Comme c’est un peu étrange, les Puissants leur avaient dit que les manifestants voulaient le détruire et qu’ils puaient la pisse – limite olfactive. Il faudrait marquer leur chair pour laver l’affront du désaccord et réaffirmer le territoire. C’étaient des déjections du corps, un dépassement malsain, et elles ne devaient surtout pas entrer à nouveau dans notre société, sans quoi tout pourrirait. Il fallait faire place nette pour empêcher que le désordre aille à l’infini.
Et donc, comme j’étais censé puer la pisse, j’avais peur d’être nettoyé. J’avais peur pour mes yeux, mes jambes, mes bras, mes oreilles. Mon corps savait que les Esprits souverains pensaient qu’une chose qui n’est pas à sa place la retrouve une fois meurtrie – elle peut être remise dans le tas d’immondices. Ma peur savait.
Par chance, je suis revenu en un seul morceau. Mais je n’ai pas senti la fierté du devoir accompli. J’étais seulement soulagé de ramener mon corps et mon ami avec son corps. Et j’avais de la peine pour les blessé.e.s. Je me disais qu’il leur aurait fallu se soustraire au sacrifice (celui que l’on autorise aux limites de notre société de confort et de croissance).
Le plus blessant fut ensuite d’entendre les voix officielles dire que c’étaient des crassous dangereux, et de constater qu’alentour on croyait un peu à ce qui était dit. Avant, presque tout le monde était d’accord pour dire que les immenses bassines ne vont pas dans le bon sens, mais après l’événement des marges il y avait comme une réticence à le redire. On avait peut-être peur de passer une frontière mentale et d’y retrouver la police de la pensée. On avait peur du changement (où mènerait-il ?), on préférait le rangement. Et après tout, la manifestation avait été interdite.
J’ai eu envie de m’approcher pour témoigner, contester, signifier que l’interdiction du conflit était une imposture. J’aurais aimé toucher les gens, voire recueillir un peu de réconfort. Mais au lieu de cela on s’est écarté. On a surement eu peur d’être souillé par les déjections du corps qui ne doivent pas y revenir. On a probablement senti la trouille qui m’avait parcourue, on s’est dit que j’avais dû me faire dessus. Je puais la pisse.
La honte m’est alors venue. J’ai eu honte de cet entourage qui se fait relais de la pente qui se dessine. Et j’ai eu honte de mon impuissance. Honte d’un corps d’adulte qui n’est finalement pas assez fort pour renverser l’ordre des choses et les idées des autres, et probablement honte de mon corps d’enfant perdu dans la solitude d’avoir un corps, honte d’un corps qui se dérobe à l’adolescent qui doit pourtant l’assumer, honte à venir d’un corps plus vieux qui défaille… J’ai fuis de partout parce que j’étais exposé et que j’avais été marqué par les Forces.
C’est vrai qu’il y a une semaine, suite aux révélations de Médiapart et Libération, j’ai entendu qu’on s’offusquait de la violence et de la vulgarité des gendarmes. Ceux qui vivent de dénoncer la moindre déviance à la règle ont même été priés de s’indigner, comme s’ils ne disaient eux-mêmes jamais de gros mots pour glousser un peu entre copains, bien à l’abri d’un groupe. En tout cas ils avaient l’air surpris de l’évidence de la violence, pour les Forces de l’ordre, de cette violence qui à l’ordinaire est attribuée aux manifestants.
Pour moi, il n’y a eu aucune surprise. Car je l’entendais dans ma tête, en marchant vers la bassine la peur au ventre, je l’entendais cette voix qui disait toi on va te viser, on va te faire mal. Toi tu ne nous empêcheras pas de suivre notre pente. Et après on te surveillera, ta blessure ne sera pas une marque d’innocence et un appel au soin mais la preuve de ta culpabilité. Car les relais du Pouvoir ont en propre d’être invulnérables.
Or même si dans la vidéo les gendarmes paraissent moins impérieux, il m’a semblé qu’ils expriment l’événement des marges de la même façon. Ils s’adossent à la Force et ça leur suffit pour se faire croire qu’ils sont dans le vrai, le sain. Ils ont plaisir à faire mal parce qu’ils visent l’extérieur au nom de la santé sociale – en famille. Le ministre de l’Intérieur les y encourage, bien sûr, et ils savent que ce dernier désignera bientôt l’ennemi du même nom pour autoriser la guerre civile qui les fait tant rêver (comme il avait dit « il va y avoir des images très violentes, les manifestants voudront tuer des gendarmes et les institutions »).
J’ai donc l’impression que les gens qui prétendent les coincer à grand coup de vérité se trompent. La bassine et le maintien de l’ordre sont illégaux, oui, et alors ? Un ministre ment alors qu’il doit dire la vérité, oui, et alors ? Une bonne engueulade à la caserne, une fausse fessée à la télé (il ne faudrait pas perdre l’engagement des troupes) et hop, retour à la case départ. L’indignation va vite tomber. On pourra multiplier les images, elles ne seront jamais assez nombreuses pour atteindre l’Image de ce qui doit être, la santé sociale, et qui par là-même existe assurément dans l’esprit des gens de loin. Ils se satisferont du silence pour restaurer leur confiance dans les Forces.
Ce qu’il faudrait dire à mon avis, pour que le scandale ne s’épuise pas en une semaine, c’est plutôt que cette vidéo a choqué les citoyens parce qu’elle a montré le corps de notre société. Celle-ci voudrait s’apparaître aussi saine qu’une idée bien écrite, mais d’un coup elle a eu un corps. Et c’est dégoutant parce qu’elle est apparue comme pouvant faire des déjections. Pas facile à assumer, même pour les gendarmes (contraints de se monter le bourrichon pour y parvenir, sachant que cela vire parfois au pire pour eux).
Tout le monde sait que ces gestes et ces mots viennent en conséquence des ordres de la hiérarchie, qui donne des armes et ordonne de blesser, mais cela ne devient choquant que parce qu’on les voit et les entend. Les caméras-piétons montrent des agents en chair et en os s’exprimer avec leur stress, leurs émotions, leurs bras armés, leur technique de maintien de l’ordre. Ils en ont plein la bouche, de tout cela, et le message va jusqu’à ceux qui se croyaient sans corps derrière leurs lointains écrans. C’est cela qui les touche.
Bien sûr les responsables (ceux qui délèguent ces actes, avec quelque regret peut-être, mais qui en répondent) vont prétendre enlever la partie pourrie, celle qui salit l’uniforme et souille la République. Ils vont dire haut et fort qu’ils ont enlevé le ver du fruit, la bavure, la partie légèrement disproportionnée dans une action majoritairement proportionnée, pour assurer que l’on se retrouve à nouveau entre gens raisonnables. Ils vont tout faire pour échapper à la loi du Talion (œil pour œil, dent pour dent, pied pour pied), non pas dans le sens où ils craindraient la vengeance citoyenne, mais par peur que notre société soit remise à sa place de corps.
Bien sûr, ils vont mentir en regardant la population droit dans les yeux. Mais ce qui est plus certain encore, c’est qu’ils vont devoir incarner une absence de corps. Or ce n’est pas si facile, d’incarner une absence de corps. Et pour que le public sente cela comme une absurdité, j’ai l’impression qu’il faudrait insister sur la chair des choses, dans l’événement des marges, plus que sur les mensonges de ceux qui la nient. Qu’il faudrait se manifester en souvenir de cet événement, surgir à nouveau comme corps, pour rappeler qu’il y a des corps dans la société – et refuser qu’on les extériorise à bon compte.
Evidemment, pour cela, il faut accepter de puer la pisse. Il faut assumer d’être exposé aux yeux des Puissants. Il faut avoir peur d’être visé par ceux qui disent que le corps ne devrait être qu’un Capital et pas une source de déjections. Par ceux qui, quand ils ont un corps, aiment à en montrer les galons pour le soustraire à la vulnérabilité. C’est une école d’humilité où celui qui s’expose a peur pour son corps – sa seule source d’existence, parfois de joie.
C’est difficile, mais il faudrait plus que jamais le faire. Car l’urgence de notre temps est de manifester le corps : le corps de la terre et de ses habitants, le corps de l’eau et des cultures, le corps du monde et de l’avenir. On ne le voit plus parce qu’on n’a plus de corps (pendant les années Covid, on pensait même que la distance physique était une « distanciation sociale »). Tout cela c’est très loin pour on, car on est au cœur de l’Etat qui martyrise à la marge.
Alors rien de plus pertinent aujourd’hui que de faire corps avec les autres. Constituer une ligne qui s’oppose à ceux qui veulent exploiter la nature sans limites. Dire que nous sommes la nature qui se défend pour montrer qu’elle ne saurait être autre chose qu’un corps. Qu’elle est cette ligne de corps que nous manifestons, et qu’elle peut accueillir d’autres corps.
Il faudrait un mouvement social où chacun dirait je pue la pisse. Je pue la pisse mais ne croyez pas que ce soit par manque d’hygiène ou de pudeur. J’aime plutôt être propre et reposé.e, j’aime couper les phanères et faire le ménage pour changer de cycle. Seulement je pue la pisse car j’ai un corps qui se met aux limites de notre société de confort et de croissance pour lui rappeler que ses membres ont un corps. Sachez en tout cas que j’aimerais m’attacher à vous par d’autres odeurs, et qu’avec votre soutien viendraient l
es larmes qui me laveraient un peu de la honte d’avoir un corps nié.





