Insurrection ou Démocratie

Ni leur fascisme, ni leur antifascisme. Par Mikkel Bolt Rasmussen.

paru dans lundimatin#218, le 25 novembre 2019

Mikkel Bolt Rasmussen est historien de l’art et enseignant au Département Art et Culture de l’université de Copenhague.

Il a notamment publié Playmates and Playboys at a Higher Level – J. V. Martin and the Situationist International, sur l’ « étonnante trajectoire » du leader de la section scandinave de l’Internationale Situationniste, ou encore Crisis to Insurrection - Notes on the ongoing collapse sur la crise comme moyen, pour le capitalisme, d’intensifier la « guerre de classe » et les révoltes qui y répondent.

Il revient ici sur l’affrontement de façade entre le fascisme et l’antifascisme démocratique, qui « se présentent de nos jours comme des ersatz, comme de simples fantômes de positions historiques antérieures ».

Le récent remaniement gouvernemental en Italie n’a pas seulement montré, une fois de plus, la capacité des principaux acteurs de la démocratie nationale italienne de changer rapidement de position pour empêcher un opposant d’accéder au pouvoir, mais aussi la complète vacuité des partis politiques organisés. Au lieu du cabinet Conte I dominé par le fascisme pop de Salvini, nous avons le cabinet Conte II avec l’antifascisme pop de Renzi qui n’est pas moins manipulatoire que l’orientation de Salvini. Passer du slogan “Les Italiens d’abord !“ à celui de “Laissez vivre l’Italie !“ indique que le système démocratique national n’a qu’un nationalisme superficiel à offrir aujourd’hui. Les machines à produire des images fortes de la société capitaliste tardive peinent à s’adapter à la banalité de la vie politique. La stupidité des slogans témoigne de la difficulté de l’Etat à se régénérer comme instance sociale.

Nous aurions tort de considérer la superficialité des différentes manœuvres politiques récentes en Italie comme la manifestation d’un retour à une sorte de normalité ou rationalité politique. Comme les situationnistes l’ont souligné il y a longtemps, la politique est devenue un spectacle, et tous les politiciens sont soumis aux modalités de ce spectacle. Il n’y a là aucun retour à une rationalité habermassienne ; le fond du problème est que Renzi est aussi superficiel que Salvini et que dans ce sens, on reste dans le domaine de la pop politique. Avec le capitalisme tardif, la politique ne se traduit pas en images mais apparaît sous forme d’images, de marques publicitaires, de slogans et de mèmes sur internet qui constituent l’essence même de la politique aujourd’hui.

Les images qu’on nous montre de la concurrence inter-capitaliste ou de la lutte intense pour avoir le droit de diriger l’Etat capitaliste (et de se servir de ses différents moyens) ne doivent pas effacer à nos yeux le fait que le système politique moderne - la démocratie nationale et l’opposition droite-gauche - ce système est mort. Certes, il continue à exister, il est toujours là, nous voyons des images de politiciens en train de débattre, qui entrent et sortent de salles de réunions ou rencontrent des “citoyens ordinaires“. On voit Salvini sur la plage de Sabaudia ou Macron au Grand débat télévisé, mais le côté zombie de ces opérations est évident pour tout observateur. Les médias font de leur mieux pour mettre en scène tout ce spectacle et, de temps en temps, ils nous interpellent comme citoyens quand il y a une élection ; mais les machines à produire des images politiques tournent dans le vide, et même le fascisme ou l’antifascisme démocratique se présentent de nos jours comme des ersatz, comme de simples fantômes de positions historiques antérieures.

Le penchant et la réaction

Tandis que la société capitaliste s’effondre lentement, le nombre des crises s’avère stupéfiant. La crise financière aux Etats-Unis et en Europe est devenue une crise économique qui a entraîné une longue liste de crises politiques “locales“. En ajoutant à ces crises le désastre climatique, le résultat que nous obtenons ne peut être qualifié autrement que de crise structurelle et sans doute même de crise systémique. Il devient donc de plus en plus important de contrôler l’effondrement en cours afin d’empêcher un changement radical de survenir qui conduirait les riches à devenir pauvres. Dans cette situation, le fascisme, de même que son jumeau, l’antifascisme démocratique, apparaissent comme des solutions temporaires. Les lois d’urgence opérationnelles adoptées après le 11 septembre - mais qui étaient déjà en place avant, comme on l’a clairement vu lors de la répression des manifestations à Gênes à l’été 2001 -, ces lois peuvent maintenant être appliquées pour consolider “la communauté nationale“ et expulser les “étrangers“ indésirables. Le tournant autoritaire de la démocratie nationale indique l’orientation immanente de la démocratie vers le fascisme. Dans Homo sacer, Agamben a d’ailleurs montré que la démocratie nationale peut toujours opter pour une exclusion nationaliste (n’incluant que les nationaux) dans le but de purifier le “Peuple“ de certaines scories (les migrants, les pauvres, etc.).

Comme Walter Benjamin l’expliquait dans les années 1930, le fascisme est toujours réactionnaire, ce qui signifie qu’il est une tentative pour empêcher un soulèvement révolutionnaire. Le fascisme bloque ou détourne les énergies révolutionnaires. Il canalise le mécontentement grandissant dans une direction différente de celle de la critique du système capitaliste et de la démocratie nationale. En ce sens, le fascisme est une pseudo-rébellion visant à maintenir les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire à maintenir intact le pouvoir du capital avec sa capacité d’expansion. Les fascistes promettent d’arrêter le temps, de retourner en arrière pour restaurer la communauté nationale. “Make America Great Again“ ou “Les Italiens d’abord !“, le discours fasciste consiste toujours à donner un visage identifiable à une crise réelle, à remplacer l’antagonisme social du capitalisme par un ennemi fantasmatique, que ce soit les Juifs, les Mexicains ou les Musulmans. Les lois abstraites de l’accumulation et de la circulation du capital sont transformées une fois de plus en une paranoïa collective : « nous devons empêcher les bateaux de migrants d’atteindre les ports italiens, ou nous devons construire un mur afin de maintenir la caravane des migrants en dehors du territoire national. » Ainsi, “nous“ seulement, sommes capables de sauvegarder pour la communauté nationale l’accès privilégié à ce qui reste des avantages de l’Etat providence de l’après-guerre ainsi que l’accès aux jobs encore existants. Il s’agit avant tout de considérer les jobs et la citoyenneté comme des privilèges non-universels.

Benjamin le dit bien dans son essai sur l’œuvre d’art, la politique mythique du fascisme permet aux masses de s’exprimer, d’une certaine façon. L’enjeu est de faire avorter la formation d’une conscience de classe et de la remplacer par une hypnose de masse, une disponibilité à s’engager dans la répression et les folies racistes ou au moins à les accepter comme témoins quotidiens. La lutte de classe est transformée en une lutte de discrimination ethnique, politique et culturelle où un homme fort protège l’homme ordinaire des assauts de forces mystérieuses qui veulent détruire son foyer. Le fascisme n’abolit aucunement la fusion totale entre la politique et le monde des affaires qui s’est opérée dans le capitalisme d’Etat depuis la dernière guerre et plus tard en Occident où l’Etat a transféré directement l’argent aux grandes entreprises et aux familles riches. Mais le fascisme permet à une paranoïa collective, nationale, de s’exprimer à travers des campagnes racistes, xénophobes et hétéro-sexistes. Trump et Salvini peuvent donc prétendre représenter quelque chose de différent de ce qu’est Washington ou de la combinaison il trasformismo, quelque chose de nouveau incarnant une protestation contre le système. Et ensuite, Renzi peut se présenter comme un homme politique authentique, prêt à tenir Salvini en échec. Non pas pour mettre en œuvre un programme politique différent, il est trop tard pour cela. Comme nous l’avons vu partout en Europe, la menace de ce qu’on appelle le populisme de droite a permis aux gouvernants du centre, du centre gauche ou du centre droit, lesquels sont tous identiques, de se lancer dans une politique migratoire barbare. La politique du moindre mal - du style, nous maintenons les fascistes en dehors du gouvernement, même si cela signifie que nous ferons ce qu’ils proposent de faire ! ? - cette politique menace de supprimer ce qui était supposé distinguer la démocratie du fascisme.

Du réformisme à l’insurrection

La faillite de la gauche en Occident est claire pour tout le monde. Les vestiges de la gauche organisée font à présent de leur mieux pour revigorer l’Etat, pour lui donner un nouveau souffle afin de battre les fascistes sur leur propre terrain. La gauche réformiste essaie de se présenter comme meilleure que les fascistes pour diriger l’Etat. Aujourd’hui, c’est l’objectif principal de la gauche, et c’est tout ce qui lui reste. Le problème auquel elle a à faire face de nos jours est à l’évidence que le capital occidental, en se contractant, rend difficile le maintien du niveau de la protection sociale que nous associons à la période de l’après-guerre ; cela montre à quel point est creuse sa promesse de préserver une protection sociale (de fait raciste). Le capital n’est plus capable de reproduire la force de travail comme il le faisait il y a cinquante ans. Il est donc improbable qu’on assiste à un renouveau de la collaboration de classes (ni à l’approfondissement d’aucune sorte de solidarité internationale) dans le cadre actuel de l’accumulation capitaliste. Nous pouvons voir cela dans les piètres revendications des politiciens réformistes ayant le plus de “succès” comme Corbyn ou Sanders ; leurs propositions de nationalisations et d’actionnariat salarié témoignent de la répugnance du capital à faire la moindre concession dans la conjoncture actuelle. Mais même si le tapis rouge a été enlevé sous les pieds des réformistes, ils tentent toujours de présenter leurs bons offices aux représentants du capital, ce qui, dans une perspective révolutionnaire, rend réellement plus difficile de faire ressortir la distinction primordiale entre l’Etat et l’insurrection.

Le Comité invisible et Marcello Tari ont montré de façon convaincante que le nouveau cycle de mouvements de protestations qui a éclaté en 2010 représente l’avènement d’une nouvelle perspective révolutionnaire visant à destituer l’Etat. Des révoltes arabes aux mouvements d’occupation des places en Espagne et en Grèce, au mouvement Occupy aux Etats-Unis, aux manifestations étudiantes au Canada, aux émeutes à Londres, aux manifestations contre la hausse du billet de bus au Brésil, au mouvement Maidan en Ukraine, au mouvement des “parapluies“ à Hong Kong, à la débâcle en Catalogne, à Nuit debout à Paris jusqu’aux manifestations des “gilets jaunes“, aux nouvelles mobilisations au Soudan, en Egypte, en Algérie, au Liban, en Irak, en Iran, mais aussi au Honduras, en Equateur, en Haïti et au Chili, nous sommes en présence d’une nouvelle vague insurrectionnelle mondiale, discontinue, mais qui semble ne jamais vouloir se terminer, qui persiste à prendre corps malgré la terreur étatique anti-terroriste et toutes les sortes de manœuvres “politiques“, y compris les solutions fascistes. Le fascisme, tout comme l’antifascisme, est une tentative pour contenir et empêcher une percée révolutionnaire décisive.

Traduit de l’anglais par José Chatroussat

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :