et l’art modernes en Occident (comme préface à une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne), la pensée de l’époque du dépassement de la philosophie et de sa réalisation (Hegel, Feuerbach, Marx), les luttes d’émancipation depuis le Mexique de 1910 jusqu’au Congo d’aujourd’hui”. [15]
Dans ses “Contributions servant à rectifier l’opinion du publique sur la révolution dans les pays sous-développés”, [16] Khayati accuse la “contre-révolution bureaucratique” des sociaux-démocrates en Allemagne et des bolcheviks en Russie, d’être responsables du fait que “les pays colonisés ou semi-colonisés ont eu à combattre seuls l’impérialisme” [17]. Pour Khayati, les nouveaux régimes mis en place dans les différentes régions où un processus de libération nationale a eu lieu “ne sont qu’une des formes sous lesquelles s’opère le retour du refoulé”, en l’occurrence le “mensonge” et la “fausse conscience” bureaucratiques : “quelles que soient les forces qui y ont participé, et quel que soit le radicalisme de leurs directions, les mouvements de libération nationale ont toujours abouti à l’accession des sociétés ex-colonisées à des formes modernes de l’État, et à des prétentions à la modernité dans l’économie”. Ainsi, les révolutions russe et chinoise ont fourni “au prolétariat occidental et aux peuples du Tiers-Monde un faux modèle qui équilibre en réalité le pouvoir du capitalisme bourgeois, de l’impérialisme”. [18]
Le Maoïsme chinois, le Nassérisme égyptien et le Titoïsme yougoslave n’étaient considérés par les situationnistes que comme des “idéologies qui annoncent la fin de ces mouvements” et leur récupération “par les couches urbaines petites-bourgeoises ou militaires : la recomposition de la société d’exploitation, mais cette fois-ci avec de nouveaux maîtres et sur la base de nouvelles structures socio-économiques”. D’autre part, “le Fanonisme et le Castro-Guévarisme sont la fausse conscience à travers laquelle la paysannerie accomplit l’immense tâche de débarrasser la société pré-capitaliste de ses séquelles semi-féodales et coloniales, et d’accéder à la dignité nationale foulée aux pieds des colons et des classes dominantes rétrogrades”. L’idéologie ne change rien au fait même de l’exploitation, qui se poursuit sous des formes et dans des conditions nouvelles : “en Chine ou à Cuba, en Égypte ou en Algérie, elle joue partout le même rôle et assume les mêmes fonctions” [19].
En 1967, Debord ajoute que “la société porteuse du spectacle ne domine pas seulement par son hégémonie économique les régions sous-développées”, mais “offre aux révolutionnaires locaux les faux modèles de révolution”. [20] Cependant, les situationnistes ne manquent pas de souligner qu’il existe une grande différence entre les mouvements révolutionnaires du tiers-monde et le bolchevisme russe, dans la mesure où ce dernier “ne savait pas quel pouvoir bureaucratique il allait instituer”, alors que les premiers “ont déjà pu voir, dans le monde et chez eux, ce pouvoir bureaucratique dont ils veulent la restauration, plus ou moins épurée”. [21]
Ces expériences ont abouti à des résultats très différents de ceux proclamés, car elles ont favorisé le remplacement dictatorial des anciennes classes dirigeantes étrangères par de nouvelles classes dirigeantes, désormais assises sur des bases sociales autochtones. La formation de ces nouvelles classes, figures hybrides d’une “bourgeoisie mélangée de bureaucratie”, a historiquement tendu vers la constitution de bourgeoisies locales, qui ne se caractériseraient plus par “le travail productif, mais par le pillage organisé du pays”. Il s’agit d’un type de “bourgeoisie qui n’accumule pas, mais qui dilapide”, ressemblant à une “version sous-développée de la bourgeoisie européenne”. [22] Au Congo, la défaite du mouvement lumumbiste se serait produite avant tout parce que, en se convertissant en couche dirigeante, il “devient indépendant des masses de son propre pays bien avant d’être effectivement indépendant de l’étranger”. [23]
L’ancien pillage colonial a ainsi cédé la place à l’endettement des États “post-coloniaux” auprès des monopoles étrangers. Subordonnés au marché mondial, ces États sont rapidement devenus des exportateurs de matières premières à très bas prix et des importateurs de produits manufacturés à très hauts prix. Leur insertion subordonnée dans la dynamique du capitalisme international a révélé l’aspect illusoire des processus de “libération nationale” dénoncés par les situationnistes, face à la réalité systémique des rapports de production capitalistes.
L’IS prône une révolution non seulement à l’échelle internationale, mais fondamentalement en dehors des partis et de la prise du pouvoir d’État : “le socialisme en Afrique doit certainement s’inventer lui-même complètement, non parce que c’est l’Afrique, mais parce qu’il n’existe encore nulle part ailleurs ! Aussi, il n’a pas à se définir en tant que socialisme africain” [24], de même que “le mouvement d’émancipation des Noirs américains, s’il peut s’affirmer avec conséquence, met en cause toutes les contradictions du capitalisme moderne ; il ne faut pas qu’il soit escamoté par la diversion du nationalisme et capitalisme ‘de couleur’ des ‘Black Muslims’”. [25] Il fallait donc lutter pour une révolution qui unirait le prolétariat des “trois mondes”, sans aucune primauté d’un “monde” sur l’autre.
DÉCOLONISATION ET AUTOGESTION EN ALGÉRIE
Avant de commenter les rapports entre les situationnistes et les luttes de libération de l’Algérie, il convient de rappeler qu’un Algérien, Mohamed Dahou, a joué un rôle important dans les origines international-lettristes de l’IS. Né de la rencontre de lettristes de gauche en rupture avec le courant artistique dirigé par le Roumain Isidore Isou, fondateur du lettrisme, [26] l’Internationale Lettriste (IL) publie une trentaine de bulletins entre 1954 et 1957, dont onze sont dirigés par Dahou (n° 9-18 et 20-22). Par ailleurs, Dahou constitue le “groupe algérien” de l’organisation, qui ne compte en réalité jamais plus de deux personnes.
Debord a approché Dahou en 1953, à l’époque où les membres de l’IL se réunissaient dans un bistrot appelé Kabyle, parmi d’autres cafés arabes du Quartier latin à Paris, où de nombreux Nord-Africains se réunissaient pour conspirer à la chute du colonialisme dans leur pays d’origine. C’est dans un texte lettriste de Dahou, par exemple, qu’apparaît pour la première fois le mot “psychogéographie”, [27] découvert lors de dérives nocturnes dans la capitale française.
En juillet 1954, dans le quatrième numéro de Potlatch (le bulletin de l’IL), Mohamed Dahou, Guy Debord, Michèle Bernstein, André-Frank Conord, Jacques Fillon et Gil Wolman signent un texte intitulé “Le minimum de la vie”, dans lequel ils avertissent les “ouvriers algériens” de la Renault en grève, que “la lutte sociale ne doit pas être bureaucratique, mais passionnée”, [28] car il s’agit déjà d’étendre le mouvement autogestionnaire au-delà des usines et, de là, d’envahir tous les espaces de la métropole. D’autre part, dans ses “Notes pour un appel à l’Orient”, publiées dans le sixième numéro de Potlatch, Dahou affirme qu’il faut, dans les colonies, “dépasser toute idée de nationalisme. L’Afrique du Nord doit se libérer non seulement d’une occupation étrangère, mais de ses maîtres féodaux (...) Nos frères sont au-delà des questions de frontière et de race. Certaines oppositions, comme le conflit avec l’État d’Israël, ne peuvent être résolues que par la révolution dans les deux camps. Il faut dire aux pays arabes : notre cause est commune. Il n’y a pas d’Occident en face de vous”. [29]
Avec Dahou, l’IS a également intégré l’Algérien Abdelhafid Khatib dans l’organisation pour former une autre section nationale. Malgré sa petite taille, la section algérienne de l’IS a joué un rôle central dans le maintien de l’internationalisme situationniste. En juillet 1965, à l’occasion du coup d’État militaire qui a porté Houari Boumédiène [30] au pouvoir, Khayati a rédigé un Communiqué aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays pour la section française de l’IS. En novembre, cette brochure sera publiée en cinq langues (français, allemand, espagnol, anglais et arabe), tandis que Les luttes des classes en Algérie sera publiée sur le sol algérien en décembre et republiée dans le dixième numéro de la revue de l’IS en mars 1966.
Dans ce texte, les situationnistes soulignent que le “nouveau régime algérien”, mis en place après le coup d’État du 19 juin 1965, confirme l’analyse que l’IS avait faite de la situation dans sa brochure de juillet 1965, selon laquelle le but du putsch de Boumédiène était, en fin de compte, de “liquider l’autogestion”. Pour l’IS, Ben Bella [31] “est tombé comme il a régné, dans la solitude et la conspiration, par la révolution de palais”. Il s’agit d’une vision différente de celle présentée par le libertaire français Daniel Guérin dans son texte Algérie caporalisée ? (1965), dans lequel Ben Bella est exonéré de toute responsabilité dans le coup d’État qui le suit et qui, à long terme, met fin aux expériences autogestionnaires dans le pays. Guérin ne voit dans les multiples attaques du gouvernement Ben-Bellista contre les masses ouvrières que “des erreurs, des faiblesses et des lacunes”, mais il considère leur orientation comme acceptable à l’extrême. Les situationnistes rappellent alors que le socialiste libertaire non seulement connaissait personnellement Ben Bella, mais lui avait donné des informations privilégiées sur les usines autogérées du pays, lors d’une rencontre tenue en 1963 et racontée plus tard par Guérin lui-même. [32]
LA RÉVOLUTION CONGOLAISE COMME SIGNE PRÉCURSEUR DU MAI 68 FRANÇAIS
En 2015, l’artiste congolais Joseph M’Belolo Ya M’Piku a restitué la perspective situationniste sur la dialectique colonisatrice du spectacle avec la formule suivante : “les Belges ont colonisé les Congolais, mais le capitalisme avait colonisé les Belges chez eux, ils étaient donc esclaves chez eux, esclaves du même système”. [33] Dans le texte Conditions du mouvement révolutionnaire congolais (1966), Debord s’exprime en des termes très proches : “il faut comprendre que les colonisateurs ont été eux-mêmes colonisés : chez eux, dans leur propre vie, avec toute cette puissante activité des sociétés industrielles qui se retourne à tout moment comme une force ennemie contre les masses de travailleurs qui la produisent, qui ne la maîtrisent jamais et sont au contraire toujours maîtrisés par elle. Il faut comprendre aussi que les libérateurs (...) doivent être eux-mêmes libérés”. [34]
M’Piku a approché Debord en 1965, avec son ami Ndjangani Lungela. Les deux jeunes Congolais, qui ont bénéficié de la fin des restrictions coloniales sur l’éducation dans leur pays, étudient à Paris lorsqu’ils entrent en contact avec les situationnistes. Partisans de la guérilla rurale menée, entre autres, par Pierre Mulele, [35] dont l’objectif était de restaurer le régime de Patrice Lumumba [36] au Congo, M’Piku et Lungela s’inscrivent dans la volonté des étudiants congolais radicalisés d’annoncer au monde entier le processus de décolonisation en cours dans leur pays. Ainsi, tandis que les “étudiants mulelistes” tenaient Debord informé de la situation au Congo, ce dernier cherchait à “transmettre (...) le niveau critique” élaboré par IS aux franges les plus radicalisées du mouvement congolais. [37]
L’analyse de Debord, achevée en juillet 1966, n’est cependant pas publiée comme l’espéraient les situationnistes. En 1967, seul Lungela adhère formellement à l’Internationale, qui à son tour ne constitue pas de section nationale congolaise. Malgré cela, la collaboration des Congolais contribue à enrichir et à radicaliser la perspective situationniste sur la question coloniale qui, entre 1965 et 1967, prendra une place centrale dans la revue Internationale Situationniste.
Les luttes anticoloniales au Congo ont également anticipé l’imaginaire politique radical qui, dans les années suivantes, est descendu dans les rues de plusieurs pays développés, comme la France, lors de la crise révolutionnaire de mai-juin 1968. Dans son texte de 1966, Debord estime que “le désir de changer la vie, a été le côté révolutionnaire dans le mouvement d’indépendance [congolais] (...) Il considère que la fête, le repos, le dialogue et le jeu sont les principales richesses de sa société”. [38] La même année, au mois de novembre, Khayati préfigure, dans le texte situationniste le plus populaire, les formes de lutte que prendra le nouveau mouvement révolutionnaire et qui, en mai-juin 1968, seront mises en pratique par ses franges les plus radicales : “les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête. Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entrave sont les seules règles qu’il pourra reconnaître”. [39]
L’IS a compris qu’en déplaçant la centralité de la critique du capitalisme vers une critique de l’impérialisme, le socialisme nationaliste remplaçait l’analyse de la lutte des classes et des conflits sociaux par une analyse géopolitique de la lutte inter-impérialiste entre les États-nations. Mais la révolution congolaise, inséparable d’une “révolution africaine”, était aussi (et l’est toujours) d’une “révolution mondiale”, seule capable d’abolir la division des sociétés en classes, fondement de toutes les divisions entre races et nations. Selon Debord, “le mouvement révolutionnaire congolais aujourd’hui ne se place pas dans l’histoire de la négritude, mais il entre dans l’histoire universelle. Il est une partie du prolétariat révolutionnaire qui va remonter vers la surface de tous les pays. Comme tel, il doit combattre Johnson et Mao. Il doit venger Lumumba et Liebknecht”. [40]
“RÉVOLUTION DANS LES DEUX CAMPS” : LA QUESTION PALESTINIENNE
Nous avons vu qu’en 1954, Dahou soutenait que la seule solution possible pour la question palestinienne et pour le conflit avec l’État d’Israël n’était pas la création d’un nouvel État national, mais la “révolution dans les deux camps”. Cette perspective sera reprise et approfondie dans l’analyse que les situationnistes publient en octobre 1967, quelques mois après la guerre des Six Jours (qui a eu lieu en juin), dans le texte “Deux guerres locales”, où ils constatent que “la question palestinienne est trop sérieuse pour être laissée aux États, c’est-à-dire aux colonels. Elle touche de trop près les deux questions fondamentales de la révolution moderne, à savoir l’internationalisme et l’État, pour qu’aucune force existante puisse lui apporter la solution adéquate”. L’anticolonialisme situationniste prône donc que seul un “mouvement révolutionnaire arabe résolument internationaliste et anti-étatique” peut “dissoudre l’État d’Israël (...) et tous les États arabes existants”. En d’autres termes, aucun ’Front de libération’ militarisé et hiérarchisé, dirigé par des chefs et des stratèges staliniens, qu’ils soient d’origine arabe ou africaine, asiatique ou sud-américaine, ne pouvait mener à bien cette tâche historique grandiose de libération coloniale qui, dans la perspective conseilliste des situationnistes, ne pouvait être réalisée que “par le pouvoir des Conseils”. [41]
Il a également été mentionné que Khayati a quitté l’IS lors de la 8e conférence de l’organisation, qui s’est tenue le 1er octobre 1969 dans la ville de Venise, après quoi il est parti pour la Jordanie afin de rejoindre les rangs du Front démocratique et populaire pour la libération de la Palestine (FDPLP - une dissidence du FPLP, fondé en janvier 1967). Créé en février 1969 par Nayef Hawatmeh, le nouveau Front regroupait les cadres les plus proches de la théorie marxiste au sein de l’organisation. Le FPLP revendique alors l’indépendance vis-à-vis des monarchies arabes, critique l’armée comme solution aux conflits ethniques, politiques et religieux de la région et concentre ses actions sur la lutte des classes.
En raison de son engagement actif dans les luttes étudiantes de la métropole française et, en même temps, dans les luttes anticoloniales en Algérie, Khayati était considéré par Debord comme l’un des membres les plus “intelligents et efficaces” [42] de l’IS. L’estimé situationniste tunisien justifie son départ de l’organisation en affirmant qu’une “crise révolutionnaire se développe dans la zone arabe, où il faut trouver des éléments arabes radicaux”, et qu’il se sent “obligé d’y être”. [43] Il a également estimé qu’il était possible de retourner à l’IS si le mouvement de libération ne triomphait pas. Khayati est revenu en Europe en août 1970, pendant l’escalade répressive du roi Hussein, [44] qui a culminé avec le soi-disant “Septembre noir”, [45] lorsqu’il a signé avec Lafif Lakhdar un article intitulé “En attendant le massacre”, publié dans le journal An Nidhal - édité par un groupe trotskyste de Tunisiens vivant à Paris. [46] A ce moment-là, l’IS est déjà en train de se dissoudre, et Debord critique sévèrement Khayati pour sa “disparition” de l’organisation, affirmant qu’en la quittant, “il ne s’est certes pas rapproché de la praxis révolutionnaire”.
Pour Debord, le résultat de la brève incursion de l’ex-situationniste tunisien dans la zone arabe ne pouvait être autre, dans la mesure où “la fraction prolétarienne du FDPLP, et la moindre expression même de ses perspectives autonomes n’avaient existé que dans l’imagination bien intentionné de Khayati”. Il affirme qu’il est impossible d’ignorer que “toutes les organisations palestiniennes étaient armées”, constituant des “pseudo-appareils étatiques embryonnaires”. De plus, Debord considère qu’il est “parfaitement évident que Hussein détruirait les organisations palestiniennes”, car son armée était “la plus solide et la plus fidèle de tous les pays arabes”, suffisamment forte pour “massacrer les malheureux Palestiniens obéissant militairement à de telles stratégies”. Par conséquent, “comme les éléments révolutionnaires palestiniens avaient mérité l’adhésion de Khayati, ils méritaient aussi qu’il soutînt devant eux une perspective minimum, et mît en garde”. [47] La praxis révolutionnaire de Khayati contredisait ainsi les positions résolument anti-étatiques et internationalistes de l’IS sur les luttes anticoloniales, positions qu’il avait lui-même contribué à construire.
LA PLACE DES SITUATIONNISTES DANS LES LUTTES ANTICOLONIALES DE LEUR TEMPS
En analysant les oppositions à la guerre d’Algérie sur le territoire français, Pierre-Vidal Naquet les a classées en trois “types idéaux” au sens wébérien : les bolcheviks, les tiers-mondistes et les dreyfusards. [48] Sylvain Bouloque a conclu, dans ses recherches sur l’opposition anarchiste française aux guerres coloniales (de l’immédiat après-guerre au début des années 1960), que le camp libertaire était marqué par une “polyphonie interprétative” [49] sur la question. Son étude montre comment “l’anticolonialisme libertaire” français qui, malgré son influence modeste sur l’opinion publique de l’époque, jouait un rôle actif dans certaines centrales syndicales et associations civiles de défense des droits de l’homme, mêlait les caractéristiques des trois idéaux-types établis par Naquet dans son essai de 1986.
Si l’anticolonialisme situationniste s’est non seulement distingué des multiples formes d’anticolonialisme nationaliste et socialiste qui existaient à l’époque, mais les a surtout combattues, il en va de même pour le camp anarchiste-libertaire, comme en témoigne la polémique avec Guérin sur la nature du régime de Ben-Bella. Il échappe ainsi à la typification de Naquet et présente plus qu’une contribution originale et radicale aux luttes anticoloniales actuelles pour l’abolition du monde de la marchandise et du spectacle, ses divisions et ses séparations. Plus encore, il présente une alternative théorique viable pour désarmer la machine des “guerres culturelles” contemporaines, héritières des racismes et des nationalismes qui, issus de la société spectaculaire-marchande, ont été constamment combattus par les situationnistes en leur temps, tant en théorie qu’en pratique.
Erick Corrêa