KAPT’AL

« Sois libre d’adorer tout ce qu’il te soumet »
Léo Morange

paru dans lundimatin#406, le 5 décembre 2023

« Un luxe authentique exige le mépris achevé des richesses, la sombre indifférence de qui refuse le travail et fait de sa vie, d’une part une splendeur infiniment ruinée, d’autre part une insulte silencieuse au mensonge laborieux des riches. »

G. Bataille, La part maudite

KAPT’AL n’est pas un Dieu
Il est un principe
Il se répand comme la lumière ou l’eau ou le vent
Et s’étend
Imperturbablement

* * *

KAPT’AL progresse
creuse fend et s’immisce
Il casse perfore plonge et louvoie
Contourne s’enlace s’enracine
Il porte transporte déporte déplace modifie
Il convainc séduit s’allonge et se fond
Se fait jour se fait nuit
Il tord écrase
Sépare segmente éloigne
Aplatit des montagnes comble des océans
Il fait fondre les pierres
Tue extrait le sang et la moelle de tout être
Transforme pille produit propose
Assèche et soudoie inonde fore
Remplace l’eau par l’air dévie s’octroie
Se joue des éléments
Ne pense pas agit
Et fait agir tout ce qu’il corrompt
À son image à sa façon

* * *

KAPT’AL est apparu sous forme d’une idée
Elle même fruit d’un songe noir
Où tout serait sans fin
Inutile et terrible absurde
La mort sans raison la souffrance abjecte
Et rien contre cela
Ni digue ni secours
Abandon triste sort misère seul horizon
Perte pure
Irrésistible chant du rien
Alors d’un neurone inquiet impulsif impatient
Un premier tremblement
Et KAPT’AL fût craché comme mauvaise glaire

* * *

KAPT’AL est né dedans
Dans le cerveau humain fécondé de sa graine
Réseau premier et neuronal
Qui vite allait s’étendre à d’autres qu’à lui -même
Par contagion sensible ou raisonnée
Forte ou douce poussée
Coercition menaces showroom arguments de vente
Le réseau s’est fait corps il a pris possession
Des choses des êtres de la matière des paysages
Le réseau dans la tête
S’est fait routes sur l’eau la terre et dans les airs
Le réseau s’est fait tout et tout s’est fait réseau

* * *

KAPT’AL se nourrit de tout germe d’angoisse
Il occupe tout manque
Répond à toute attente
Le vide est son milieu
Il assure rassure
Enchante les demains garantit prévient
Renouvelle sans cesse propositions et buts
Et fait de toute absence une opportunité
C’est ainsi qu’il croît s’étend se répand gagne

* * *

KAPT’AL est monstrueux mais il sait s’en cacher
Il est un creux un vide un néant
Un hoquet un trou
Un rien qui se prend pour le tout
N’a pour toute logique que sa propre croissance
Au détriment de chaque être chaque élément chaque désir
Il ne pense pas
Se répand
Avance
Continue envers et contre tout
Et massacre et vainc anéantit
Et quand il ne restera plus rien d’autre que lui
Il se vaincra lui-même
S’absorbera enfin
Et le silence règnera
Car il est un trou noir

* * *

KAPT’AL est le songe noir d’un animal perdu
Qui voulut jouir un jour du sentiment de maîtriser
Le cours de sa vie le cours de son temps le cours de ses rêves
Et voir le monde enfin lui obéir
Ne plus avoir à subir mais contraindre
Faire plier
Ordonner
En finir avec tous ses mystères
Ne plus souffrir jouir
Interdire l’accès à tout ce qui fait mal
Remparts anesthésiques antalgiques cloisons
Anxiolytiques divertissement plaisir
Tout cela c’est KAPT’AL

* * *

KAPT’AL est malin
Rend son hôte ingénieux rusé inventif
Il suscite trouvailles conquêtes défis relevés progrès techniques
Fusées hydravions acrobaties hyperboliques
Fusions acquisitions
Guérisons miraculeuses
Explorations de territoires lointains
Jumelles compas vitesse accélérée
Shoot d’adrénaline molécules inversées
Il dompte et asservit
Domine se rengorge et dégueule son flot de plans nouveaux
Câble organise récolte
Racle et dynamite
Sans limite
Fait tout exploser
Feu d’artifice permanent
Beat qui s’intensifie
Bouffe avale chie et recommence
Assis sur son ressort
Son trône
Son appui
Son unique
Profit

* * *

KAPT’AL n’a pas de langue
Il ne sait pas parler
Et tout discours échoue à le justifier
Il est chiffre opération
Analyse algébrique
Fractions
Arithmétique
Courbes paraboliques
Classes ordre nouveau
Graphiques équations algorithmes
Modèles règles mathématiques
Pourcentages ratios marges points tendances
Projections prévisions avenir
Et ça rassure

* * *

KAPT’AL t’aime
Il aime ce que tu es et tout ce que tu fais
Il s’intéresse à toi
Le maître fait l’esclave
Ta servitude y croit
Que ce qu’il veut c’est toi ta joie et ton bonheur
Que toi aussi qui que tu sois
Tu profites
De là où tu es
Sans effort ou si peu grâce à lui
Que tu bénéficies
Jouisses et profites
Il t’offre le plaisir qu’il t’a persuadé devoir revendiquer
Tu y as droit crois-tu
Toi que tout abandonne
Abonne-toi
Sois libre d’adorer tout ce qu’il te soumet
Sans frein
Libre
Soumets-toi
Et KAPT’AL s’accroît

* * *

KAPT’AL n’est pas matière
Il a besoin d’un corps un visage une option
Objet transitionnel
Substance vague à palper
Qui puisse circuler se stocker remplir se déverser
Une forme dans le vide
Une image concrète
Un truc qui tient dans la main
Boue de papier
L’argent

* * *

KAPT’AL n’est pas dehors
KAPT’AL n’est pas devant
C’est dedans qu’il opère et lance ses dendrites
Gagne ventricules organes alvéoles
Diverticules cellules reins
Rétines papilles terminaisons nerveuses
Y déploie son influx
Une impression une chaleur une envie
Un horizon des jours
Un goût une appétence au bout des doigts
À portée de main
Il fait bouger les corps matin midi et soir
Portés par son impulse
Et tu ne vois plus rien
Que ce qu’il projette en toi
Tu es son écran de cinéma
Tu te vois dans son film à l’intérieur de toi
Sa toile est ton cerveau
Il est le chef d’orchestre et l’instrument et la musique
La musique et l’oubli de tout ce qui n’est pas lui
Tu ne sais plus rêver plus penser
Tu n’imagines plus rien que ses images à lui
Confort plaisir assurance projets
Tu vis par et pour lui en toi
Possédée chaque fibre de ta chair
Il est un mycélium
Tes instants sont à lui
Emprise son empire
Ton corps

* * *

KAPT’AL t’aime
Il aime les tiens
Il aime ton âge ta famille ta solitude tes amis
Il aime les bébés les vieux les actifs les créatifs
Il aime les malades les mourants
Il aime les dépendants
Les esprits libres les conducteurs les chefs
Il aime les oisifs les explorateurs les philosophes
Il aime les chercheurs les ingénieurs les cadres
Il aime l’ordre la paix le commerce et la guerre
Il aime la destruction et la reconstruction et la redestruction
Il aime tes engagements tes loisirs tes enfants
Il aime tes projets de voyage tes déplacements
Ta curiosité tes rêves tes nécessités
Il aime ton corps et ses besoins
Il aime tes entreprises ta maison
Tes vêtements ta déco tes goûts et tes couleurs
Te voir bricoler fabriquer repeindre coudre
Aller chercher des planches aller acheter des livres
Il aime que tu aimes les animaux et les défendes
Il aime que tu aimes manger de la viande
Que tu sois abstème végan pro-chasse anti-impérialiste
Il aime que tu te transformes
Que tu travailles sur toi
Que tu te rassembles avec tes semblables
Il aime tes opinions les noires les rouges les vertes
Il aime que tu contestes tentes de t’en défaire
Puisque quoi qu’il en soit
Tous les jours à la caisse
Tu l’honoreras
Lui verseras son dû ton offrande ton droit à exister
Chaussettes pain cinéma bord de mer
Vélo bâtons de marche bureautique photos
Manger aimer sortir se relier
Ne pas rester seul Ne pas être rien
Publier ses avis refaire la pergola
Se former changer d’air
Découvrir du nouveau apprendre un métier changer d’activité
Il te fournira tout pour ton bébé
Et pour tes vieux parents du jus d’orange des gâteaux secs
Des soins de l’attention
Il t’accompagnera
Jusqu’à l’incinération
C’est tout organisé
Il n’y a qu’à payer

* * *

KAPT’AL prend et prodigue
Pompe aspire
Insuffle et motive
Griffe et soigne blesse et soulage
Divertit met en scène en perspective ouvre
Abat
Produit
Distribue
Résout
Promet Promeut Programme
Suggère à mots feutrés
Réduit les distances
Rétrécit délimite
Rejette jette épuise
T’offre toute une vie sur un plateau d’argent
Il remplit les poubelles

* * *

KAPT’AL veut que tu veuilles
Une maison des enfants
Réaliser ton œuvre réaliser
Faire quelque chose de ta vie
Une finalité un sens un destin
Entreprendre risquer se mettre en jeu se dépasser
Gravir des montagnes
Explorer des gouffres
KAPT’AL te soutient
T’encourage t’incite
Fournit tout ce dont tu as besoin
Connexions réseaux
Nourriture matériaux espaces outils pinceaux
Énergie ordinateurs écrans
Papier couleurs échafaudages
À ta disposition
Pour toi tes projets
Il faut bien se construire
Donner forme à son temps
Sculpter les heures au moins
Ressembler à soi-même
Et mourir avec le sentiment du devoir accompli

* * *

Sous le firmament qu’elle s’est elle-même brodée, la grappe est réunie. Le feu, un vacillement, un chant secret qui anime chaque ombre de la nuit. La grappe est réunie, encercle le néant et ce soir elle le met au défi. Osha aka nim mimmo oka. La grappe chante et fait sonner la terre et fait sonner les os. C’est la nuit du présent. C’est la réponse au temps, aux épreuves, auxdangers, aux terreurs multiples, à l’insensé qui règne sur les jours, la mort et la folie, l’effroi et les sidérations, au vent de la noirceur, à ses gouffres, aux failles, aux cris, aux hurlements, à l’oubli, au mystère insondable, à la perte. Des sons, des sons, des rythmes et des pas. Osha aka nim mimmo.La grappe est tout ce qui l’entoure, elle ne possède rien, elle ne comprend rien, elle s’abandonne, traversée par le chant que la nuit lui insuffle. Oka oka mimmo ssah nim. Ça vibre. La grappe sait bien que rien ne lui appartient, qu’elle n’est que mouvement, danse provisoire improvisée, fulgurance hallucinée, elle se livre délivrée, libre de ses enchaînements, de son don à la nuit du présent. La grappe parle à l’infini, comme lui infinie, communie en caresses sur la peau univers. Et le monde résonne. Mimm nima ssah osha ki ossa.La grappe ainsi se fond. Et demain seront chemins nouveaux, monts, vallées, rivières, avec au cœur le souvenir de cette nuit-là, un savoir sans mots qu’elle s’est à elle-même enseigné, la grappe. Les yeux grand ouverts, elle marche, respire, s’abandonne au fil du jour, aux bras de la nuit, elle côtoie et se fond, frôle, elle est le monde, son témoin, son amie. Elle ne possède rien, n’a rien à échanger. Partage.

Léo Morange

Le Trion – novembre 2023

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