Je ne serai plus psychiatre

Gérard Hof
[Note de lecture et bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#407, le 13 décembre 2023

Un spectre semble agiter à nouveau le milieu de la psychiatrie et de ses institutions, un spectre qui ne cesse d’osciller entre volonté de réforme progressiste et volonté d’abolition [1]. Malgré une série de réformes, le système psychiatrique reste intrinsèquement violent dans ses formes matérielles (enfermement en institution, contention physique et chimique) et de sujétion. Cette question n’est pas neuve [2].

Aujourd’hui, des tentatives de réactivation et de sauvegarde de ses acquis les plus réformistes se font néanmoins entendre face aux politiques de rentabilité néolibérales qui s’attèlent agressivement au démantèlement et à la destruction de ce qu’il subsiste des institutions publiques [3]. Une histoire reste cependant très minoritaire : celle de la constellation révolutionnaire qui, en France, s’est opposée activement tant à la critique de l’asile que du mouvement réformateur de la sectorisation.Je ne serai plus psychiatrede Gérard Hof en est l’une des transmissions possibles.

Au début des années 1970, en plein essor de la sectorisation, Gérard Hof est un jeune psychiatre encore plein d’illusions sur la possibilité d’une relation humaine, mais aussi révolutionnaire et sociale, du soin psychiatrique. Il n’aura pas d’autre choix que de déserter l’institution tant la critique depuis l’intérieur est rendue impossible dans l’isolement qu’elle produit. Son récit très brut nous raconte la trajectoire, d’abord solitaire, de sa radicalisation contre l’institution psychiatrique de l’hôpital du Vinatier à Lyon jusqu’à sa désertion tout aussi radicale.

Republier Je ne serai plus psychiatre s’effectue contre un double oubli. L’oubli de la séquence minoritaire qui a agité politiquement la discipline psychiatrique, et l’oubli de la trajectoire politique intense de Gérard Hof qui fut compagnon de route du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) [4], du Sozialistisches Patientenkollektiv (SPK) [5]et cofondateur du Groupe Information Asiles (GIA) [6]. Les éditions Météores republient dans cet ouvrage le texte original de Gérard Hof, paru en 1976 aux éditions Stock 2 dans la collection « Témoigner », ainsi que des extraits d’archives de celles et ceux qui l’ont accompagné dans différentes luttes qui ont agité la période.

Contre une lecture prise dans ses caractéristiques de « témoignage », nous avons voulu resituer la trajectoire de Gérard Hof au sein d’un milieu riche en histoires. Gérard Hof portait ses propres zones de divergence dans une époque cruciale pour la psychiatrie et ses moments de vacillement, dont nous héritons aujourd’hui.

La séquence politique a changé, les institutions aussi, mais nous ne cessons de revenir au moment de la sectorisation afin de tenter de rejouer les aspects les plus fondamentaux (ouverture des hôpitaux, renforcement de la psychiatrie de secteur…). C’est pourquoi la grille de lecture de Gérard Hof et de ses camarades de combat n’est pas simplement transposable, mais aussi que ce qui les concernait nous concerne encore. Félix Guattari, auteur majeur de la sectorisation, tant dans son implication que dans sa critique radicale, rappelait à quel point les groupes contestataires, du FHAR au Réseau Alternative à la psychiatrie en passant par le SPK et le GIA, avaient déplacé le problème politique [7]. Ce sont des luttes concrètes qui ont émergé de conditions communes, celles d’avoir à subir la domination de la psychiatrisation sociale et de ne plus vouloir attendre « que le psychiatre (fut-il progressiste ou non) de bonne volonté aille vers les patients. » C’est désormais au médecin-psychiatre de rendre des comptes, de prendre part à un autre devenir politique.

Bonnes feuilles

Le minimum que puisse faire un psychiatre pour diriger efficacement sa violence contre le système et ne pas rester dans le domaine du spectacle est de libérer son propre délire sous-jacent qui l’a attiré vers cette profession morbide de voyeur. Il se libérera ainsi de son rôle de normativation cartésienne, tant il est vrai que la lutte des classes a maintenant investi le champ du fantasme collectif. Toute attitude antipsychiatrique en deçà de cette subjectivité radicale n’est que libéralisme opportuniste.

(…)

Le plus révoltant est sûrement cette entreprise d’euthanasie différentielle, élaguant de la personne tout ce qui est inutile à la production, commencée au berceau par la famille, relevée par le professeur, perpétuée par l’entourage et définitivement imposée par le flic ou son versant maternel, le psychiatre, au cas où tout cela n’aurait pas suffi. La répression toujours aussi irrationnelle qu’au Moyen Âge continue anachroniquement à remettre les gens dans le chemin de la préhistoire.Àl’époque de l’automation, elle remet les ouvriers à la chaîne. La psychiatrie ne sait faire radicalement qu’un seul geste, sous des dehors superficiels compréhensifs ou profonds intramusculaires : nier au patient la moindre chance, la moindre prétention à changer le milieu, limite a-dialectique imposée à toute dialectique. [8] [9]. Le patient, de guerre lasse, tombe malade. Il ne discute plus. Il est devenu « autistique ». Bientôt, il seraconfondu avec les débiles. On aura, après quelques années, oublié qu’en arrivant il parlait. Quand son pantalon sera usé, on lui en donnera un autre, trop petit ou trop large, avec une ficelle en guise de ceinture. Il ne discute plus, à moins qu’il ne fatigue définitivement son entourage par une revendication sempiternelle contre Sud-Aviation qui, il y a dix ans, en refusant de l’embaucher, avait définitivement brisé une carrière qui aurait été sans précédent.

(….)

À mes meilleurs moments de lucidité paranoïaque, j’ai l’impression d’avoir trempé dans la mise en place de la plus machiavélique des structures de mainmise sur la ville, dont rêve toute maffia. Le psychiatre d’avenir, c’est celui qui n’oublie jamais, même lorsqu’il s’entretient avec son client, ses préoccupations épicières de magouille. « Marié ? Quelle profession ? Chiffonnier. Intéressant ! Je parlerai de vous, si vous le voulez bien, à mon ami le conseiller général un tel. Connaissez-vous mon amie Mme une telle qui est antiquaire ? » Hockmann entretenait des relations amicales avec le commissaire principal de Villeurbanne, qu’il estimait fort pour ses qualités humaines. Ils échangeaient, à l’occasion, leurs impressions sur leurs clients communs.

Chaque semaine, à domicile, je donnais, à contrecœur, du Valium à la femme d’un malade régulièrement hospitalisé à la 2. Fatiguée par ses trois enfants turbulents, tous les soirs dans ses jambes au retour du travail dans un appartement exigu, elle avait tendance à devenir irascible, ce qui déprimait son mari qui revenait mélancolique, dans le service. Le cercle était vicieux, car, dès lors, il ne faisait plus les heures supplémentaires habituelles avec lesquelles ils espéraient pouvoir louer un appartement plus grand. À chaque prescription, je pensais à la dose massive de calmants s’abattant régulièrement sur le quartier. Bayer synthétise des psychotropes et des gaz pour le Vietnâm. [10] [11] [12]

À l’époque où je suis arrivé, l’enthousiasme de départ se tempérait d’un certain scepticisme. La maladie mentale se révélait plus résistante que prévue, les prétentions thérapeutiques devenaient plus modestes. On se mettait à parler humblement de « faire vivre le malade avec son symptôme ». On pouvait presque parler d’un certain désabusement.

Le rêve du secteur, c’est de pouvoir enfin surveiller les petits, ceux que les gens au pouvoir n’ont jamais bien compris, dont les réactions sont toujours susceptibles de rendre caduques les dernières statistiques de l’I.F.O.P.

Si nous allions un jour casser quelques laboratoires d’hygiène mentale, nous ne ferions que hâter l’échec mathématique de cette construction machiavélique. S... dit que le secteur, avec sa prétention de faire entrer la maladie mentale dans le circuit de la marchandise et du monde du spectacle, est la fin de la folie. Mieux vaut dire « serait ».

« Pourra-t-on éviter l’aberration, qui nous menace, de voir la cité partagée en deux, l’une active et l’autre psychiatrique ? » se disent les promoteurs angoissés. Et ils inventent le secteur. Les promoteurs connaissent mal les signes d’échappement réjouissants que j’ai pu remarquer.

L’assistante sociale qui, après avoir consulté le dossier, va, avec sa 2 CV, la bouche en cœur, discuter, conciliante, avec le patron, l’instituteur, le commissaire, se rend compte avec consternation que, à elle seule, sa présence fait sauter l’anonymat psychiatrique et marque le malade du sceau indélébile de la folie, avec ses qualités d’irresponsabilité, de danger et, surtout, de non-rentabilité.

(…)

Plus que jamais, je n’ouvrais jamais un dossier de malade dont je faisais la connaissance. Le pire c’est que les catégories psychiatriques devenaient infectantes dans la vie quotidienne. On ne côtoie pas impunément des gens parlant couramment des tendances névrotiques ou psychotiques de leurs amis, se penchant tendrement sur l’Œdipe de leur rejeton, sans se faire contaminer. À tout bout de champ, je me mettais sur la défensive, disant : « Je ne fais pas d’heures supplémentaires. » Milieu misérable et protégé où de pauvres épaves s’accrochant à leur prétendue qualification viennent proposer leur service en échange de la protection institutionnelle. Version 70 des vieux médecins-chefs persuadés cependant de leur différence essentielle parce qu’ils ont adapté leur vocabulaire à la sauce moderniste post-68 et troqué leurs cravates contre des cols ouverts après avoir vu les publicités du Nouvel Obs.

Interne = interné ?

écrira plus tard un interne pendant la vague de graffiti, projetant ainsi sur le mur sa problématique, mais se réservant, hélas ! une porte de sortie grâce à un «  ? ». Toute l’attitude des jeunes psychiatres est concentrée dans ce point d’interrogation. Ils ménagent la chèvre et le chou, ils ont le doigt entre l’arbre et l’écorce. Tout a été fait pour les tirer de ce mauvais pas. Ils ne peuvent plus tromper leur monde, ils n’ont plus d’excuse ; ils seront les premières victimes de l’affrontement final, d’une violence inouïe, qui se prépare entre prolétariat et capital ; ils seront les premiers à être écrasés, exactement comme lorsque l’administration leur a supprimé le repas, les contraignant à saucissonner de façon burlesque, ulcérés d’avoir le même régime que n’importe quel ouvrier de chantier, punis pour des fautes qu’ils n’avaient pas commises.

(…)

Le neuroleptique, c’est l’objectif matérialisé de la médecine, qui n’est pas de guérir (ce qui la condamnerait à disparaître), mais d’entretenir la maladie. C’est la contribution de la médecine à la maladie, comme fin et moyen du capitalisme.

Le neuroleptique, c’est l’aboutissement chimique de la société hiérarchisée, l’équivalent chronique du napalm et de la guerre bactériologique permis par le libéralisme. Le neuroleptique, c’est la réalisation, dans le domaine thérapeutique, de la tendance autodestructrice du capitalisme qui ne peut plus contenir les forces productives qu’il a créées.

Le neuroleptisé incarne le citoyen moyen, tel que le rêve et nous le représente la bourgeoisie, camisolé chimiquement devant sa télévision.
Le neuroleptique est la manière technique moderne des spécialistes de la mort lente d’imposer leur diagnostic idéologique. À mesure que le sur-moi, dépositaire de l’intériorisation de l’interdit, s’effondre, suivant la chute logique de toutes les valeurs morales, il est remplacé par un sur-moi synthétique, injecté par voie intramusculaire profonde. Le neuroleptique c’est la sauvegarde de la schizophrénie.

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[1Il n’y a pas un seul jour sans que des articles, reportages, prises de position ou films ne pointent vers la nécessaire refonte de la psychiatrie en France et en Belgique ou vers la nécessité de la création de plus d’alternatives, que celles-ci soient contre-institutionnelles ou para-institutionnelles (augmentation des équipes mobiles, de lieux d’accueils connexes aux hôpitaux psychiatriques, etc.). Le débat est aussi présent dans la sphère politique militante plus ou moins radicale. Nous pensons, pour n’en citer que quelques-uns, aux récents livres de : Mathieu Bellahsen, La Santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique, 2014, et Abolir la contention, Montreuil, Libertalia, 2023 ; Mathieu Bellahsen, Rachel Knaebel, La Révolte de la psychiatrie, Paris, La Découverte, 2020 ; Jonathan Metzl, Étouffer la révolte.La psychiatrie contre les Civil Rights, une histoire du contrôle social, Paris, Autrement, 2020 ; Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, Paris, La Fabrique, 2021 ; Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée, Paris, La Fabrique 2023 ; Treize, Charge, Paris, La Découverte, 2023. La contestation et l’entraide politique sont de plus en plus portées par des collectifs de psychiatrisé·es avec, en France, le Réseau des entendeurs de voix, les Groupes d’entraide mutuelle, Comme des fous et les Mad Pride venues de la sphère militante anglo-saxonne où la critique de la psychiatrie est plus présente. Le récent livre dirigé par Gwenola Ricordeau (1312 raisons d’abolir la police, Montréal, Lux, 2023) permet aussi de faire le lien entre luttes anticarcérales et antipsychiatriques. La revue d’enquête bruxelloise sur les mondes carcéraux La Brèche(hébergée par les éditions Météores) vient de publier son cinquième numéro sur le sujet : « Psychiatrie et carcéral. L’enfermement du soin  ». Et bien entendu nous pensons à l’important et indispensable travail d’archives du site Zinzin Zine.

[2Dès les années 1950, des mouvements internes à la psychiatrie oscillent entre volonté d’abolition et de réforme. Dans les années 1960, la pensée antipsychiatrique prend son essor au Royaume-Uni avec R.D. Laing, David Cooper et Aaron Esterson ou encore Mary Barnes. En Italie, Franco Basaglia et Franca Ongaro Basaglia développent l’idée de « communautés thérapeutiques » et l’abolition totale des institutions psychiatriques.

[3Voir là-dessus aussi une autre manière d’envisager le problème via le concept de « communs négatifs » développé par Alexandre Monnin, Politiser le renoncement, Paris, Divergences, 2023, et repris par Josep Rafanell i Orra dans sa postface sur les milieux du soin dans En finir avec le capitalisme thérapeutique, Bruxelles, éditions Météores, 2023.

[4Voir Mathias Quéré, « Qui sème le vent récolte la tapette », une histoire des Groupes de libération homosexuels en France de 1974 à 1979, mémoire en histoire contemporaine, Université Toulouse-Jean-Jaurès, 2016 (disponible en ligne), Lyon,Tahin Party, 2019.

[5Collectif de patients révolutionnaires à Heidelberg entre 1970 et 1972, auteurs du manifesteFaire de la maladie une arme(1972) et compagnons de route de Gérard Hof.

[6Créé dans le sillon du Groupe d’information sur les prisons (GIP) fondé entre autres par Michel Foucault, le GIA est considéré comme le premier mouvement de personnes psychiatrisées en lutte contre les institutions. Voir aussi Nicole Maillard-Déchenans, Pour en finir avec la psychiatrie. Des patients témoignent, St-Georges-d’Oléron, Éditions Libertaires, 2008.

[7Félix Guattari,La Révolution moléculaire, p. 266-269.

[81 p. 74

[9Toutes les psychiatries.

[10Viet Nâm est une orthographe récente venue de l’ONU. A l’époque du livre de Hof, cela s’écrivait sans accent : Vietnam

[11p.85

[12« Le pouvoir se dose au milligramme » : graffiti que chacun a pu lire sur les murs de la pharmacie centrale du Vinatier à côté de « poisons variés ».(Cf. Épilogue.)

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