Jangal– جنگل

(sous-bois de Calais)
Laurent Thinès

paru dans lundimatin#415, le 12 février 2024

De quelle jungle parles-tu
toi l’oublieux d’humanité
celle où tu crois parquer l’âme animale des migrants
celle où tu voudrais faire appliquer la sentence au désespoir
celle où tu laisses s’organiser le chaos du froid de la boue et de la violence
pour consacrer toutes les jungles auxquelles tu aspires

Et toi dans quelle jungle respires-tu déjà à pleins poumons

Quel préfet a créé l’aube des jungles inhumanitaires
où chaque matin le rayon du soleil lacère la toile de nos nuits
avant de fourgonner en centre de rétention nos rêves d’échappée belle

Quel héritier a su faire fructifier la jungle du travail prolétaire
où les racines et les lianes étouffent tous les sentiers
qui guident les exploités vers le bonheur

Quel architecte a fomenté la jungle des banlieues incendiaires
où les équipages de police vont au crépuscule du sang
faire leur shoping dans les ruelles

Quel entomologiste a conçu la jungle des centres pénitentiaires
où la justice collectionne les indociles
pris dans les coups de filet de la milice des possédants

Quel pervers instille la jungle circulaire des rendez-vous d’angoisse
du lundi matin morose au dimanche soir névrose

Quel gouverneur commande l’ordre dans la jungle du garde-à-vous
d’un pays qui se résigne à se tenir bien sage

Quel autocrate dépèce l’avenir des peuples dans la jungle des chances sacrifiées
pour nourrir l’anaconda irrassasiable du capitalocène

Jungle de la petite propriété
du crédit à payer
et des grands patrimoines immobiliers

Jungle de la spoliation des ressources
de l’expropriation de la vie
et du racket des banquiers

Jungle des ghettos de béton
des plafonds de verre
et des paradis fiscaux

Jungle des contrôles au faciès
des petites gardes-à-vue
et des grandes évasions

Jungle des inflations
des frigos vides de fin de mois
et des supers profits des superprofiteurs

Quel dieu capitalise sur ces jungles matrices
de toute violence de toute haine de toute guerre
et de toute fin du monde

Jungle des famines
qui font leurs stocks de sacs de peau et d’os
pour assouvir l’appétit des ogres de la spéculation

Jungle des énergies fossiles
qui engloutissent nos rêves d’îles et de bords de mer
jusqu’à la fracturation de nos terres intérieures dévastées

Jungle sombre des peaux brûlées
par les larmes salées des vagues
et le tison de gel de nos montagnes d’hostilité

Jungle des barbelés des murs des caméras
et des fusils jetant ceux de Ceuta et de Melilla
dans la mâchoire implacable du désert

Jungle des étraves maritimes et des balles frontières
jouant à charcuter les côtes des désespérés

Jungle des incendies criminels qui pourchassent les réfugiés
jusque dans les camps de Lesbos et de Lampedusa

Jungle des ras-de-sol putrides de nos villes capitales
pour mourir baigné de froideur dans la froidure de l’hiver

Jungle des traques et des contrôles
des pluies de matraques et des avions boomerang

Jungle sans fond du maelström de nos mémoires
où tourne folle la ronde accablante des noyés

Laurent Thinès
photo : Bernard Chevalier

*Certains réfugiés afghans et iraniens désignent les bois où ils ont installé leurs campements sous le terme persan et pashto de jangal, جنگل, qui a la même origine indo-iranienne que le mot « jungle » mais signifie simplement « forêt » en persan.

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