L’Enfer est fait pour les blancs - Alexander Nagel

Un tableau de 1515 met ses spectateurs face à eux-même

paru dans lundimatin#248, le 23 juin 2020

Dans ce texte, l’historien de l’art Alexander Nagel se penche sur un tableau portugais du 16e siècle [1], un étrange exemple où l’écho des conquêtes coloniales de l’époque bouscule la manière de représenter l’humanité. Ici, peut-être pour l’une des premières fois les Européens sont des Européens : une tribu parmi les autres tribus qui, parce qu’elle est violente et belliqueuse, mérite tout particulièrement sa punition.

Des corps nus dégringolent dans l’image par une ouverture circulaire en haut à droite, leurs traits instantanément brouillés par la fumée et la chaleur. En-dessous, plusieurs d’entre eux sont jetés aux flammes, un châtiment traditionnel pour ceux qui se sont consumés dans la luxure lorsqu’ils étaient vivants.

Plus bas dans les flammes, un homme qui hurle est attaché à une femme dont le sexe est nettement mis en évidence.Un démon barbu au nez crochu accule cette dernière vers le feu — il a la poitrine tombante et des pics qui poussent sur son armure. En-dessous de ce couple nu, on aperçoit le sommet de deux têtes, dont l’une est tonsurée comme celle d’un moine, ou d’un frère. Leurs deux corps sont allongés sur du petit bois qui s’embrase. Entre les têtes, la fusion de deux flammes fait apparaître une sorte de masque rougeoyant. On se penche en avant pour essayer de mieux voir — est-ce que c’est une flamme, un masque ou un visage ? —, sans pouvoir y trouver autre chose qu’une expression d’horreur et de fascination mêlées, symétrique à la nôtre. 

Au-dessus du couple ligoté, un démon charge un corps sur son épaule et en tire un second par le poignet, bien que le prisonnier porte déjà une chaîne autour du cou. Guidant ses deux captifs depuis les flammes jusqu’au centre de l’image vers de nouvelles tortures, le démon à tête de rongeur regarde vers la gauche, un rictus découvrant ses dents acérées. Il montre son dos, la queue tournée vers nous, la jambe gauche apparemment dans le plâtre, son genou plié repose sur une béquille. Les prothèses accompagnent volontiers ce type de créatures. Le démon est recouvert d’une armure ornée de plumes, à moins que les plumes ne soient simplement les siennes. Il porte un casque qui représente une sorte de furet regardant en arrière, et qui semble vomir du sang, à moins que le démon ait simplement deux visages, à l’avant et à l’arrière de la tête. 

Dans un chaudron au centre — de la même taille que l’oculus en haut à droite, comme si on avait disjoint deux pièces qui vont ensemble —, trois moines et deux femmes dépérissent dans un liquide en ébullition qui rejettent de la vapeur et des bulles. Ce châtiment traditionnel contre l’avarice frappe, singulièrement ici, trois hommes d’un ordre religieux. La vasque est suspendue à trois chaînes qu’on suppose fixées à une voûte dans le hors-champ supérieur. Alors qu’ils luttent pour respirer, trois personnages parmi les cinq élèvent le regard dans cette direction. En-dessous d’eux, le feu crépite et projette des étincelles dans les airs. 

Le Diable qui préside à la scène est installé sur un trône identifié comme un trône d’Afrique de l’ouest. Son visage aux yeux écarquillés — presque un masque —, se tourne vers sa droite (notre gauche), de même que sa main droite brandit une corne d’ivoire, comme celles fabriquées en Côte d’Ivoire et que l’on trouvait déjà au Portugal.

Artiste Bullom ou Temne (Sapi Portuguais), Sierra Leone, fin du XVe siècle. Smithsonian Museum of African Art, Washington DC.

Il est vêtu d’une armure à plumes sophistiquée, et d’une coiffe de plumes qui rappelle fortement celles des Tupi, ce peuple du Brésil déjà célèbre en Europe pour son prétendu cannibalisme, sa sexualité libre, ses structures sociales ouvertes sans hiérarchie, sans mariage ni monnaie.

Gravure sur bois Allemande de 1505 montrant les Tupi vivant sur la côte du Brésil.

Il porte en bandoulière un sac orné de blanc et de rouge. Sur son genou gauche, une feuille de papier est pliée. Sur une table à sa droite il y a un encrier, une plume et deux rouleaux de papier aux inscriptions indéchiffrables — les calculs d’une science que nous ne maîtriserons jamais. Ce Diable est un étranger, un amalgame des peuples rencontrés (et dominés) par les récentes expéditions portugaises. Sauf qu’ici, c’est lui qui commande.

En-dessous de la table, un démon cornu à tête de chèvre, qui a pour pénis un bec d’oiseau et des ailes rouges de dragon, ornées de motifs noirs et blancs, porte une peau de cochon sur l’épaule — il en extrait une sorte de poudre (des épices ?) ou un liquide qui se déverse dans un entonnoir fiché fermement dans la bouche d’un prisonnier à la gracieuse et longue chevelure blonde, qu’on voit s’étouffer, ce qui est le châtiment bien mérité contre la gourmandise. Encore en-dessous, un démon androgyne avec des seins, une espèce de toge et des pieds en forme de mains, donne un morceau de métal (de l’or ?) à manger à un autre prisonnier. Peut-être un châtiment contre l’avarice. 

Le châtiment d’un autre prisonnier cupide, à gauche, consiste à ingurgiter des pièces de monnaie sous le regard d’un démon barbu à tonsure, dont les ailes ont une ossature en forme de trompettes, alors que le suspensoir en haillons qu’il porte laisse s’échapper un testicule. On reconnaît les pièces de monnaie avalées par le prisonnier : des pièces de dix cruzados portugais en or, en circulation sous le règne de Manuel Ier (1495-1521), avec leur croix caractéristiques et leur bordure comme celle d’un plateau. Ces pièces étaient fabriquées avec l’or du Soudan. 

À l’arrière, il y a un démon au nez en forme de bec, apparemment sans corps, qui fixe avec ses trois yeux captivés (peut-être tirés des images hindoues récemment découvertes par les navigateurs portugais ?) trois prisonnières suspendues la tête en bas. Le feu attaque les cheveux de l’une d’entre elles, tandis qu’une autre essaie en vain de se protéger les yeux de graves brûlures. Ces figures sont accrochées au-dessus d’une sorte d’autel recouvert de charbon incandescent qu’un démon albinos, au plumage naturellement monochrome, attise, actionnant le soufflet en riant et en dirigeant vers nous un regard particulièrement difficile à oublier. Les braises sont recrachées hors de l’autel et atterrissent, à l’arrière, sur le sol. 

Personne ne sait qui a peint cette description de l’Enfer, ni pour quel commanditaire, ni à quelle fin. Nous savons simplement qu’elle fut exécutée à Lisbonne vers 1515. À mon sens, les visages rappellent la main de Cristovão de Figueiredo, peintre de cour mort en 1525. Plusieurs motifs étranges — la figure agenouillée sur une béquille, le cochon éviscéré, le feu jaillissant, les nez en forme de bec, et le monstre albinos — sont étroitement inspirés d’un triptyque de Hieronymus Bosch qui était à cette époque au Portugal (probablement dans la collection royale du Portugal), et qui aujourd’hui est accroché dans le musée où se trouve notre tableau de l’Enfer. 

Celui-ci est grand, bien plus grand qu’on se l’imagine en regardant une reproduction. Il ne s’inscrit pas de manière évidente dans les catégories de l’image connues à cette époque. C’est un panneau autonome, et non une scène au sein d’un cycle de fresques à laquelle un programme global donnerait du sens. Ce n’est pas un retable, ni une image votive traditionnelle, qui aurait été plus petite. Sa forme oblongue suggère qu’il ne fait pas partie d’une structure plus grande, comme les triptyques de Bosch ou d’autres artistes, où l’Enfer occupe un seul compartiment, où il est un fragment parmi d’autres fragments qui enseignent quelque chose de la vie humaine et du monde. C’est une grande peinture isolée sur un sujet qui normalement ne peut pas être isolé. Le tableau nous mène dans les tréfonds de l’Enfer et nous laisse observer. Cette observation est d’abord une fascination voyeuriste, qui, petit à petit, se mue en introspection plus profonde. 

Est-ce que ce tableau diabolise les peuples d’Afrique, d’Amérique, et possiblement d’Asie, en les associant aux Enfers ? Sans doute. Mais il montre aussi des Européens blancs qui reçoivent des châtiment mérités, en les identifiant explicitement comme des Européens blancs. De nombreux tableaux de l’Enfer avaient déjà montré des personnages (tout à fait semblables à ceux pour qui les peintures furent produites) subissant de nombreux châtiments pour leurs péchés. Mais cette peinture ne représente plus l’humanité de manière générique. Ici, il est clair que les suppliciés sont des Européens blancs, punis par des démons qui pour la plupart ont la peau brune, et des attributs exotiques empruntés à ceux, connus depuis peu, qui habitent les parties du monde les plus reculées — du long des côtes Africaines jusqu’à l’autre rive de l’Océan occidental (l’Atlantique), et, probablement, jusqu’aux terres lointaines de l’Inde. Les châtiments semblent se concentrer sur les péchés que les expéditions Européennes ont déchaînés, les péchés du vampirisme : la luxure, la gourmandise, l’avarice. Les moines et les frères qui accompagnaient ces expéditions, ajoutant le travail missionnaire aux exploits commerciaux, sont démonstrativement inclus dans le groupe des damnés. 

Le tableau est traversé par des inversions qui nous désorientent, par des dédoublements et des triplements dont la logique virale fait proliférer les figures, qui apparaissent comme des versions ou des multiples les unes des autres — les trois femmes suspendues, les hommes face contre terre, les moines à tonsures, etc. Le spectateur s’éloigne et se rapproche du tableau. Il en digère peu à peu les détails écœurants, mais sans jamais vraiment les constituer en une image unique. Le sentiment que le tableau déborde, accentué par sa grande taille inhabituelle, nous plonge au centre d’une atmosphère infectieuse ou dans une fièvre hallucinatoire, plus que dans une image. Voir, ici, n’est pas synonyme d’observation distante, mais implique l’être tout entier. C’est une forme de regard nécessairement paradoxale qui consiste à se voir soi-même en train de voir. En retournant le regard colonial sur les colons, ce tableau présente les coiffures des Européens (comme les tonsures) à la manière dont les récits et images de l’époque, en Europe, faisaient la description des étranges coiffures et parures des indigènes. Ici, ce sont les Européens eux-mêmes qui sont nus, comme dans les populaires comptes-rendus qui décrivaient alors les habitants de l’Amérique, de l’Afrique ou de l’Inde. Ce sont les blancs qui, ici, sont les pillards, qui sont lubriques et ridicules, et qui sont dominés. Deux visages, celui du monstre albinos et celui du masque de flamme à droite, se tournent vers nous comme pour dire oui, je sais que tu aimes regarder ça, mais as-tu pensé que c’était peut-être de toi dont il s’agit ?

Quelques images de l’époque — mais seulement quelques-unes — montrent le prix de la colonisation et de l’assujettissement des peuples indigènes de l’Amérique, de l’Asie et de l’Afrique. Presque aucune, à part celle-ci, conduit le spectateur à imaginer le prix à payer par les colons eux-mêmes. En décrivant les Européens comme des Européens, il défiait ses destinataires originels en leur demandant de se poser cette question : est-ce ma tribu ? Et à ses spectateurs futurs, il requiert de s’interroger : quelle était cette tribu, et quelle est ma relation avec elle ? 

[1Artiste inconnu (Cristovão de Figueiredo ?), Enfer, Museu da Arte Antiga, Lisbonne, c. 1515. Huile sur chêne, 119 x 217, 5 cm
Ce texte a d’abord été publié sur le site de Cabinet Magazine

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