Je est un autre

Ghassan Salhab

paru dans lundimatin#395, le 19 septembre 2023

Depuis Beyrouth et la crise ouverte et permanente que connait le Liban, Ghassan Salhab évoque dans ce texte la marée d’homophobie et de transphobie qui vient recouvrir, continuer et prolonger le désastre en cours.

Le terme même de « famille » a pour racine le latin famulus, qui signifie « esclave de maison », par l’intermédiaire de familia, qui désignait à l’origine toutes les personnes placées sous l’autorité domestique d’un seul paterfamilias ou chef de famille masculin. Domus, le mot latin pour « ménage », nous donne non seulement « domestique » et « domestiqué », mais aussi dominium, qui était le terme technique pour désigner la souveraineté de l’empereur ainsi que le pouvoir d’un citoyen sur la propriété privée. C’est ainsi que nous parvenons à des notions (littéralement « familières ») de ce que signifie être « dominant », détenir la « domination » et « dominer ».

David Graeber, David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité

Une lueur isolée ne vient pas nécessairement de Dieu.
Un signe de main. Une simple allusion. Même si elle était mensongère.
Alors je le crois : tout cela est de la fatigue.

De la fatigue seulement. L’homme se fatigue, l’homme s’est fatigué. Seulement. Comme de conjuguer le verbe, ou comme ce qui éreinte les corps des porteurs, des mineurs et des éternels marcheurs, les condamnés, les mules des contrebandiers, les leaders, les désespérés et l’ensemble des disciples sur les chemins des épreuves.

Bassam Hajjar, Simple fatigue

La loi naturelle, les lois de la nature, la loi de Dieu, la morale, la moralité, le moralisme, les valeurs traditionnelles, la famille donc, l’honneur, la décence, la pureté, les racines, j’en passe forcément, tout un arsenal qui ne souffre évidemment d’aucune incertitude, d’aucune remise en cause, que nos différentes autorités locales, toutes appartenances communautaires et claniques confondues, ressortent comme si de rien n’était en cet été sans fin, menaçant à tout va et tous azimuts toute anomalie, toute déviation, à la supposée normalité sexuelle, charnelle, sensuelle. Tout ce bon vieil arsenal nous dit-il autre chose qu’une nouvelle indigente tentative des pouvoirs de tous poils de détourner les colères et les rancœurs accumulées, de camoufler l’abyssale faillite dans laquelle ils continuent de plonger ce pays ? Cette soi-disant crise de nos valeurs profondes, de nos mœurs, pervertis par cet Occident qui lui aussi pourtant brandit, en grande partie du moins, ces mêmes valeurs, cette même peur de décivilisation, pour reprendre ce fumeux mot, cet Occident ravi de se débarrasser (enfin et définitivement ?) des Lumières et de leur héritage — notre région (Méditerranéenne, Mésopotamienne) s’est bien défaite après tout de plus d’un âge d’or, jetant aux orties plus d’une ère d’épanouissement scientifique et culturel — cette crise identitaire ne serait donc que tentative de détournement, crainte propre à tout pouvoir de perdre pied, de perdre le contrôle des troupes, des ouailles ?

Il est évident qu’actuellement plus d’une autorité surjoue sa dignité offensée, il suffit d’entendre la tonalité des voix, le choix des mots, cette emphase, de prêter attention aux regards, aux plis des visages, des costumes, des turbans, des soutanes, de jauger le soudain excès de zèle de part et d’autre, comme pour un concours à qui peut jeter le plus l’opprobre sur tout ce qui ne leur (nous, assènent-ils) ressemble pas, sœurs, frères, cousines, cousins, tantes, oncles, mères, pères, voisins, inclus. Il est tout aussi évident que la haine dans toutes ses variantes est une infaillible arme de toujours pour les dominants, qu’ils soient à la tête de telle ou telle institution, tel ou tel organisme, tel ou tel ordre, ou encore à la tête d’une famille, d’un groupe de quelconque échelle et, nous le savons, il suffit de si peu pour alimenter cette haine, l’exploiter, la monter en épingle, d’autant plus qu’elle s’accompagne de toutes sortes d’hypocrisies et de dénis — nos vies sociales et nos vies privées en regorgent. Aussi loin que nous pouvons remonter dans nos vies organisées, réglées et réglementées, les terribles conséquences de ces tartufferies sont innombrables, mais tout cela est noyé dans le flot d’informations et de contre-informations qui n’en finissent plus de se succéder. Une fois lâchée, cette construction surjouée de la haine prend des proportions démesurées, monstre sans plus de tête. Nous ne sommes pas à un désastre près.

Ainsi ce soudain et urgent besoin de mettre au pilori tout ce qui dévie sexuellement ne serait que détournement, énième malversation humaine en ces temps de crises ouvertes, permanentes. Ou plus simplement cette médiocrité de plus, en ces temps de crises ouvertes précisément, serait l’expression d’un profond malaise qui ne veut pas dire son nom ? Qui ne peut pas dire son nom, car comment (se) dire que cette « identité humaine » n’a jamais pu, ne peut être fixée une fois pour toutes, qu’elle est à l’instar des flux et reflux de notre Histoire plurielle, s’écrivant et se réécrivant au gré des conflits, des guerres, des victoires, des défaites, des retournements de situations, sans oublier les catastrophes naturelles, les épidémies et autres fléaux. L’avènement du, des monothéismes (qui ne souffrent d’aucun synonyme), pour être plus précis, a certes imposé toute une, nouvelle ou recyclée, panoplie de rigidités, d’interdits et d’incriminations, mais ils ont toujours été combattus, et continuent de l’être, y compris en leur sein. Depuis le dix-huitième siècle, le nationalisme est venu apporter sa funeste contribution à la question de ladite identité, celle-ci sera désormais nationale, communautaire, religieuse, civilisationnelle, autant de séparations, de rétrécissement et d’étanchéités possibles.

Oui, comment se dire qu’à la différence de l’univers qui n’en finit plus de s’étendre, gagnant sur on ne sait quoi, créant littéralement de nouveaux espaces (clairement notre langage n’a pas les outils pour saisir ce qui est), le cheminement de notre espèce n’en finit plus de se compresser, de se contracter. Comment accepter cet insensé ? Comment accepter que l’homme ne soit vraiment pas au centre de l’univers, comment accepter que, malgré toutes ses considérables capacités, il soit dans une vaste méconnaissance de ce tout ? Ce qui aurait pu être un formidable outil de liberté, ce tout qui nous échappe, n’en finit plus de nous torturer et de torturer l’autre, nous obligeant et obligeant notre espèce à se plier aux normes et aux tabous décrétés, à nous tracer à tout prix une destinée, un sens, une identité au-dessus des bêtes et d’autrui. Oui, coûte que coûte.

Ce désarroi profond qui n’a de cesse de se dissimuler, inévitablement affecte notre identité physique, corporelle, charnelle, sensuelle, notre supposée appartenance. Ces corps qui ont tout autant connu un interminable cheminement pour devenir ce qu’ils sont aujourd’hui, et qui ne veulent pas voir que cela ne s’arrête pas là, que ce mouvement physique se poursuit, aussi infime soit-il. Il nous est impossible aujourd’hui de prendre du recul et de nous en rendre compte, le cheminement a après tout déjà pris des centaines et des centaines de siècles, et toutes sortes de détours, cela ne s’évalue pas telle une de nos fameuses courbes modernes. L’évolution humaine n’est pas dirigée vers un but. Comment accepter cela ?

Clairement, cela ne s’accepte pas, cela se combat même, férocement. C’est qu’au cours de ladite évolution humaine, la domination s’est lourdement manifestée, a pris forme, progressivement s’organisant, se hiérarchisant, ne se contentant plus de la seule force physique, se complexifiant à souhait, utilisant toutes sortes de techniques, d’intrigues et de fourberies. Malgré des expériences de vie fort peu verticales — et elles furent moins rares qu’on a voulu nous faire croire — au fil du long passage du nomadisme au sédentarisme, et même après, la domination est devenue de plus en plus implacable, elle est devenue cet horizon définitif. Au fur et à mesure, le genre humain et toutes les autres espèces vivantes furent classifiés, réduits, asservis, éradiqués pour certains. Et à force d’ancrer les rapports humains dans cette spirale dominants / dominés, à force de prendre ou d’obliger à prendre partie pour tel ou tel clan, telle ou telle croyance, telle ou telle forme de vie pour tout dire, le champ s’est de plus en plus réduit. Chaque affirmation de ce que nous sommes supposés être s’inscrit dans le sang des autres affirmations — chaque affirmation, quelle qu’elle soit, vient engloutir encore plus l’inconnaissance de soi. Le champ intérieur, cette terra incognita, se retrouve plus que jamais désolé.

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