Pour sortir de l’impuissance politique de Geoffroy de Lagasnerie

paru dans lundimatin#316, le 6 décembre 2021

Jusqu’à présent, nous ne connaissions personne qui ait lu Geoffroy de Lagasnerie. Peut-être parce que son image médiatique se suffit à elle-même, que sa prétention à endosser le rôle pastiche d’une figure désuète : « l’intellectuel de gauche » prête davantage à rire qu’à lire ou bien parce que ses prises de position contre la jeunesse autonome qui dépossèderait les centrales syndicales s’accorde tellement bien à ses injonctions à voter pour Jean-Luc Mélenchon. Quoi qu’il en soit, un lecteur de lundimatin s’est avéré plus courageux que nous et nous a transmis cette note de lecture. Il y convoque Anders, Giono, Malm et Watkins et tente une analyse critique. Si nous n’en partageons pas certains raisonnements et certaines références, c’est en tous cas une tentative de sortir de l’impasse actuelle — dont Lagasnerie fait partie.

I

« La non-violence ne vaut rien contre la violence. Ceux qui préparent l’extermination de millions d’êtres humains d’aujourd’hui et de demain et par conséquent notre extermination définitive ou se contentent seulement d’avoir la possibilité de nous exterminer, ceux-là doivent disparaître. Il ne faut plus qu’il y ait de tels hommes » ( Günther Anders ajoute que la « contre-violence », en cette période d’ « état d’urgence », est « nécessaire », que nous ne pouvons nous contenter des « happenings », des « comme si », que forment les manifestations publiques, pas plus que du sabotage, de la destruction, des produits du capitalisme – ce dernier se recyclant dans la « destruction créatrice », selon la formule canonique de Schumpeter, nous, « casseurs », alimenterions la chaudière du train devenu fou, qui ne manquera pas de dérailler au prochain virage. Anders le répète jusqu’à la fin du livre, jusqu’aux dernières lignes : « C’est pourquoi je déclare avec douleur mais détermination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou de cœur, n’hésitent pas à mettre l’humanité en danger et à se rendre ainsi coupables d’un crime contre elle ». [1]

Ces lignes datent de 1987, elles résultent de la peur de la Bombe (sur laquelle Anders a écrit des pages célèbres et définitives), plus largement de l’analytique de la Technique telle que son processus court devant l’homme (sa pensée, son corps, …) dans une incompressible avance que le philosophe a nommée : un décalage prométhéen, lequel ne se résume pas à l’équipement dont le fonctionnement s’autonomiserait (ordinateurs, robots, …) mais renvoie en outre à la fabrication d’une Matrice, c’est-à-dire d’un système, d’une toile, mass-médiatique (radio, télévision, à l’époque) substituant une « effigie de monde » au monde « réel », et grégarisant mentalement, physiquement, dans un geste d’une contre-logique inouïe, les hommes sans les réunir pour autant ; constituant autant d’ « ermites de masse » tassés sur leur fauteuil, hébétés devant l’écran qui brille jour et nuit. Dans cette zombification de l’humanité, la démocratie a sombré corps et biens – si la démocratie demande la participation active d’un citoyen éclairé, apte à produire et défendre une opinion qui lui soit propre. Où chercher l’opinion dans la masse de « dividus », d’entités, individuelles au plan numérique, mais dispersées, disséminées, pulvérisées, spectralisées, dans les images du monde, le travail divisé/divisant, le biberonnage aux flux intarissables du « divertissement » ?

Ces lignes datent de 1987, je le disais, elles ont été écrites dans l’ombre projetée par un fameux nuage radioactif qui a plané sur toute l’Europe, un nuage exsudé par une centrale nucléaire défectueuse. Tourisme gazeux, tourisme atomique. Où l’on s’aperçoit qu’un nuage ça voyage autant qu’un bobo féru d’ « expériences ».

Ces lignes font bien entendu froid dans le dos, comme elles faisaient froid dans le dos de celui qui les rédigea hier, qui eut le courage de les rédiger, et on n’imagine pas qu’aucun penseur puisse les publier en l’état aujourd’hui. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à voir la tête, pas le visage, non, la tête, de Léa Salamé et de Nicolas Demorand, face à Geoffroy de Lagasnerie dans la Matinale de France-Inter du 20 septembre de l’année dernière. Léa Salamé paraît atterrée, choquée, face au jeune penseur vêtu d’un polo bienséant, à la bouille sympathique, énergique, quand Nicolas Demorand, lui, manifeste une indifférence méprisante à l’adolescent qui fait sa crise de puberté trotskiste à la radio nationale.

Que dit Lagasnerie de si France-Inter-indécent ?

Eh bien, que la violence n’est pas en soi un problème. Elle n’est pas une fin, elle n’est pas l’objectif de l’action politique, elle peut en revanche en être le moyen – s’il s’agit de légitime défense, de promouvoir une Justice qui soit en progrès sur le Droit et lui permette de se reconfigurer, etc. Nous sommes de toute façon les sujets (au sens de : assujettis) d’un pouvoir qui s’arroge le droit à la violence (cf. le traitement des migrants, des Gilets Jaunes, l’abrogation, sous couvert de la défense de la Santé, de la liberté dans ce qu’elle a de plus amical, festif, donc de plus réel). Crime de lèse-majesté : Lagasnerie dit tout haut son mépris à/pour ceux qui ne sont pas d’accord avec lui et promeut sans fard le dissensus, la conflictualité, comme vitalité de la Politique. Le jeunot connaît son Schmitt, et sa Mouffe, sur le bout des doigts.

L’indécidable Salamé, formée aux meilleures écoles de la pensée molle, auteure de Femmes puissantes, parmi lesquelles défilent crânement les Élisabeth Badinter, Nathalie Kosciusko-Morizet, Amélie Mauresmo, et autres Christiane Taubira, … autant de figures exemplaires de l’innocuité de la pensée, de nœuds d’auto-répétition moelleuse du Système, Léa Salamé donc, ne peut que sortir tétanisée d’une pareille profession de foi. Ne se vit-elle pas comme une femme « puissante » au premier chef, de celles qui font « bouger les lignes », qui interrogent les « mystères du pouvoir au féminin », … ? Qui, osons la formule, « inquiètent les hommes » ? En 2015, déjà, son prix de l’ « intervieweuse de l’année » affichait crûment qu’il faudrait compter avec elle.

En face de Léa Salamé et de Nicolas Demorand, le frêle Lagasnerie débite son bréviaire satanique avec la calme frénésie de la mitrailleuse de Django, dans le film éponyme de Sergio Corbucci – quand le mystérieux cowboy, ayant traîné un cercueil durant toute la séance, dévisse enfin la boîte et exhume l’instrument de la vengeance, qu’il fera bavasser comme jamais.

Ce fut une « mitraille » réjouissante dans le studio de cette radio inaudible. De ces mitrailles qui ne font aucune victime matérielle. Mais.

J’ai lu son petit livre à Geoffroy, Sortir de notre impuissance politique, il y a quelques mois maintenant. Pour ma part, j’ai eu comme une poussée d’urticaire en avalant ce que je croyais être une tablette de gourmandise spéculative. J’ai même un instant pensé à une habile manœuvre de l’extrême-droite. Destinée à court-circuiter l’action à sa racine. À la laisser mort-née.

Quelques moments de la réflexion déployée dans ledit opuscule :

  • La nécessité d’ « opérer un tournant tactique » dans l’action politique, afin de recouvrer une « effectivité politique ».
  • La nécessité de changer, voire d’abroger, les modes d’action (manifestations, etc.) traditionnels, car préconstitués et absorbés par l’institution, et donc pérennisant celle-ci, établissant la défaite comme le milieu de l’action politique de gauche.
  • Anders convoqué (p. 18-19) comme le penseur osant revendiquer la violence comme légitime défense et moyen de l’action.
  • Ces quatre dernières décennies, les mouvements dissidents n’ont fait que réagir, pour revenir à l’état initial et l’entériner d’autant (cf. le CPE), fût-il critiquable, ils n’ont pas eu de force active. Ils n’ont pas ouvert d’avenir. Il faut donc en finir avec les pensées « dé », qui se limitent à la répétition du passé dans la rature, la biffure, de l’injustice présente.
  • Comme Kuhn l’a montré pour les sciences, le changement de paradigme dominant s’opère quand les jeunes se rangent du côté du nouveau paradigme.
  • La classe politique dominante applique les idées qu’elle a docilement apprises, métabolisées, dans les écoles (privées) de sa jeunesse. Les dominants d’aujourd’hui appliquent donc les idées des années 1980.
  • Ne perdons pas notre temps à parler, à disputer, avec les dominants. Ils sont au courant de la situation et ne veulent surtout pas la modifier.
  • Désuétude des mouvements sociaux, de la « contestation » (citation d’Anders à nouveau, p. 39-40), confusion entre « expression » et « action » de leur part.
  • Privilégions de nouvelles formes d’action comme l’ « action directe » (Carola Rackete forçant le blocus italien et débarquant des migrants, ou Cédric Herrou leur apportant aide, hébergement, ou encore 269 Libération animale, groupe qui libère les animaux des abattoirs pour leur permettre de vivre dans des espaces sanctuarisés). Cette action directe met enfin l’État sur la « défensive ».
  • La violence ne doit pas être un thème de réflexion privilégié, elle a plutôt l’inconvénient de paralyser la pensée. Elle est de toute façon présente dans le pouvoir étatique (citation d’Anders, p. 49-50, et référence rapide à son raisonnement poussé « à l’extrême ») et la légalité n’en fournit pas la mesure légitime.
  • N’augmentons pas le niveau de conflictualité avec l’État. Il sera toujours le plus puissant en la matière, détenteur qu’il est des appareils disciplinaires.
  • Inspirons-nous de la stratégie du néolibéralisme à partir des années 1950, jusqu’à sa victoire éclatante dans la décennie 1980. Pas de manifestations, de sit-in, etc. mais une lente, patiente, infiltration des idées, maturation de la structure mentale, et pénétration liquide des appareils d’État.
  • Il nous faut donc infiltrer les structures, les institutions, étatiques, plutôt que d’entrer en dissidence manifeste avec elles, d’autant qu’elles sont malléables et ne possèdent pas de « nature ». Là résiderait une nouvelle définition de la radicalité. (Au vrai on revient à l’étymologie.)
  • Il faut voter. On choisit une image du monde dans le vote, une ambiance idéologique – lequel vote peut alors se révéler plus puissant qu’une émeute.
  • Il faut travailler souterrainement, dans le temps long, à modifier la tournure des pensées, les structures mentales, comme le PCF savait le faire en son temps. (Bis repetita)
  • Nous ne vivons pas, malgré ce qu’il en est dit communément, dans une « rationalité néolibérale ». C’est une idéologie « plus brutale et irrationnelle » qui s’exerce actuellement.
  • Quand on s’engage dans une lutte spécifique, il faut savoir faire le deuil des autres luttes. Ne pas perdre de l’énergie psychique à vouloir faire converger les luttes, ou à déplorer de ne pouvoir y réussir.
    Je discuterai de quelques points saillants de cette liste dans le deuxième moment de ma contre-note de lecture. Le voici :

II

Commençons par l’idée-force, la proposition d’action directe, de Lagasnerie – de sourdre dans l’Institution comme autant d’agents dormants du concept, déjouant de l’intérieur les mailles du pouvoir pour les retendre autrement, pour les tisser plus intelligemment. Plus déontologiquement, oserait-on dire. C’est un fantasme d’universitaire : raisonner la branlante, la pulvérulente, Institution en l’arraisonnant patiemment, là où elle s’offre à la saisie, à la reconfiguration. Un fantasme scolaire pour être précis.

Questions triviales : combien de ces agents dormants, de ces nageurs de combat infiltrés, faudra-t-il pour mener cette œuvre au long cours, cette rééducation de l’Institution ? Où les recruter, ces aventuriers de l’ombre, et ne doivent-ils pas eux aussi être formés ? Par qui ? On se fait des universités d’été avec les petits livres blancs de Lagasnerie (publiés chez l’éditeur solidaire Fayard, où Lagasnerie est par ailleurs directeur de collection ?), dégoupillés comme autant de grenades noétiques ?

La solution maoïste au problème du remaillage de l’Institution fut en son temps autrement subtile mais elle fit long feu. Rappelons-nous Robert Linhart et son chef-d’œuvre, L’Établi. Non pas infiltrer les hautes sphères de l’Institution, mais, en bon marxiste, son infrastructure – la majorité de ceux qui constituent le « peuple », soit les travailleurs. L’agrégé de philosophie, le polytechnicien (là j’exagère), ... les étudiants issus de la bourgeoisie mais qui lui mordent la main, vont aller travailler à l’usine et tâcher de faire sourdre la ferveur révolutionnaire depuis la « base ». Depuis la chaîne de production telle qu’elle produit son interminable boucan, telle qu’elle charrie sans fin les pièces détachées de la citroën.

Ils vont s’établir.

Ç’aurait pu marcher cette affaire, même si la droite reconquit le pouvoir dès juin 1968. Ce grâce au fameux vote dont Lagasnerie vante la puissance subversive plus grande, se permet-il d’écrire, que celle d’une « émeute ». Ah bon ? Qui peut encore croire que la « représentation » puisse modifier l’état des choses actuel, et qu’elle représente vraiment ? On ne saurait trop conseiller à Lagasnerie de lire Bernard Manin sur la question [2]. Si tous les éditocrates, les politiciens actuels, vantent l’importance du vote, la moindre des choses pour le penseur lucide est de se douter qu’il y a anguille sous roche [3]. Comme le fait à juste titre remarquer Alain Badiou, quand on veut casser une dynamique insurrectionnelle, on réinstitue le vote – les forces conservatrices ne manqueront pas de l’utiliser à leur avantage. Il a d’ailleurs été fabriqué par et pour elles. Témoin relativement récent, le Printemps arabe [4].

Plus globalement, le problème avec les propositions de Lagasnerie est qu’elle ne répondent pas à l’urgence qui doit être le tempo du geste politique d’aujourd’hui. On n’a pas trop le temps de faire mûrir un paradigme alien à l’intérieur de l’actuel, ou de patienter – le temps que les termites ou la moisissure aient sapé les édifices. C’est depuis l’extérieur même du capitalisme, ou de l’Institution (son avatar politique), que le danger le plus grand menace, que les coups de boutoir sont assénés, même si nous savons que ledit danger résulte du « capitalocène ». Dans moins d’un siècle, la Terre sera peut-être redevenue habitable pour de petits rongeurs, des insectes, des champignons, qui proliféreront dans les rues de Lille comme dans celles de Pékin, parmi les milliards d’ossements éparpillés à ciel ouvert. On en est là. Je préfère imaginer l’état de la Terre dans un siècle que dans 30 ans, pour tout vous dire. Plus paisible, cet état.

À cet égard, pour aiguiser notre peur, il vaut mieux lire Andreas Malm que Lagasnerie. Dans Comment saboter un pipeline, par exemple, Malm déconstruit la légitimité de la « non-violence » dans les mouvements écologiques au premier chef (Extinction Rébellion, parmi d’autres) en corrigeant par le menu l’histoire officielle de cette non-violence prétendue – des suffragettes (en vérité de dangereuses incendiaires), à Martin Luther King (qui gardait chez lui un fusil à portée de main), en passant par Gandhi qu’il démonte en deux ou trois pages d’une hargne minérale, renvoyant le Mahatma à ses sordides pratiques méconnues de collabo avec les Britanniques. « Le fait que cet homme puisse apparaître comme une icône du mouvement pour le climat – voire notre « scientifique de l’esprit humain » – en dit long sur l’ampleur de la régression de la conscience politique au cours du passage du Xxème au XXIe siècle » [5] conclut-il après nous avoir lancé au visage les accablantes pièces à conviction. Autant choisir Raspoutine ou Nostradamus, finit le briseur d’idoles…

Documents à l’appui, là aussi, Malm montre que, malgré le consensus scientifique mondial autour du dérèglement climatique et des désastres à venir (dont le Corona n’est qu’un doux signe avant-coureur), le capitalisme augmente massivement ses investissements dans les énergies nocives, et particulièrement les énergies fossiles. Les mines redoublent à lors actuel d’activité... La question est simple, mais il faut la répéter : comment guérir le capitalisme de sa folie, de son aveuglement au réel ?

On ne le guérira pas, telle est l’évidente réponse. Il ne nous reste qu’à bazarder l’anesthésiant catéchisme de la non-violence et à passer enfin à l’acte. Détruire ou malmener des équipements (centrales, pipelines, ...), crever les pneus des SUV (en 2018, une nation constituée des propriétaires de SUV en activité aurait été la 7e plus grosse émettrice de CO2 au monde, Malm, p. 120), voire, comme le préconisait Le Comité invisible, saboter les serveurs qui rendent matériellement possible l’internet (ou la Bourse). Casser du hardware.

On feuillette avec Malm un catalogue d’ « actions directes » que ne réprouverait pas Lagasnerie, mais qui ne sont pas portées par des individus isolés. Je développerai cette dernière remarque dans mon point III.

Comme chez Lagasnerie toujours, avec le sabotage, le fantasme joue à plein – mais autrement « effectif » politiquement, si ce n’est réellement, que l’infiltration de l’Institution par des agents-philosophes –, celui-là même que réalise Snake Plissken à la fin du Los Angeles 2013 de Carpenter : d’éteindre l’électricité mondiale d’une simple pression du doigt sur un bouton (même pas un clic, trop sophistiqué, pas assez artisanal ou vintage) [6].

Une tentation, pour échapper à la contagion de la folie, ou du nihilisme, consisterait dans le recours à la destitution. C’est la position de Paolo Virno, d’Agamben, du Comité invisible... Une forme de fuite apparente, de désengagement de la course en avant, de la perpétuelle accélération (supportée, encouragée, par la technologie) qui fait la dynamique démente du capitalisme, ce pour les retrouvailles alenties avec un geste qui ne soit pas inféodé à un telos quelconque mais communie avec son propre faire, sa « médialité » (Agamben), ou encore sa virtuosité (P. Virno).

Où l’on n’engage pas le combat avec l’ennemi, où on l’abandonne au tatami désert...

Un autre opuscule, plus viscéral que celui de Lagasnerie, écrit par le passé dans la souffrance éprouvée face à la disparition d’un monde, met en œuvre, par anticipation, cette destitution.

Je parle de la belle Lettre aux paysans de Giono, sous-intitulée : sur la pauvreté et la paix. Il y a, dans ces pages écrites en 1938, à la veille de la guerre à laquelle toute l’Europe se prépare, une proposition urgente, là aussi.

Je lirai cette lettre dans le dernier point de ma contre-note pour en montrer l’actualité toujours vive.

III

On l’a compris depuis un bon moment : l’opuscule de Lagasnerie, Sortir de notre impuissance politique, reconduit la dialectique de l’impuissance dont il a l’ambition de nous faire sortir. Cette dialectique, c’est celle du balancement entre le groupe d’une part, l’individu de l’autre. Elle demanderait un troisième terme qui la résolve, cette dialectique, c’est-à-dire contienne et dépasse les deux termes conflictuels, dans un mouvement que Hegel nomma Aufhebung en son temps, mais malheureusement nous ne sommes apparemment pas capables, en cette période trouble, au sein de ce marais bouillonnant, de faire émerger ce troisième terme pacificateur ; sommital, lumineux.

Chez Lagasnerie, on l’a vu, c’est l’individu qui permettra à l’action politique de retrouver de la puissance. Cet individu existe bel et bien, même s’il n’est pas légion, il a pour nom : Carola Rackete, Cédric Herrou, ... ou encore Snowden, Assange, Manning. Dans la quatrième de couverture du livre qu’il consacre à ces trois derniers héros, L’art de la révolte  : Snowden, Assange, Manning, le penseur écrit : « La théorie contemporaine concentre son attention sur les rassemblements populaires comme Occupy, les Indignés ou les printemps arabes. Et si c’étaient les démarches solitaires de Snowden, d’Assange, de Manning qui constituaient les foyers où s’élabore une conception inédite de l’émancipation ? ».

Il est ici question d’un point de bascule  : à partir de combien d’individus émancipés, ou simplement capables de doute, de réflexion, la société, ou la communauté, est-elle susceptible de basculer dans un régime politique réputé « utopique » la veille encore ? Un régime que le conditionnement (d’aucuns diraient : le formatage, en utilisant un terme qui manifeste qu’ils le sont... formatés) actuel des esprits rend proprement inimaginable.

Comment donner lieu à un autre monde ? Comment aménager l’espace de sa possibilité  ?

Nous pourrions soutenir la belle idée que des éducateurs (au sens large) peuvent insensiblement, pas à pas, libérer des individus par classes entières, jusqu’à ce que lesdites classes aient fait communauté, société, laquelle se libérera à son tour comme entité collective consciente de soi. Quant à moi, je soutiens l’idée qu’il est certes important de disposer de pareils éducateurs, d’éveilleurs de conscience, à quelque échelon de la société qu’ils se tiennent, mais qu’ajouter un grain de sable, voire 100 grains, à un autre, à 100 autres, ne formera un tas de sable que... dans bien longtemps. Pire, le vent, la marée, contraires, ont le temps pour eux, et disperseront, noieront, le travail des éducateurs et des individus éclairés en général. Par conséquent, il faut cristalliser une « masse », une communauté, d’un coup d’un seul, si j’ose dire – même si ce coup ne s’agrège, et n’agrège corrélativement, qu’en 10 ou 20 ans. L’éducateur ne peut se contenter de sa classe, de ses 30 têtes « blondes ». Ni même de l’addition de ses classes au long d’une belle « carrière ».

Il doit œuvrer sur la centaine de milliers, au bas mot.

Je ne ferai pas grief à Lagasnerie de poser l’individu comme condition de l’action effective, de la puissance. Il ravive en l’occurrence une très belle tradition anarchiste. Celle d’Emma Goldman, par exemple, qui, dans L’Anarchisme, se réclame à plusieurs reprises de Thoreau, rappelle que le suffrage universel, en Amérique, doit tout à l’ « action directe » [7], et définit ledit anarchisme comme « la philosophie de la souveraineté de l’individu » [8]. Tout est dit. Giono n’écrit pas autre chose dans sa magnifique Lettre aux paysans où il appelle ses destinataires à une « révolution individuelle » [9]. Il leur enseigne la méfiance à l’égard du « social », la nocivité de l’État, la consubstantialité de la guerre et du capitalisme, et la beauté d’une pauvreté qui ne se confond pas avec la misère grise et industrieuse de la vie urbaine : la pauvreté du paysan qui produit, dans son lopin de terre, avec ses bêtes, le nécessaire à une vie harmonieuse avec ses enfants, par les vertus d’un travail identifié au « loisir » – une activité maîtrisée de bout en bout, où le savoir-faire progresse avec les ans et procure la joie du travail virtuose, de l’accomplissement du chef-d’œuvre  ; d’un travail qui ressemble fort à celui que F. Lordon décrit dans sa prospection d’un communisme luxueux (titre d’un des chapitres de Figures du communisme).

À la fin du livre, l’écrivain de Regain enjoint les paysannes (leurs maris ayant été traînés à la guerre) à une « croisade de la pauvreté » : à « détruire le stock de blé qui sera en leur possession et à ne plus cultiver la terre que pour leur propre nourriture ». À saper l’économie capitaliste à sa base par conséquent, et la guerre dont elle se repaît.

La pensée de Giono (comme celle de Thoreau avant lui, de tant d’autres) est ainsi résumée : « N’agglomérez pas vos individus. Restez libres. Repoussez tout ce qui coagule. Unissez-vous pour un seul but : la PAIX » [10].

Giono a enduré deux guerres mondiales, dont Verdun, Le Chemin des Dames, a failli plusieurs fois être fusillé pour refus d’obéissance [11], ... Les pages qu’il écrit sur la vie du troufion durant la guerre font mal au ventre.

Je crois pour ma part que l’individu, sa souveraineté, sa libération, ne peuvent constituer l’origine d’un nouveau paradigme de l’action. Ils en sont le télos, le but, ou la conséquence. Qu’il y ait eu, dans l’Histoire, et comme d’ « heureuses » scansions, des Jeanne d’Arc, des Malcolm X, des Falcone, des Assange, des Rackete, … ou même des Saint Paul (démiurge de la figure de Jésus et donc du christianisme), qui le nierait ? Mais ils n’ont dû leur puissance qu’à une conjonction de faits, d’éléments, inédite, qui leur a permis d’endosser, avec un courage et un talent exceptionnels, le nom d’un groupe, d’une communauté, dynamiques. Aujourd’hui, pour un Assange, pour un « lanceur d’alerte », entendus, combien d’individus ignorés, fichés, bâillonnés, emprisonnés, mystérieusement suicidés, disparus, etc. ?

Où est passé l’homme extraordinaire de la Place Tian An’men, qui, dressé seul, au milieu de la voie, avec sa bannière et son corps pour seules armes, a repoussé victorieusement les chars ? Les chars ne l’auraient-ils pas négligemment piétiné si le régime chinois ne se savait filmé à cet instant précis ?

Et comment susciter l’avènement, le surgissement, d’un tel individu ? Nous rêvons ici aux parages de l’ « homme providentiel » tel qu’espéré, prié, par une majorité de Français, un homme d’ « autorité » celui-là, qui ressemble comme deux gouttes d’eau au despote éclairé de l’Ancien Régime [12]. Rêve de mouton égaré, bousculé dans le troupeau.

Cet « individu » générique se distribue (se dialectise) en deux pôles – le saint voué au martyre (Pierre, Jeanne d’Arc, Martin Luther King, Falcone, Snowden, …) et le guerrier (Alexandre, César, Napoléon, de Gaulle, …). L’individualité de l’individu providentiel varie évidemment au long de ce spectre, de cette intensité singulière. Malcolm X tient un peu des deux pôles (non qu’il soit bipolaire), il parcourt le spectre en électron libre.

Au vrai, il faudra la répéter, garder en mémoire l’évidence – l’individu n’est jamais achevé, complètement individué ou individualisé, ramassé en un point de l’espace et du temps. L’œuvre du plus grand penseur de l’individu, à savoir Gilbert Simondon, nous l’enseigne par le menu [13].

Que se passe-t-il pour l’individu considéré dans un groupe ? S’ajoute-t-il par simple addition, bord à bord, à d’autres individus, pour constituer un ensemble qui n’aura d’identité que la seule sommation des individus qui le composent ? On voit bien que les émeutes, les liesses sportives, les massacres perpétrés en groupes armés, les communautés tribales, nationales, religieuses, initiatiques, ludiques, familiales, amicales, amoureuses, ... ne correspondent jamais à la seule agrégation d’individus extérieurs les uns aux autres. Chacun de ces groupes est à soi un individu particulier, surprenant pour ceux qui le composent au premier chef, dans lequel les individus constitutifs s’agencent les uns aux autres selon leur potentiel d’individuation en un devenir global non prévisible à partir de l’individu tel que constitué à un instant T, dans un milieu donné. Qui fait du groupe considéré un individu qui devient lui aussi, selon son potentiel préindividuel. Jamais stable donc, mais métastable.

L’individu ne s’oppose pas au groupe, au « social » comme l’écrirait Giono. L’individu en tant que métastable, non identique à soi, non « substantiel » diraient les philosophes, n’entre pas dans un groupe, une société, comme on ajoute un pion aux autres pions sur le damier : il s’y agence, il en est le « produit » autant (plus) que le « producteur », par tout ce préindividuel, cette saturation de potentialités, dans lequel il baigne, s’évase, et duquel il n’est qu’une pointe passagère, capillarisée (ou rhizomatisée) avec/par les autres milieux saturés (les autres hommes, sa femme, ses enfants, son métier, la ville, sa voiture, l’écran d’ordinateur ou de smartphone, les réseaux sociaux, la nature lors de sa promenade dominicale, son sandwich, l’heure et la météo, ...).

L’histoire des idées nous le dit plus simplement – l’individu est une création de la Renaissance. De l’époque pendant laquelle la « communauté », où le tout du groupe (village, famille, cosmos, …) prime la partie individuelle, a commencé à céder la place à la « société », où la partie (l’individu jaloux de son intérêt) prime le tout – si l’on en croit Tönnies dans Communauté et Société.

Le grand, le poignant problème de notre « époque », que le confinement a mis au jour avec sa particulière, morbide, acuité, c’est que l’individu nourrit, depuis des décennies [14], la nostalgie de la communauté dont il constitue pourtant la négation et réciproquement. D’où le succès persistant de films comme Amélie Poulain, Les Choristes, Dialogue avec mon jardinier, Les Petits mouchoirs, … il y en a tant. Célébrant les plaisirs de la vie minuscule, la gloire de la vie modeste, les liens indéfectibles de l’amitié, de la famille, etc. Il ne faut pas commettre de contresens sur l’objet de célébration de ces films par lesquels la foule refait corps dans un frisson mélancolique : on n’y célèbre pas l’individu, mais son absorption dans le quartier pittoresque, la vie à l’internat, la bande d’amis, … loin du monde (capitaliste) tel qu’il fonce devant ces petits Touts, les pulvérisant, les éparpillant, au fil de son accélération forcenée.

L’individu rumine la nostalgie de la communauté, du commun comme on dit aujourd’hui, tout en revendiquant de faire société. Comment combiner l’extrême singularité (je veux pouvoir être moi, et les gender studies, les cultural studies, ... ne théorisent rien d’autre que cette revendication légitime) et l’aspiration à se fondre, à s’oublier, dans le grand Autre (vive la Patrie, etc. refuge des conservateurs de tous poils, même dépourvus de ressentiment) ?

Personne ne peut prétendre apporter la réponse à cette question posée dans ces termes contradictoires. Simondon nous aide à casser l’aporie, à trancher le nœud gordien – l’individu n’existe jamais comme pleinement différencié d’un processus de transindividuation, d’agencement avec les autres. Dit plus sommairement : l’individu est de toute façon une production du groupe. Même quand il se pose comme sa négation.

Qu’il fasse communauté ou société.

L’ermite vit en groupe. Seul dans sa caverne, il est peuplé.

Dans les termes de la vie contemporaine :

« Assis à son bureau, un homme décide d’acheter des actions. Alors qu’il s’imagine sûrement que seul son jugement personnel intervient dans cette décision, en réalité ce jugement est un mélange d’impressions gravées en lui par des influences extérieures qui contrôlent ses pensées à son insu. Il envisage de devenir actionnaire de cette compagnie de chemin de fer parce qu’elle a fait les gros titres de la presse de la veille, et qu’en conséquence son nom s’impose puissamment à lui ; d’ailleurs, il garde un bon souvenir d’un fameux dîner à bord d’un de ses express ; elle a une politique de l’emploi libérale et une réputation d’honnêteté ; il a appris que la J. P. Morgan en avait des parts » [15].

Edward Bernays, neveu de Freud, brillant théoricien de la « propagande » au sens large et non péjoratif qu’il rend au terme, donne des dizaines d’exemples pédagogiques de cette sorte, pour montrer, un demi-siècle avant Foucault (dont Lagasnerie est un spécialiste), que le pouvoir n’a plus l’allure verticale qu’il avait au temps des monarques, mais une silhouette réticulaire. Tout pouvoir politique, financier, éducatif, etc. est de la sorte dépendant de l’Opinion, impuissant qu’il est contre elle si elle ne lui donne son assentiment. Tout ce que peut ledit pouvoir, sa seule puissance, c’est d’agir par la captation, la manipulation, des désirs de cette Opinion, ou encore de la Masse (pour laquelle Bernays n’a aucun mépris explicite). Action que prendra en charge un « gouvernement invisible » contrôlé par un « responsable des relations publiques », quelle que soit la charge officielle du susnommé responsable. Ce peut bien être celle d’un modeste directeur d’école soucieux de faire la publicité de son établissement.

Une des compétences essentielles de ce « propagandiste », comme l’appelle tendrement Bernays, doit être la psychologie des foules inaugurée par Le Bon, et développée par l’oncle de Bernays. Sans oublier une excellente connaissance du tissu social.

Stiegler a fait de Bernays l’inventeur du marketing. C’est peut-être exagéré. Mais Bernays, c’est connu, a fait la démonstration de ses talents auprès de la CIA pour démanteler, en son temps, le gouvernement du Guatemala.

Ça aussi, c’est de l’Action, comme dirait Lagasnerie, pas de la Réaction.

Qui me paraît la plus efficace, et durable, car en bonne partie invisible. Souterraine, mais non entendue comme l’infiltration via la chaire universitaire ou administrative, à la mode lagasnerienne.

L’individu peut certes se rebeller contre le groupe dont il provient, il peut tenter d’exister contre lui, à son encontre, mais il n’en incarne qu’un moment, une émulsion passagère, une goutte d’écume, un embrun. Contrairement à ce que pensaient Nietzsche et Carlyle, et la plupart des « souverainistes », voire la majorité des Français, ce ne sont pas les « grands hommes » qui font l’Histoire [16]. Ils la manifestent à un moment donné, ils se dressent à la crête de la vague, ils lui ajoutent peut-être un petit coefficient de propulsion, mais ils ne l’ont pas suscitée. Elle vient, la vague, des profondeurs où elle s’est nouée, fomentée, sédimentée, dans une durée proprement géologique.

C’est donc avec les grands fonds qu’il faut jouer même s’ils sont peu ductiles. Le sommet (institutionnel) importe peu, contrairement à ce qu’écrit Lagasnerie dans un moment d’une étonnante naïveté – pour un « foucaldien » de son espèce.

Que faire ?

Je ne sais au juste.

Le plus réaliste est (malheureusement) d’employer les armes de l’ennemi. De les retourner contre lui. Il est de toute façon plus puissant que nous, disait Lénine avec raison. D’opposer un gouvernement invisible (ou un comité) à l’autre. D’agir (non pas de réagir) contre l’action menée par les cabinets de nudge utilisés par les politiques au pouvoir (de B. Obama à E. Macron), membres d’un gouvernement invisible bien plus dangereux que l’État profond « théorisé » par l’inoffensif et bavard Front populaire d’Onfray. Plus dangereux car on y a retenu la leçon de Bernays – utiliser les ressources de la psychologie pour influencer subtilement les foules, ou les masses, leur comportement, par le biais des neurosciences, du (neuro)management, du (neuro)marketing, et autres modeleurs de la mentalité sociale [17].

Le nudging a ses limites, comme ce fut patent (et rassurant) avec la séquence des Gilets Jaunes. Mais il faut reconnaître par ailleurs l’état de délabrement du « public » actuel. Günther Anders a bien raison de n’y voir qu’une population d’ « ermites de masse », ce dès les années 1950. Qu’est-ce qu’un ermite de masse, si ce n’est un zombie ? Un animal grégaire au sens réduit du terme : il se laisse emporter, ballotter, par le troupeau, sans avoir conscience de faire partie dudit troupeau, sans même avoir conscience que ledit troupeau existe.

Nous en sommes tous, de ce troupeau, même les plus farouches d’entre nous, même les plus individualisés. Nous nous affirmons d’autant plus singuliers que nous affirmons le troupeau dont nous prétendons nous soustraire.

Brebis galeuse, brebis encore. Même noir, mouton.

Tout le monde sait « qui » est le fauteur du « mal » en l’espèce. L’image. Neil Postman l’a montré s’il le fallait dans un livre d’une impressionnante clarté pédagogique, chiffres à l’appui (l’énorme quantité de lecteurs dans les classes populaires avant l’invention du télégraphe, le taux ahurissant de fréquentation des bibliothèques américaines à la même époque, ...), Se Distraire à en mourir (affublé d’une médiocre préface de Michel Rocard dans l’édition française de 2010). Le passage de l’ « esprit typographique », c’est-à-dire grammatisé, éduqué, structuré, par le livre, à la fascination par l’instantanéité de l’image illustrant le journal écrit ou télévisé, lui-même diffusé par des moyens de communication ubiquitaires, aptes à délivrer l’ « information » synchronisée avec la production de l’ « événement » en live (Breaking News), ce passage, ce changement de paradigme, a tué la capacité d’attention, de réflexion, du citoyen moderne. Et sa capacité de discrimination de ce qui mérite attention, réflexion, ou pas. Ainsi que la lenteur, la maturation, constituant le milieu ambiant d’une pensée digne de ce nom.

C’est une évidence, nous la connaissons tous. Nous ne la mesurons pas assez.

« Qu’est-ce qui maintient le système en place aujourd’hui ? » questionne Peter Watkins. Pas la Terreur, répond-il immédiatement. Les mass-media. Qui répètent jour et nuit leurs incantations à la consommation, dans un processus abusivement nommé communication alors qu’il ne met rien en commun, mais renvoie à une opération exactement inverse : un producteur versant son contenu dans la gueule ouverte d’un récepteur passif, soumis, en continu (sans produire de foie gras). Installant une hiérarchie mais aussi et surtout l’invisibilité de cette hiérarchie. Peter Watkins rappelle bien entendu la complicité des propriétaires de ces médias (des « requins ») avec un régime de production de programmes qu’il qualifie d’autoritaire, et suivant une forme concertée : la hachure de l’interminable « film » par des cuts de 3 à 5 secondes, avec un matraquage sonore et une caméra en perpétuel mouvement. Forme que Watkins conceptualise sous les espèces de la Monoforme, laquelle structure à son tour la totalité des films, des émissions, visibles à la télévision, au cinéma, sur internet, dans un montage de plus en plus rapide avec le temps, ce pour empêcher la possibilité d’une « participation démocratique » à ce qui est montré [18]. Une telle frénésie de l’image, du son, du montage, est employée, selon le cinéaste, à rebours de ce dont le cinéma, la télévision, ces extraordinaires outils de communication, d’authentique communication, sont capables.

Tous les soirs, et plus de 5 heures par jour en moyenne, soit plus d’un tiers de leur temps de veille, les citoyens du monde entier s’assoient religieusement devant leur écran (petit ou grand) et se livrent, médusés, bave aux lèvres, à la tentaculaire Monoforme qui extirpe du plus profond de leur esprit les racines d’un questionnement réflexif, d’une pensée.

Peter Watkins a choisi de se rebeller contre la Monoforme en sortant des réseaux habituels de diffusion du film mais surtout en inventant une forme qui n’appartient qu’à lui, qu’illustre exemplairement son film sur la Commune. Je ne veux pas même tenter de décrire cette forme si particulière, je vous y renvoie in situ [19].

*

Il est plus que temps de ramasser ma « réponse » à Sortir de notre impuissance politique, lequel livre aura au moins eu le mérite de me faire sortir de mes gonds spéculatifs, et je sais ne pas être le seul dans ce cas. Je réponds aux points saillants du livre exposés au point I.

  • Oui, il faut recouvrer une « effectivité politique ». Le monde tangue, l’assiette branle, jusqu’à ce que le collapse « climatique » se produise, dans quelques décennies à peine. L’urgence est dite et connue, mais, comme le répète F. Lordon, nous n’en tirons pas les conséquences.
  • Non, il ne faut pas réputer comme désuètes les manifestations publiques du mécontentement. Il faut visibiliser l’état conflictuel du monde, enseigner par la pratique son inévidence, son innaturralité. La manifestation permet en outre de se compter, de prendre conscience de ce que l’individu « éclairé », délogé du fauteuil illuminé par l’écran, se compte encore par milliers, qu’il n’est pas seul. L ’ « expression » est alors Action. Roboration. Outre que le pouvoir réfléchira à deux fois, avant de provoquer à l’émeute. Ne laissons pas les avenues ouvertes à son expression à lui ! Il a toujours craint la rue.
  • L’action directe est sublime. Elle désigne donc le point miraculeux de l’Action, quand cette dernière peut se ramasser à sa pointe, au sommet, en un individu, ou un petit groupe, quasi génériques. Elle ne peut, vu son caractère exceptionnel, se poser en critère de l’effectivité politique. L’individu est un moment de déphasage du groupe (communauté ou société). C’est lui, le groupe, qui, toujours, agit. Lui qu’il faut contribuer à susciter, à réveiller (comme Socrate, autre sublime avatar du Saint, avec Athènes). Malgré l’éventuelle répugnance de la part de l’individu à s’engluer comme dit Giono.
  • Nul besoin d’ « entrisme » dans les hautes sphères du pouvoir. Ce dernier n’est pas naïf et l’on voit, on en a tous un exemple, ce qu’il est capable de faire d’un individu volontaire, animé des meilleures intentions. Tous les enseignants ont en tête l’exemple d’un des leurs promus à la « direction » ou à l’ « inspection », et ont pu mesurer dans les faits la transformation qui s’est la plupart du temps opérée de leur valeureux collègue. On imagine sans peine le coefficient de transformation par l’Institution à l’échelon de postes à plus grande « responsabilité ». On fait troupeau en haut, comme en bas, dans la société. D’où la médiocrité du personnel politique et de ceux qui désirent le pouvoir, en général (comme l’avait déjà remarqué Platon il y a 2500 ans ; il y a là de l’invariant).
  • L’usage de la violence doit être soigneusement réfléchi. À l’endroit de la personne, il est la plupart du temps « contre-productif ». Témoin l’affaire du cambriolage du regrettable Bernard Tapie. Même les plus démunis se sont émus de l’état du vieux requin malade, tabassé par les cambrioleurs (issus de l’immigration, une chance pour les médias actuels). Et son invitation au journal télévisé de 20h, sur TF1, leur a semblé chose naturelle. La violence doit être pensée dans le cadre du spectacle, de sa photogénie, elle est alors affaire d’experts dans la manipulation de l’image. Le violentement de l’être humain, sauf dans les séries de Netflix, ou pour le recrutement de déclassés pour le Jihad, n’est pas photogénique. Il n’en est pas de même avec le matériel, c’est évident. Saboter plutôt qu’agresser.
  • La Monoforme règne indiscutablement. C’est l’arme la plus puissante du pouvoir en place, et ce dernier en use avec la conscience aiguë de son efficacité. Mais cette arme est d’une puissance telle que personne ne la maîtrise complètement, et de fait elle échappe souvent aux mains qui croient en jouer. Pour quoi on ne peut résister à une pareille arme industrielle, ultrasophistiquée, algorithmisée, avec les armes artisanales d’un Peter Watkins. Lui éduque les éveillés – ou en passe de l’être. Les destitués. Il faut aussi des éducateurs qui mettent les mains dans le cambouis, ou le circuit imprimé. Pour quoi il faut plonger dans la société jusqu’en ses grands fonds communautaires, dans les réseaux arachnéens, les algues grésillantes, de la Monoforme qui massifie, au fond de la Matrice où ça bouillonne ; d’où la Vague peut toujours se lever jusqu’à percer les cuves. Il faut par conséquent user de la capillarité des « réseaux sociaux » numériques, au sens le plus étendu du terme, jouer des effets domino, des effets papillons, avec le risque qu’ils se jouent de nous, car appuyés avant tout sur l’affect comme le savait E. Bernays.
  • Le discours rationnel n’a d’incidence qu’emportant l’affect. Une idée seule ne fait rien bouger – qu’une autre idée, au mieux. L’idée doit alors être conçue dans sa dualité, et comme telle (conceptuelle et affective). D’où l’importance, comme l’écrit Chantal Mouffe, du tribun. Non seulement du côté des hommes politiques, mais aussi et surtout des philosophes, des penseurs plus largement, s’exprimant dans les médias (dominants ou « alternatifs »), à la surface – où quelques rides commencent à s’enrouler.
  • En plus de l’agitation (l’agitement ?) du bouillon des réseaux sociaux, au fond, il est nécessaire, à la surface, de prévoir des « tribunes », non seulement pour les politiques, ou les philosophes, mais aussi les « gens ordinaires ». Rendre visible là aussi. Tout un travail d’océanographe.
  • Il est important de rendre visible, enfin, le conflit de générations actuel. Les jeunes ont tout à perdre et le savent. Les vieillards aux manettes (certains à peine quarantenaires) sont en état de mort cérébrale et n’ont plus les moyens de penser que la mort effective les attend, comme nous tous, s’ils persistent dans la vénération de la « croissance ». Il est important de travailler avec, sur, les jeunes. Sur ce point, Lagasnerie a raison – il n’y a aucun intérêt à discuter avec les « puissants » [20].
     

Je ne défriche là que quelques vagues pistes pour la constitution d’ « un » contre-gouvernement invisible, lequel pourrait, devrait, prendre le tour d’une fédération de type anarchiste, où l’individu vague à son gré d’un groupe ou d’une « association » à l’autre, dans le seul souci d’ouvrir, de libérer, le Réel.

L’affect, dans sa brutalité, sa naïveté, intrinsèques, travaille seul dans le temps court. La raison a besoin d’un temps que nous n’avons plus. L’affect seul, canalisé par une raison qui mesure donc ses propres limites, sera capable de réagir à l’urgence de la « crise ».

Cet affect, ces affects, je ne sais quels ils peuvent (ou doivent) être en l’occurrence. Je les espère non-tristes [21]. Plutôt affirmatifs que strictement réactifs – même s’ils sont bien obligés d’exploser en réaction à l’étouffement général, comme le souffle explose quand l’apnéique regagne enfin la surface.

Il est bien difficile aujourd’hui de formuler un beau Oui, les amis. Et de le transmettre, de le léguer, à ceux qui (nous) importent.

Sébastien Hoët

[1Günther Anders, La violence : oui ou non, éd. Fario, p. 88.

[2Cf. Ses Principes du gouvernement représentatif chez Champs-Flammarion.

[3Cf. Louise Michel (in Prise de possession, en 1890) : « Les bulletins de vote, destinés à être emportés par le vent avec les promesses des candidats, ne valent pas mieux que des sagaies contre des canons. Pensez-vous, citoyens, que les gouvernants vous les laisseraient si vous pouviez vous en servir pour faire une révolution ? ».

[4A. Badiou, Sarkozy, Pire que prévu (Circonstances, 7), Lignes.

[5Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La Fabrique, p. 57-58.

[6Que l’artisan Snake (il a une dégaine de rocker-mécano) mette KO le startuper (c’est-à-dire le déconnecte, et même mieux : le débranche) a quelque chose de réjouissant. « Welcome to the human race » murmure alors l’enténébré justicier...

[7Emma Goldman, L’Anarchisme, Nada, p. 48. Nous pourrions en dire autant des congés payés.

[8Ibid. p. 49.

[9Giono, Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, Éditions Héros-Limite, p. 106.

[10Précisions, in Écrits pacifistes, Folio, p. 163.

[11Il n’a dû la vie qu’à la chance lors du tirage au sort des fusillés. L’adjudant pressant du doigt, par exemple, la poitrine des 300 soldats désignés au peloton sur les 3000 désobéissants.

[13Par exemple dans L’Individuation psychique et collective.

[14À peu près à la même époque, Martin Buber et le nazisme font l’apologie de la Gemeinschaft. Sans avoir rien de commun pourtant.

[15Edward Bernays, Propraganda, Zones, p. 62. Je ne rappelle pas le rôle éminent de la banque J. P. Morgan dans la crise financière de 2008.

[16Dans une formule restée célèbre, Althusser note que l’ « histoire est un procès sans sujet ».

[17Cf. Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie, Tracts Gallimard.

[18La série des Crank avec Jason Statham est à cet égard une expérience de cinéma à faire. La série des bien nommés Fast and Furious donne le tempo du cinéma commercial actuel et corrige le propos de Watkins, lequel date d’une vingtaine d’années : les cuts sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux, le montage est bien plus frénétique, la moindre bande-annonce cinématographique obéissant à un rythme stroboscopique, proprement hallucinatoire. Celle-ci amorce le trip que devra être le film pour être apprécié du public. Dans ces conditions, peu d’élèves de terminale, même favorisés socialement, supportent aujourd’hui la « lenteur » cinématographique, rythmique, d’un film de Hitchcock. Au début des années 2000, j’ai projeté Persona de Bergman à mes élèves de terminale STT (des élèves de condition sociale modeste pour beaucoup) sans difficulté particulière.

[20« La guerre est toujours conçue, préparée et déclenchée par des vieillards, des financiers et des politiciens, c’est-à-dire précisément des hommes qui regrettent leur virilité perdue. Le vrai motif c’est jouir (…) jouir du jeu de finance, puissance du standing, écraser, vaincre (…) En quoi cela regarde-t-il la jeunesse ? Quel est l’enjeu qu’elle espère tirer du jeu ? Aucun. Elle n’est pas financière pour un sou et, si elle a été politique, elle a reniflé désormais dans ces chemins trop d’odeurs d’abattoir pour ne pas lui préférer des routes qui aboutissent ailleurs » (J. Giono, Recherche de la pureté in Écrits pacifistes, Folio, p. 194-195). Les jeunes les sentent, ces odeurs d’abattoir. Nous y allons en troupeau, et au galop. Les vieux ont perdu l’odorat, semble-t-il.

[21Il est révélateur de la tonalité de la pensée de Lagasnerie, me semble-t-il, que l’affect central convoqué par lui pour penser l’art, et comme motif de la création artistique, soit, dans L’Art impossible, celui de la honte. Opuscule là aussi, et qui m’a tourné les sangs.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :