Kurosawa : L’Éthique du samouraï-médecin

Ut talpa - paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Certains hasards de la vie font parfois des théorèmes. Une coïncidence un peu banale devient soudain l’Idée secrète d’une manière de vivre. Il y a quelques années, en regardant L’Ange Ivre (1948) et Barberousse (1965) d’Akira Kurosawa, je suis tombé sur l’une de ces formes de vie accidentelle.

Cette coïncidence ne concerne réellement ni Kurosawa (le réalisateur) ni Toshiru Mifuné (l’acteur) ni l’un des multiples masques dont l’affublent ses performances (les personnages). La proposition existentielle dont je vais vous parler est la résultante hasardeuse de leur convergence. Elle appartient à un récit qui traverse seize films. C’est le devenir d’une entité qui n’a d’incarnation que théorique. Mieux vaudrait parler des aventures d’un spectre.

L’Ange Ivre est le premier film de Kurosawa avec Toshiro Mifuné. Après une série de quatorze autres films, Barberousse est leur dernière collaboration. Le hasard a voulu que le premier et le dernier film en compagnie de Toshiro Mifuné aient la même thématique : la médecine. C’est dans cette circularité thématique qu’apparaît le spectre.

Dans L’Ange Ivre, Toshiro Mifuné joue le jeune Matsunaga, un mafieux malade et désinvolte que l’« ange ivre », Sanada, un docteur alcoolique dans un quartier déshérité, tente de soigner – en vain. Le motif récurrent de L’Ange Ivre c’est le « trou ». Le film s’ouvre sur un marigot toxique et noir d’où s’exhalent les germes de l’industrie. Ce trou d’eau stagnante infecte sans relâche la banlieue reléguée. Mais ce trou répond, résonne, se lie au « trou » qui croît dans le poumon morbide de Matsunaga. Et ce trou pathologique résume, dans la maladie, ce troisième trou, cette fois « social », que creuse la mainmise de la pègre sur Matsunaga lui-même et sur le petit peuple. Trois trous, donc, un trou topologique, un trou pathologique et un trou moral. Trou dans l’architecture marginale des confins urbains, trou dans le pronostic vital du personnage, trou mafieux dans les liens entre les hommes. L’Ange Ivre est un film pessimiste. Le rédempteur est un médecin ivre qui ne parviendra pas à sauver Matsunaga. La rédemption n’y est pas possible : les forces qui manœuvrent et dominent les êtres ne peuvent être vaincues.

Dix-sept ans plus tard, dans Barberousse, alors que Toshiro Mifuné et Kurosawa ne s’entendent plus du tout et décideront de ne plus collaborer, les choses ont changé. Toshiru Mifuné ne joue plus le jeune mafieux mais le médecin chef d’un hôpital de province bien avant l’ère Meiji. Barberousse, le médecin, est charismatique, secret, terrible. Il connait les liens qu’entretiennent le monde moral et le monde physique. « Derrière toute maladie, il y a l’histoire d’une grande infortune » dit-il. Le film Barberousse est une fresque. On y voit des malades, des mourants, des folles. Le monde n’est pas devenu meilleur. Mais le point de vue sur le monde a changé. Il n’est ni pessimiste ni optimiste. Il est devenu sévère, pragmatique. Le médecin n’est plus ivre, il ne cherche pas à fuir le sérieux des choses. Par rapport à L’Ange ivre, le film n’est pas démonstratif. Il n’y a pas d’analogie formelle. Pas de « trou » qui expliquerait symboliquement la nature de la faute touchant les hommes. Il se dépouille de toute métaphore et devient prosaïque – sobre.

À cette transformation du monde médecin, s’ajoute un élément supplémentaire. Toshiru Mifuné, en dix-sept ans, a incarné nombre de samouraïs : Les sept samouraï, Yojimbo, La forteresse cachée, le château de l’araignée… Le souvenir de ces rôles ne disparaît pas chez le médecin. En dix-sept ans, l’ange ivre est devenu capable de se défendre. Et d’attaquer. Un jour une bande de proto-yakuza sème le trouble autour de la clinique. Barberousse les mate, un à un. Brise des bras, casse des jambes. Une fois la menace repoussée, le médecin, devenu samouraï, redevient médecin : il répare les organes qu’il a lui-même brisé. Et la portée de cette réparation va au-delà des corps. Nous voilà passé du trou vertigineux où s’effondre le pessimisme et l’impuissance à la communauté clinique devenue lieu de médecine des formes de vie. Le rayonnement du samouraï-médecin relève le monde sans couleur des affections.

Toshiro Mifuné aura été sous la direction de Kurosawa, le lieu de formation d’une éthique médicale-martiale. L’aventure du spectre qui n’est ni Toshiro, ni Kurosawa, ni les personnages, est celle d’une image exemplaire. La figure pessimiste de l’ange ivre, où le monde est un réseau carcéral de signes déployant la forme d’une fatalité, s’est échappée vers l’archaïque complexité du japon féodal, où la banlieue fait place aux communautés villageoises. L’allure charismatique du samouraï ou du rônin élève l’ancien mafieux, pour achever sa course excellente dans la figure idéale du samouraï-médecin : l’image exemplaire d’un hagakuré médical.

Ne serait-il pas désirable de savoir, d’un même geste, détruire et réparer le monde ?

Ut Talpa

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