Istanbul Grill

Leïla Chaix

Leïla Chaix - paru dans lundimatin#312, le 8 novembre 2021
Je vois le Kebab : l’Istanbul Grill.

C’était le lundi 1er Novembre, assez tôt le soir.
J’étais dedans l’Istanbul Grill, snack de Morlaix,
dans le Finistère.

Je voyais la télévision.

Après l’avoir
identifiée
et scanné rapidement les lieux,
avec les gens
je me plongeais sans esquive dedans
 :
c’était la BFM TV.
y’a la tête d’Yves Calvi dedans,
un type que je voyais parfois dans la télévision de papa.
Il questionne le patron de Greenpeace,
des lignes bleues électricité entourent leurs têtes toutes néonées
Le mec essaie d’en placer une
y’a des phrases qui passent en dessous
« les chaleurs insoutenables en France »
« incendies, famines, pénuries »
La tête horrible de Zemmour clignote dans le coin de l’écran
Je vois le feu.
Je vois le bleu de BFM et je vois le feu.
Le front de Zemmour, son crâne d’enfant, et malheureusement pour moi
mais bien heureusement pour vous
je n’ai pas du tout l’espace mental pour imaginer la récré
avec Eric Zemmour dedans, en CE2 ; j’aimerais bien,
mais y’a pas d’place.
Je vois sa tête, je vois les flammes, je vois le sceptik Yves Calvi
face au little boss de Greenpeace et je dézoome

Je vois tous les gens sur leurs portables,
les nuques courbées tiennent les visages, surcaptivés
et celleux qui regardent dans le vide
ont le visage tout éteint.

J’vois la télé fixée en haut.
Dans la télé j’vois les voitures. Y’a un panneau « COP26 »
« Cette année c’est l’Écologie »
j’vois les bagnoles qui crachent du feu, des tonnes de charbon
en poupoudre
viennent se poser, grillantes au sol.

J’me vois moi-même chercher mon tel,
saisie d’angoisse.

Quand soudain, d’un coup j’y vois clair
ça m’apparaît
 :
on n’y arrivera jamais
on n’peut plus convertir le monstre
modifications impossibles
pas de pomme z ni de pomme c

on n’opèrera pas de changement, pas ceux qui seraient
nécessaires

suicide de désir pas possible

on n’prendra sûrement pas l’virage
on est allé·e·s
beaucoup trop loin

c’est le virage qui va nous prendre

les murs se fracasseront sur nous et avec les morceaux
de crânes et les débris
de nos écrans
on fera des pièces détachées
on commencera
à recommencer

j’me vois voir ça et j’re dézoome
je n’sais plus c’qui est dedans moi, ni ce dans quoi moi je me trouve
je ne sais pas si je suis hors-sol
ou si je suis hors
quoi-que-ce-soit

je suis dedans

on est dedans
faits comme des rats

c’est sûr on va s’prendre un râteau
on n’peut plus revenir en arrière
je me politise sur Youtube
j’en apprend sur le communisme, l’autonomie, la décroissance
via mon appli to-good-to-know
j’écoute Frédéric Lordon via cet enfer
Apple Podcast
il arrive même que j’me masturbe
en guettant le ciel
au cas où les cycles satellites
d’Elon Musk
ce collier de perles post-porno-cloud
n’iraient pas se réaligner
tirer les fils de mes pensées
pleines de flemme

je n’peux pas devenir un sujet
c’est au delà d’mes
capacités

mon corps est un hémorroïde
je ne suis qu’une boursoufle, un coussinet
une vague veine éclatée au sol

j’aimerais attendre que l’orage passe
je ne sais pas danser sous la pluie
ça bouge trop

je me vois voir
et je ne sais plus ce que je vois

je re-dézoome

je vois la télé, je vois les voitures et le panneau « Écologie »
je vois les portables de mes compères
et les cernes sous les yeux de Calvi
je vois le câble qui lie la télé au réseau d’électricité
et j’sens l’chargeur de mon portable gentiment glissé dans ma poche
des contractions électroniques
viennent secouer mon intérieur
j’vois les téléphones éclairer
les visages pâles

les télévisions dans les fenêtres et les fenêtres dans
l’ordinateur

je me vois voir
et je ne sais plus ce que je vois

je n’vois plus d’feu, je vois Zemmour au CE2
il y a des larmes dans mes yeux
mais quand je les ferme
ça continue
la vie poursuit son expansion
et ma rate se rempli de bile
comme les sauces de : l’Istanbul Grill

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