Know what I mean ?

De Micheal Eric Dyson feat. Jay-Z et Nas
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#358, le 7 novembre 2022

« Halte aux critiques
Systématiques
De personnes non qualifiées
Qui se donnent
Le droit de juger. »
« Authentik », Supreme NTM, 1991

Est-ce parce que le rap rapporte des millions qu’on continue d’attendre de ses acteurs un certificat d’authenticité comme on en attendrait d’une paire de Nike ou d’un Soulages ? Certainement pas. Alors plutôt que de se perdre en conjectures nébuleuses, voici un extrait de Know what I Mean, traduction par les éditions BPM d’un essai (préfacé par Jay-Z et postfacé par Nas) de Michael Eric Dyson, universitaire méconnu en France (hormis un trop confidentiel ouvrage collectif sur Nas édité par la Rumeur). Dans cet entretien avec Meta DuEwa Jones, Il sera question de prostituée omnisexuelle, de Tupac et de mythopoétique. En deux mots, de street cred. 

Pour pas mal d’anciens – et pour certains jeunes aussi – les artistes hip-hop ne sont que des jiggaboos [1] des temps modernes qui jouent sur les représentations stéréotypées de la culture populaire noire. Leur art ne serait qu’une expression pathologique de l’intériorisation de l’idéologie suprémaciste blanche par les Noirs. Bien sûr, les artistes obsédés par la sainte trinité du rap contemporain – femmes soumises, alcool et bling-bling – ne nous facilitent pas la tâche pour tenter de prouver le contraire. Mais dans l’esprit de leurs aînés, les rappeurs n’ont rien d’authentiques et ne sont que le reflet des clichés négatifs que la culture dominante a collé sur la population noire. En fin de compte, l’ensemble de ces clivages – l’underground contre le commercial, les bourgeois contre les pauvres et les vieux contre les jeunes – concerne une seule et même préoccupation. Il est toujours question de savoir ce qui est réellement considéré comme noir, ce qui est considéré comme le meilleur de notre noirceur et quelle est la forme la plus authentique de l’identité noire.

Jones : Tu utilises régulièrement les termes d’« afristocratie » et de « ghettocratie » pour définir les clivages entre classes sociales. Peux-tu nous expliquer comment fonctionnent les marqueurs de classe dans le hip-hop, comment ils sont perçus et quelle est leur réalité ?

Dyson : Au-delà de la réalité de la lutte des classes, la glorification du ghetto repose sur la représentation symbolique des personnes socialement et économiquement vulnérables. Dans le hip-hop, un certain protocole narratif rend hommage au ghetto. Cela évoque d’ailleurs une autre politique de l’authenticité qui dit : « Haha ! Ces gars-là font vraiment semblant, en fait c’est des bourgeois. C’est des négros de la banlieue de New York, Long Island ou autres quartiers de la classe moyenne. Ils ont fait des études et ne viennent pas réellement d’un quartier populaire. »

Comme si quelqu’un de la classe moyenne ne pouvait pas comprendre à quel point des conditions sociales peuvent vous être imposées. Une vision si étroite suggère qu’il n’y a pas d’héritage ni de transmission possible de l’histoire du ghetto vers son en-dehors, que des artistes ne peuvent pas comprendre ce que d’autres leur ont légué. La définition ghetto-centrée de l’authenticité affirme que vous ne pouvez pas écrire et chanter sur ce que vous n’avez pas vécu.

C’est pourtant le propre de l’art et des artistes : ils peuvent habiter des espaces, des idées, des visions du monde qu’ils n’ont jamais réellement touchés ou goutés. Le but de la création artistique n’est pas nécessairement de vivre l’expérience à laquelle elle se réfère. Le vieux gospel pourrait faire croire le contraire lorsqu’il proclame « I want to live the life I sing in my song » (« Je veux vivre la vie que je chante dans ma chanson »). Mais il exprime en fait un message bien différent de celui des gardiens et des arbitres de l’authenticité. Le gospel dit qu’il faut se comporter d’une manière qui ne contredise pas les idéaux que vous défendez et que vous chantez. Une création artistique est intègre parce que votre vie elle-même l’est. L’exigence de réalité que l’on impose aux rappeurs n’est jamais appliquée aux autres artistes de la pop culture.

Qui pose cette question à Madonna par exemple ? Cette artiste a traversé au moins neuf phases différentes : d’abord elle était vierge, puis elle était matérialiste, puis elle a été une vagabonde post-religieuse, puis une universaliste avant d’incarner une prostituée omnisexuelle. Maintenant, elle se présente comme une érudite étudiant la kabbale. À travers toutes ces phases et depuis le début, elle écrit des tubes et vend des disques. De la même manière, qui questionne les origines de Frank Sinatra ? Il a acquis un énorme capital de sympathie de la part du public en raison de ses relations supposées avec la pègre. Que cela soit vrai ou faux n’a au fond aucune importance car le pouvoir de cet attachement symbolique a forgé un lien matériel entre lui et la mafia dans l’esprit de beaucoup.

Je pense que le même processus est à l’œuvre dans le hip-hop et qu’il fonctionne de la même manière. La racine métaphysique du hip-hop est liée au ghetto. Que nombre des artistes y aient grandi et vécu ou non, cela est finalement presque sans importance. Ce qui est important en revanche c’est de savoir si vous êtes capables d’examiner les possibilités, les positions, les humeurs, les dispositions, les sentiments et la moralité que cet environnement spécifique engendre. Si vous êtes capables de puiser dans cette culture et de comprendre ce qu’elle signifie – si vous arrivez à saisir dans votre art ses histoires et ses mythes fondateurs – c’est alors largement suffisant.

D’une certaine manière, les débats autour de l’authenticité dans le hip-hop montrent sa force à raconter une histoire, à imposer une forme d’art spécifique à travers la mise en récit de ses origines. La grande ironie dans tout cela est que les critiques et journalistes qui se sont emparés du hip-hop ont pris l’histoire qu’il racontait au pied de la lettre sans jamais la questionner. Ils n’ont adopté que très peu de distance critique par rapport à la mythologie que le hip-hop développait. Ainsi, l’autodescription de cette culture a pris le pas sur tout examen « objectif » de sa forme. Pour le dire autrement, l’idée selon laquelle si vous n’êtes pas pauvre et noir vous n’êtes pas authentique a également été générée par des gens qui vivent en dehors du ghetto. Et la plupart de ceux qui y vivent n’ont qu’une envie, c’est d’en foutre le camp dès que possible. Ils ne tiennent pas à le mythifier ni à le romantiser. En fin de compte, ce n’est pas tant le ghetto auquel ils sont attachés et qui peut être romancé, ce n’est pas non plus sa géographie matérielle et physique. Ce qui est développé dans et par le ghetto c’est un certain attachement intellectuel, les formes d’intimité et de sociabilité particulières qu’il engendre et le lien qu’il crée entre ceux qui souffrent et luttent pour s’extraire des conditions de vies qu’on leur impose.

En ce sens, le ghetto fonctionne donc comme un principe d’organisation intellectuelle de l’expression. La logique du ghetto – ou du moins la logique de la légitimation du ghetto dans le narratif du hip-hop – dépend d’une compréhension des intérêts complexes et contradictoires de ceux et celles qui y vivent. Nombreux sont ceux qui veulent prendre la défense des individus diabolisés issus du ghetto, autant qu’ils veulent s’en détacher. Mais je pense que ce type d’approche est largement négligé dans les discussions autour du hip-hop car le mérite intellectuel accordé à ses artistes est minime comparé avec ceux d’autres champs culturels. Personne ne pense qu’Arnold Schwarzenegger, Bruce Willis ou Sylvester Stallone adoptent dans la vie de tous les jours les comportements qu’ils représentent à l’écran.

Certes, ils ne s’intègrent pas à une culture qui se vante de s’inscrire dans une réalité, contrairement à certains rappeurs qui ne peuvent pas faire la différence entre ce qu’ils chantent dans leurs chansons et ce qu’ils font chez eux. Je reconnais et je prends en compte cette différence de taille. Mais il n’empêche que la brillante énergie intellectuelle et l’imagination qui alimentent le hip-hop dans ce qu’il a de meilleur, qui peut générer une mythologie de l’authenticité enracinée dans le ghetto, est largement ignorée. N’oublions pas après tout que dans n’importe quel type d’expression culturelle et artistique, le réalisme est toujours un exercice difficile.

Si on prend l’exemple du cinéma, le réalisme ne se crée pas en amenant une caméra dans le ghetto, en la laissant tout simplement tourner, et en appelant le résultat un film. Le réalisme dépend de la mythopoétique, c’est-à-dire de la fabrication des mythes. Le réalisme dépend de l’artifice et de la fiction pour créer une dynamique narrative. Les artistes hip-hop l’ont compris dès le début. Ils ont joué sur la politique de l’authenticité alors même qu’ils s’en éloignaient et la remettaient en question. Bien sûr, certains prennent l’authenticité au pied de la lettre et on en arrive à des débats pour savoir si tel rappeur est un aussi grand gangster qu’il le prétend dans ces morceaux. Mais souvenez-vous, on a reproché à Malcolm X d’avoir exagéré son curriculum vitæ de truand pour accentuer la distance morale qu’il avait à parcourir pour devenir un homme spirituel et pieux. Cela fonctionne exactement de la même manière dans le hip-hop.

En fin de compte, comme Tupac l’a compris et comme Michel Foucault l’a théorisé, la vie elle-même peut être perçue comme une œuvre d’art. L’authenticité ne consiste donc pas tant à rapporter son travail à soi-même, mais à rapporter sa vieà une activité créative. Un modèle authentique de réalité doit-il influencer l’art, et vice versa ? La vie peut-elle être influencée par les protocoles et les machinations de l’art ? L’art peut-il être une source d’énergie morale et éthique qui devrait être orientée vers ceux qui s’engagent dans l’auto-analyse ? Pourquoi ne serait-ce pas le cas ? Je pense que voir les choses de cette façon est une expression de l’ingéniosité politique et culturelle du hip-hop.

Que font les grands artistes ? Ils observent et ils s’expriment. Ils n’ont pas à vivre ce qu’ils racontent, mais ils peuvent nous faire croire qu’ils l’ont vécu. Il en va de même avec les politiques de l’authenticité. Dans le hip-hop, la glorification du ghetto est le plus souvent une revendication métaphysique dénonçant l’échec de la société à reconnaître la pleine humanité à celles et ceux qui y vivent. C’est ce même manque de reconnaissance qui empêche la culture dominante d’apprécier l’ingéniosité intellectuelle des artistes hip-hop créant des récits qui arrivent à susciter le débat sur la véracité ou non de ce qu’ils racontent. Or cette dimension est à mettre au crédit de l’ingéniosité du hip-hop.

[1Jiggaboo est un terme péjoratif issu du sud des États-Unis faisant référence à une personne noire.

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