Il faudra faire avec nous

Lë Agary

paru dans lundimatin#331, le 21 mars 2022

« Il faudra faire avec nous », c’est le titre de cet épatant et haletant premier ouvrage de Lë Agary. Comme son éditeur (Les Étaques) le précise, on ne sait pas trop s’il s’agit d’un manuel de sabotage déguisé en roman ou bien un roman déguisé en manuel de sabotage. C’est en tous cas une fiction qui nous plonge dans le quotidien d’une jeune activiste et de ses amis résolus à amender le monde à coups de coupes-boulons et d’audace, de bombes de peinture et d’humour, de cocktails molotovs et de caresses. Le récit s’étale et se découpe au fil des sept jours d’une semaine, nous avons tout naturellement choisi de vous faire lire le lundi.

lundi

Nous sommes rentrés très tard je crois. J’appuie sur répéter et m’octroie dix superbes minutes de sommeil supplémentaires. Malgré moi je pense à ce type qui chaque matin se demande comment aujourd’hui il va gagner un peu plus sur la marge. Chaque matin ce type cherche le centime, le minuscule après la virgule. Cet infime rassemble toute son énergie et nuit à mon sommeil. Comme chaque matin je me demande comment aujourd’hui je vais réduire la marge de ce type. Je me lève. Un peu trop vite. Je me rassois. Ça tangue un peu. Dire que l’autre est debout depuis trois heures. Il est allé à la salle de sport aux aurores, il boit son quatrième café. Il a probablement déjà réduit le bien-être d’une poignée de personnes, il va bientôt en être félicité. Je l’ai appelé Franck. Franck a mon âge, il gagne beaucoup plus d’argent que moi mais ça ne lui suffit pas. Il raisonne en N+ et en N-. Il rêve qu’un matin il pourra compter les N+ sur les doigts d’une seule main. Le groupe des N- grossit, le sexe de Franck aussi, he’s a big dick player baby. Je préfère le thé, c’est moins efficace, ça réveille en douceur. J’allume la radio, Nadal a encore gagné sur la terre battue, voilà de quoi me gâcher la journée, tout est figé, rien ne veut changer. J’ai un énorme bleu sur l’avant-bras, je le frotte comme s’il pouvait partir, il me rappelle qu’il est avant tout une blessure dont la douleur peut se réveiller. Je n’ai pas eu les titres des infos, je me demande si je n’ai pas rêvé ce que nous avons fait. J’ai le cerveau qui se retourne comme une crêpe, elle retombe toute chiffonnée et je m’accroche aux détails de cette nuit pour m’assurer de leur tangibilité. On est rentrés très tard je crois. Je me masse à nouveau l’avant-bras pour solliciter la douleur et l’associer à un souvenir, ça ne marche pas très bien, le souvenir ne vient pas. C’est en voulant m’habiller que je brasse mes fringues de la veille et l’odeur d’essence m’attaque bien la gueule, il n’y a plus de doute à avoir. Et ça m’agace d’avoir douté de cette réalité, ça lui donne un caractère exceptionnel. Je ne veux pas faire ce plaisir à Franck. Je ne veux pas qu’il classe ce manque à gagner dans la case des aléas couverts par sa police d’assurance comme l’imprévisible tempête tropicale. J’aimerais qu’il nous offre une ligne supplémentaire de son bilan comptable, avec un intitulé qui claque. S’il te plaît Franck, n’inscris pas dégradation volontaire du mobilier, t’es trop sérieux mec, mets un peu plus d’émotion dans le choix des mots. Quand tu vas comprendre que cette case entaille salement tes bénéfices un peu plus chaque année, il va bien falloir que tu te résolves à l’appeler sa mère la frousse. Ces fringues sales ne constituent pas le meilleur alibi que je puisse fournir en cas de visite impromptue. Je les cale au fond d’un sac, il suffirait sans doute d’une étincelle pour qu’ils s’enflamment, je décide de sortir les laver. En fermant la porte je me dis que mon corps aussi aurait besoin d’être lavé mais des petits points blancs s’invitent dans mon champ de vision, il a d’abord besoin d’être nourri. Surtout que je n’avais pas envisagé que le soleil se mette à me tabasser, il se fait plaisir le malin et y va à grands coups sur le crâne, comme si celui-ci n’avait pas déjà d’autres douleurs à gérer. Je me réfugie à l’ombre des machines à laver et enfourne mes fringues dans la première venue. Je ne sais pas bien comment elles vont le supporter mais je leur en mets pour 90 degrés, on ne va pas se gêner. Le message d’Elsa me demande si j’ai vu les infos et dit qu’elle me rejoint. Je l’invite à me retrouver au troquet d’à côté et je m’y dirige en rasant le mur à l’ombre, j’ai pas envie que l’autre radieux m’inflige à nouveau ses grandes baffes, on dirait qu’il les a confectionnées sur un moule de ma tête pour être certain qu’aucune aspérité ne soit épargnée. J’ai à peine mis le coude sur le comptoir de Patron, tout le monde l’appelle comme ça, je ne sais plus si je lui ai connu un autre prénom, j’ai à peine le temps de faire l’éloge des parfums qui n’accompagnent jamais ses plats dans l’espoir que cette tête de mule de Patron daigne me plâtrer de son insipide omelette, j’ai à peine le temps d’expliquer à Elsa qu’elle s’est trompée de troquet, j’ai quand même le temps de faire deux trois trucs mais je comprends assez rapidement, vu la pagaille dans mes synapses où chaque message essaie de s’inventer de nouveaux circuits pour dépérir fatalement au fond de la migraine qu’ils tentent d’éviter, malgré tout cela, et j’en passe, je comprends que les aboiements de la télé essaient de m’annoncer qu’on a gagné la coupe. Le compliment ne me vient pas facilement lorsqu’il est question de travail journalistique, encore moins avec cette chaîne dont la seule qualité se résume à nous confirmer qu’il est plus rentable d’aller chercher l’abject au fond de chacun que d’en appeler à ce qui nous reste d’intelligence, je dois néanmoins avouer que j’éprouve de la fierté à ce que notre action d’hier soir ait fait déplacer BFMTV. Les interventions de l’envoyé spécial dépêché sur place sont entrecoupées des analyses d’un plateau d’experts, l’un en terrorisme, l’autre en transports, je vais me régaler, sauf que j’ignore encore si cette omelette touche le fond de son assiette ou flotte sur l’huile qui l’entoure. J’apprends par la voix d’un mécanicien que son entrepôt ne dispose pas des réserves nécessaires pour remplacer l’ensemble des tuyaux des quelque quatre cents pompes vandalisées (quatre cents !), il ne va pas y en avoir assez, surtout que c’est pas le même modèle de tuyau pour chaque pompe, même les fournisseurs ils sont pas habitués à une telle demande, je vous l’ai dit, ça va prendre des semaines. Patron change de chaîne, je m’insurge, il dit qu’ils ne parlent que de ça, je lui dis qu’ils m’en parlent pour la première fois, il me dit ok mais après on va à Longchamp. Pour monsieur Transports, c’est tout à fait inédit, on connaissait bien les blocages des routiers, par exemple, qui conduisaient à des mouvements de panique où les gens vident les réservoirs des stations en moins de deux jours mais là c’est différent, il n’y a pas de problème de stock ou de ravitaillement, il n’y a seulement plus les moyens techniques pour extraire le carburant des cuves vers les réservoirs des automobilistes, c’est tout à fait inédit. Un mec au comptoir qui, lui, carbure au blanc réagit à cette brillante analyse et dit qu’il va bien se marrer quand ils auront réparé la première pompe et que les gars vont s’étriper pour avoir la première goutte. Je comprends qu’Elsa vient d’arriver quand elle dit que je fais peur avec mes yeux ébouriffés, verrouillés sur la télé, on dirait que tu découvres cette invention, elle n’est pas si loin de la vérité. Et comme j’ai un peu peur de regarder Elsa car je désire un peu trop la regarder, je suis bien contente que monsieur Terrorisme prenne la parole. Je pouffe un peu lorsqu’il dit que cet attentat, les mots sont lâchés, n’a pas encore été revendiqué car il ne le sera jamais, nous avons décidé de ne faire aucun communiqué, et Elsa me dit que je pourrais être un peu plus discrète alors je baisse la tête et découvre une omelette qui en refroidissant s’est totalement affaissée, elle touche désormais le fond et l’huile tente de la noyer. Je l’abandonne à son sort car monsieur Terrorisme affirme que nous sommes un groupuscule très organisé et nécessairement hiérarchisé comme un régiment militaire et je repense à mon Gabin qui galère à remettre la chaîne de son vélo qu’il a hérité de son grand-père, il a du cambouis plein les mains et me demande tout penaud s’il peut monter sur mon porte-bagage pour aller à la prochaine station. Là, je commence à me marrer franchement et celui qui carbure désormais à la bière dit qu’il ne voit pas ce qu’il y a de drôle, on verra bien qui rira le dernier quand cette nuit Al Qaïda y va revenir pour les faire sauter les stations services. Là je ne me plie pas en deux car j’ai trop peur de me noyer dans l’huile mais c’est tout comme, Elsa me dit qu’on va faire un tour, je proteste en montrant l’omelette, elle m’attrape le poignet et me propose des gâteaux, le choix est vite fait et son sourire me semble crispé, nous sommes dehors avant même que je puisse vérifier si Patron est en train de râler pour le gâchis, Elsa me demande ce que je fais. Je m’apprête à lui signifier que je marche dans la rue un gâteau à la main et selon sa volonté, je croise enfin son regard, il m’informe qu’elle n’a pas une folle envie de plaisanter. T’as craqué ou quoi ? C’est ce qu’elle dit pour ouvrir le bal. Après elle baisse le son de sa voix, elle serre les dents, c’est comme si elle criait sans crier, avec quelques intonations qui lui échappent néanmoins et viennent désorienter les passants. T’as saisi ou bien ? Nan mais sérieux, je peux vraiment pas te parler là dans la rue mais réfléchis trente secondes, sors de ta fascination béate de merde et vois un peu plus loin que le bout de ton orteil. Je prends cela comme une agression et ça en a franchement les contours alors je reçois de petites décharges électriques cervicales et c’est très efficace. Les choses se remettent bien en place, les bouts d’idées à l’agonie et les arguments mal fichus retrouvent de l’éclat et regagnent leurs emplacements respectifs. Je suis enfin en mesure d’élaborer un début de pensée capable de calmer cette véhémence lorsque je me souviens que j’ai des fringues à transvaser de la machine à laver vers la machine à sécher. Et là mon sang ne peut pas s’empêcher de faire des tours car les condés se sont invités devant la laverie. Je pourrais être soulagée en voyant qu’ils sont parfaitement indifférents à notre présence mais je les vois dégager un type qui avait son domicile dans une ruelle alors on s’approche avec Elsa histoire de vérifier que l’impasse sans vis-à-vis ne leur donne pas envie de ponctuer leurs phrases par quelques beignes et là on voit un type fluorescent aux couleurs de la boîte qui gère la collecte des déchets s’emparer du matelas avant même que le type, celui qui dormait, ne se retourne pour vérifier s’il n’a pas oublié un truc au coin du lit. La flicaille s’intéresse à sa trajectoire ensommeillée et nous au type multicolore car on ignorait que sa boîte bossait avec la municipale. On le cuisine un peu et il est super emmerdé car c’est son supérieur qui l’a fait venir, lui il a seulement prévenu qu’il ne pourrait pas nettoyer la ruelle occupée. J’en ai assez entendu et cet intermède n’a pas distrait Elsa qui aimerait bien m’enchaîner aux mots qu’elle a plein la bouche, je les laisse, elle et ses mots, faire les cent pas devant la vitrine de la laverie comme s’ils allaient exploser s’ils devaient s’arrêter. Je me réfugie à l’intérieur, le minuteur de la machine à laver m’annonce que nous en avons encore pour quatre minutes et je n’ai pas très envie de retourner dehors, cette fois-ci le soleil n’y est pour rien, je fais semblant de compter ma monnaie et m’intéresse bizarrement au visage frappé sur une pièce de vingt centimes, il ne me dit rien mais je l’aime bien, sans doute parce que sa douceur contraste avec les raideurs qui parcourent celui d’Elsa. Je me dis que je pourrais ouvrir la porte du sèche-linge, ce serait déjà ça, j’ai un truc un peu poisseux qui stagne dans ma bouche et j’essaie de le formuler à voix haute, la voix s’étrangle. Je revois le salto du matelas qui atterrit dans la benne et j’imagine le supérieur zélé qui appelle les condés et la porte de la machine se déverrouille et c’est bien de s’occuper les mains sauf que ça ne dure pas très longtemps, elles s’arrêtent, plongées dans le linge mouillé, mon regard bien au fond du tambour pour lui éviter de partir dans tous les sens. C’est quoi cette merde qui maintenant vient tapisser l’ensemble de la boîte crânienne pour tout recouvrir d’un truc gluant qui veut toute la place et fout le bordel dans le peu d’organisation que je parvenais à maintenir. Je me relève et la première pensée qui surnage est liée à Franck que je tiens pour responsable de pas mal de dégâts. La centrale de paiement refuse ma pièce et la recrache systématiquement. Je demande à Elsa si elle a de quoi me dépanner, elle a de quoi et semble capable de s’arrêter sans exploser. J’ai l’impression que mes gestes s’articulent sans moi, je n’ai pas vraiment de prise sur eux tellement je me fais enchaîner par des pensées qui me fracassent la tronche. J’ai le souffle court alors que je ne m’agite pas tellement et me demande, car j’ai besoin de me forcer à intégrer des perspectives triviales, si je ne pourrais pas plutôt abandonner ces vêtements. Je remets cette décision à plus tard et les voue au séchage, je préfère lutter contre les attaques cinglantes qui veulent que je m’écroule ici pour tout éteindre. Le néon ne m’aide pas et voudrait que mon œil se révulse dans sa direction pour lui griller les derniers espoirs de revenir à l’horizontale. Au moment où tout veut s’effondrer une idée me remet d’aplomb et me débarrasse de la marée noire qui avait envahi toutes mes capacités. La tête se remet bien en place sur les épaules et je me dirige vers Elsa, non plus avec la peur d’en découdre, mais accompagnée d’une sérénité qui me permettrait de léviter si j’y croyais. Je ne sais pas bien ce que vaut cette soudaine énergie, j’en profite sans trop tarder car ça ressemble dangereusement au sursaut de vitalité qui précède l’effondrement. Je lui dis de m’attendre, t’inquiète, on va en discuter, je te rejoins au parc, et je me mets à courir jusqu’au camion benne. Je retiens la porte que le type s’apprête à fermer et il semble suffisamment effrayé pour que je la relâche après avoir obtenu le nom de son supérieur. Il dit qu’il ne veut pas d’ennuis, je lui dis que je ne suis pas voyante. La benne et ses effluves me passent sous le nez et mon estomac me rappelle qu’il aimerait bien s’accrocher à quelque chose. Je fouille le fond de ma poche et trouve la pièce de deux que la machine ne voulait pas avaler et me dis que le vendeur de sandwichs tandooris en fera son affaire, il me doit bien ça. Il m’accueille comme si je ne l’avais pas vu depuis dix jours, je ne prends pas le temps de les compter, j’utilise son ordi et fais défiler l’organigramme de la boîte qui gère les poubelles, je trouve facilement le gars en question et sa bonne tête de bon vivant, je ne trouve pas son nom sur l’annuaire. Là je commence à laisser pas mal de traces alors je passe par un site qui masque mon IP, j’ai envie de pouvoir revenir manger ici, surtout maintenant qu’il me fait crédit, et en tombant sur leur photo de mariage avec Béatrice je me dis que la ligne téléphonique est sans doute au nom de Béa et qu’ils habitent la commune dont la mairie possède un perron aussi photogénique. Il ne me faut pas longtemps pour trouver la mairie dont il s’agit en faisant défiler les façades de toutes celles des environs. Je sais désormais où tu habites, je vais t’appeler Franck par commodité, je ne vais pas t’oublier. Isha me tend le sandwich et me traite de parano en me voyant encore une fois effacer les cookies et historiques de navigation. Le jour où tu me donnes la recette de la sauce avec laquelle tu me drogues, je te donne tous mes mots de passe, je lui dis. Tu veux de l’or ? Il répète. Tu crois que je vais te donner mon or ? Je ne sais pas quoi lui répondre, j’ai bien deux trois trucs qui me sont venus, j’ai essayé de trouver mieux, je n’ai pas été assez rapide pour Isha, il est déjà sur le dos d’un autre compétiteur tout en nettoyant un plateau. Et puis j’ai de la sauce plein la bouche et Elsa doit être en train de retourner la pelouse du parc, je le salue de la main. Je l’entends crier derrière moi. Dix-huit carats. J’entends aussi mon estomac applaudir devant l’énergie qui lui parvient. L’autre qui se prend pour une étoile s’amuse encore à me balancer ses rayons meurtriers mais j’ai décidé de m’en foutre et c’est un bon début pour essayer de l’oublier. J’ai hâte d’en savoir un peu plus sur la résidence de Franck, je veux dire celle de son dernier avatar, responsable de la collecte du secteur. Franck a toujours eu un goût prononcé pour ce qui éclate à la gueule de ceux qui n’ont pas un sou. Je n’ai aucun doute sur l’existence d’une piscine, je me demande s’il possède un jacuzzi d’intérieur avec des murs ornementés de fausses pierres apparentes et des colonnes d’inspiration romaine qui n’ont aucune qualité structurelle mais fournissent un support idéal pour des spots multicolores qu’il allume lors de bonnes soirées arrosées à la rigolade. Un type s’énerve sur un autre car ses chiens ne sont pas tenus en laisse, il a peur pour ses enfants qui sont en liberté derrière les grilles de l’aire de jeu. Le type avec chiens propose une laisse au type avec enfants, ce sens de l’humour n’est pas partagé, j’aurais bien aimé connaître la suite de cet échange qui annonce une franche camaraderie, je suis déjà trop éloignée pour entendre tous les mots formulés, suffisamment proche d’Elsa pour comprendre qu’elle me demande si j’ai éteint mon téléphone. Vu sa vétusté, ce n’est pas le genre de téléphone dont on peut utiliser le micro à distance pour espionner les gens, je lui dis, quand je suis suffisamment proche pour ne pas crier. Elle me répond que si j’avais eu ce genre de téléphone elle m’aurait demandé de le désosser pour lui retirer la batterie. Je m’assois à côté d’elle et espère trouver une solution pour désamorcer l’affrontement annoncé. Le type avec enfants retourne vers l’aire de jeu, je ne parviens pas à décoder son humeur par la position de son corps, deux chiens passent en trombe devant moi et tentent d’attraper un pigeon qui s’envole, je croque dans le sandwich. Tu te rends compte que c’est en train de devenir une affaire d’Etat ? J’aime la tonalité de sa voix, j’aimerais pouvoir l’entendre sans l’écouter, fermer les yeux et me laisser bercer par cette mélodie, j’aimerais qu’elle parle une langue que je ne comprends pas. Tu te rends compte que ce n’est pas un petit inspecteur local qui va donner une heure de son temps pour examiner l’affaire, comme le jour où on a mis de la glue dans les serrures de trois banques ? J’essaie de mettre à distance ce qu’elle me dit, je me concentre sur le mouvement de ses lèvres, je ne parviens pas à tenir longtemps sans me sentir gênée. Là c’est la DGSE ou je ne sais pas qui, ils vont envoyer une escouade sur le terrain. Je pense I, DGSI. Je regarde au loin et cherche un épilogue à l’histoire des chiens en laisse. J’ai l’impression que l’une des deux gamines fait une crise, je me plais à imaginer qu’elle demande à avoir un chien. Ce soir on ouvre le JT de TF1 ! Tu te rends compte du nombre de fouille-merde que ça va nous attirer. Je ne vois plus le type aux chiens et j’ai du mal à le chercher sereinement, Elsa a la trouille, ce n’est pas son habitude et ça commence à m’atteindre gentiment. Alors qu’est-ce qui va se passer ? Il vont retrouver des coupe-boulons c’est sûr, avec les numéros de série il vont pouvoir les tracer, enfin pas les vieux qu’on a récupérés à droite à gauche, ils vont aussi avoir du mal avec ceux qu’on a chourés, les magasins de bricolage ne font pas l’inventaire tous les jours, mais la veille Tanguy a dû en acheter trois qui manquaient, on n’est pas cons on a payé en cash mais ça va pas leur être très difficile de retrouver le ticket, c’est pas commun comme achat, trois coupe-boulons, et qu’est-ce qu’ils font avec l’horaire du ticket, eh bien ils font patiemment défiler les vidéos et oh ! Qui c’est celui-là ? Un joli portrait de notre Tanguy national ! Parce que Tanguy, il a la sale manie de repérer les caméras et donc de les regarder, tu peux être certain qu’il va être NF son portrait, il n’aura même pas besoin d’aller raquer cinq balles dans un photomaton. Je commence à avoir des sensations vraiment désagréables, comme un cœur qui cogne un peu fort et un souffle un peu court, je reporte la fin de mon sandwich à plus tard, il pourrait m’étouffer. Tu sais ce qu’on va faire ? Eh bien on ne va rien faire si ce n’est se faire tout petits, je dis. Je gratte le sol avec une brindille, je n’ai pas réfléchi, je n’ai pas d’argument, Elsa se tait, c’est étonnant, je pourrais commencer à m’inquiéter de cette attitude, le silence n’est pas prolongé. C’est tout ce que tu as à proposer ? Je hausse les épaules et ça ne lui plaît pas trop. Nan mais je rêve ! Moi je crois qu’il faut se bouger, il faut aller voir un par un tous ceux qui ont participé, il faut vérifier qu’ils n’ont laissé aucune trace, il faut qu’ils nous racontent comment ça s’est passé, s’ils étaient tous masqués, s’ils ont été vus, même par une mamie promenant son chien. J’ai l’impression de devoir défendre ma position, elle m’est venue sans grande conviction. J’aimerais prendre Elsa dans mes bras, elle ne se ressemble pas, j’aimerais l’apaiser et lui demande si elle a de quoi fumer. Elle dit qu’il faut garder les idées claires, je lui dit qu’il ne faut pas s’emballer. Je pense à ce film où le type revient dans le passé pour effacer des traces mais n’arrête pas d’en laisser. Je ne lui dis pas ce que je pense, même plutôt le contraire, je propose qu’on ne se voit plus pendant quelque temps. On continue comme ça une dizaine de minutes, elle voulant nous mettre en mouvement, moi en quarantaine. Et puis je lui dis que cette action a été vraiment bien préparée, et en grande partie grâce à elle, personne ne s’est fait choper, il est encore temps de s’en délecter. Ah ouais tu trouves ? Elle le dit sans air de défi, on pourrait même croire qu’elle cherche le compliment. Son buste jusque-là tendu vers l’avant modifie tout doucement son orientation et commence à basculer vers l’arrière, ses mains jusque-là occupées à se malaxer entre elles se séparent et viennent se poser dans l’herbe derrière son dos, ses jambes jusque-là agitées en tailleur se déplient petit-à-petit et s’allongent devant elle. Et on tombe d’accord sur plein de trucs. On aurait dû faire moins d’équipes, plus de stations par équipe, on avait le temps. On n’aurait pas dû prendre nos vélos persos, maintenant on n’ose plus les utiliser. L’idée de se retrouver dans un bar après n’était vraiment pas la meilleure. Et c’est ainsi que nos ailes commencent à pousser, on pense au prochain coup, on parle de lignes à haute tension. J’ai vu un film où une activiste crée un court-circuit avec un arc, un filin isolant et un filin d’acier. Ouais sa flèche passe par-dessus les lignes et retombe de l’autre côté, elle a accroché l’espèce de filin plastifié à sa flèche et à l’autre bout du filin un câble d’acier, du coup elle a plus qu’à tirer le premier, elle a quand même des gants d’électricien je crois. Tu sais tirer à l’arc ? Non. Moi non plus. En même temps je crois pas que ça demande une grande précision. Il s’appelle comment ce film ? Je commence tout juste à me l’avouer, je ne retiens pas le nom des films. On laisse quelques respirations passer. L’aire de jeu est déserte. Elle dit qu’elle va y aller, elle se sent vidée. Je n’essaie pas de la retenir, je ne sais pas comment m’y prendre. J’évite de la regarder partir, je pense à cette omelette et les idées s’associent jusqu’à Franck. Il n’est jamais loin celui-là.

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