Implosion

Patricia Farazzi

paru dans lundimatin#330, le 14 mars 2022

Un jour elle a découpé son corps en plusieurs morceaux et elle a vu : les cercles concentriques empilés et ce liquide presque noir, d’une couleur de grenat, glissant, encerclant l’encre intérieure qui tourne en elle. Une danse plus imaginée que réalisée, une danse de désagrégation, une danse en lignes et en points.
Quand a-t-elle commencé cette danse intérieure, ce balancement d’un cercle à l’autre le long d’elle-mème  ? Peut-être quand le présent extérieur a commencé à produire un passé impensable ?
Un passé mort.

Tous ces canaux, toutes ces rivières, tous ces fleuves, tant de fois parcourus, inventés autant que perçus. L’eau est l’élément indispensable à ce voyage immobile.
L’eau reflète des foules de monstres acceptables. Elle les invite pour un instant. Il suffit d’un coup devant pour qu’ils détalent.
Le temps a roulé les grèves des océans dans des feuilles de papier gras, chiotte ou journal. Les sables sont pris dans les blocs-notes et les nuits dans les néons. Elle danse immobile devant le mur liquide de sa prison.
L’océan rappelle un mot. Une parole donnée au vert et au bleu. Un jour.
Hier, le dernier animal a été retrouvé. Personne ne sait plus son nom. Hier, il y a un million de pulsations, elle a été emprisonnée dans le labyrinthe. Le sien. Il lui est entièrement réservé.
Elle n’a plus le droit de dire je.
Dans le labyrinthe, elle rencontre les ombres du temps du je. Elle n’en connaît pas les règles.
Elle se laisse aller au fil de son balancement.
Le fil coupe, enserre, desserre, redouble les bifurcations, les intersections. Un réseau capillaire. Fil de métal et crin. Son crin quotidien.
Longtemps elle avait péché sans penser, sans même le savoir, sans rien écouter, ni personne. Aussi a-t-elle droit à un code de repêchage.
De nouveaux quotas lui sont attribués.
Une autre morale bien plus nette. Des péchés capitaux rangés dans les coffres, alignés dans les temples de quelques dieux bien habillés, drapés de certitude, chaussés de frais, présentant bien, propres sur eux, morale d’acier, dieux du JT, dieux des sigles et des acronymes, dieux du stade, dieux rajeunis, dieux en série, algodieux, dieux des surfaces et des vides. Dieux des dieux.
Elle aura un vague aperçu.
Rien n’est sûr.
Quand elle tente d’articuler un son, quelques souffles oubliés soulèvent encore de vagues poussières sur sa langue. La soif est alors accablante.
Il y a bien quelques effets, quelques simulacres liquides et autres buées. De l’eau solide ruisselle dans les mille encoches et canaux des parois. Une idée d’eau. Dans la langue principale, lac et îlots ne sont que des lettres. Les prononcer impliquerait un autre code. Un code secondaire.
Elle tourne donc assoiffée et mutique. Elle apprend sur le bout du doigt la langue du bonheur dans le présent. L’être là qui la laisse sans voix.
Hier, les pavés savaient encore marcher sous ses pas.
Hier ? ou c’était le même aujourd’hui ? Comme le temps est lisse dans son éternelle jeunesse.
Et on recommence à commencer.
Comme tous les trauses, elle a reçu sa somme exacte de présent. Tout frétillant. L’œil du nouveau né la regardant là où il ne faut pas. Un œil battu frais en deux mesures. Ni une pour le matin, ni deux pour le soir. Quelque chose de bien réglé. Au batteur électrique. Au pas de lois presque divines. Presque. Pas tout à fait. Encore un cran dans le barillet. Juste un. On y vient. Pas si doucement. C’est en cours. Ça se précise.
Enfin on l’a inclus dans le processus : le marchandage des esprits, la grande criée du poison frais, l’impossible en toutes tailles et prix. Un flash ou deux injectés directement dans la cornée. Et elle est prête.
Hier, pour la remise en état de marche de son code à réponse rapide, on l’a sortie au grand air.
N’y revenez pas, ils ont dit. C’est votre dernière chance, ils ont dit.
Mais elle n’aime que les réponses lentes, mûrement réfléchies dans le miroir de la vie lente.
Elle se répète ce que des poètes murmuraient à son oreille, avant. Quand ses oreilles étaient à leur place d’oreilles. Avant. Quand elle ne parlait pas encore, muette et sidérée, la langue des doigts.
« Je suis un fleuve ».
« L’eau est nécessaire à la vie, même… »
« Comme je descendais des fleuves impassibles… »
« J’habiterai mon chant. »
Est-ce qu’être un fleuve dans un autre siècle c’est comme être un fleuve dans cette portion de temps là ? Celle-là. Dans ce présent confis de son importance et de sa suffisance. C’est le « comme » qui en dit long. Le comme pose un grave et lourd problème.
Et d’abord comment dire je quand il est interdit d’être. Comment dire je quand une somme numérique codifiée peut en un clic prouver que je ne suis pas moi, mais une moi vacante. Une moi en pointillé, une moi restée sur l’autre rive du fleuve qu’elle n’est pas.
Elle en fleuve, elle en mercure et pisse de tout. Je suis un fleuve, je suis une somme de composants, emportant vers des mers encarbonnées, du vif-argent roulé dans du cadmium, des écumes au vitriol, des ondes de choc en infrasons, et tant de petites choses brisées, d’apparences trompeuses, des métaux froissés, et tant et tant de quantités de solides dont l’eau n’avait pas connaissance.
Même les pierres s’étonnent.
Et pourtant il en faut.

Hier la dernière intersection a été comblée. Une armée de modules nécessaires à la maintenance de la structure labyrinthique a informé le lecteur numérique compatible de la somme la concernant, les pilotes d’alignement se sont positionnés le long des parois extérieures, ils ont bombé les distorsions récentes et achevé l’isolement de l’empreinte indexée,
4507 rectifications ont été nécessaires dans son cas. Le paiement s’effectue par échéances.
À défaut de paiement l’index gauche sera définitivement supprimé des codes par ablation. Le droit lui sera octroyé pour un temps limité et, par conséquent, le labyrinthe sera à la mesure de l’étroitesse des trauses numériques en nombre.

Elle revoit.
Les choses lues et vécues se heurtent et elle ne sait pas si Aréthuse était une source à Syracuse ou un code-source dans son indexation. Les images repassent les plis de la mémoire. Effeuiller, feuilleter, caresser ce vide lisse où elle apprend les lettres nouvelles de l’alphabet nouveau. Onze lettres. Elle a essayé au début de comprendre le début. Elle a essayé de retrouver le premier signe. Revenir au partage des gènes. À la frénésie génétique.
L’agoraphobie des gamètes.
Aucune importance.
Encore une journée et son sort sera fixé à jamais plus ou à toujours encore.
Elle laisse filer.
Le labyrinthe est en boucles et en dédales. Un angle lui ferait du bien, elle s’y cacherait.
Mais de qui ?
Il est facile d’entrer dans des vies, de marcher dans une rue, de forcer les portes des mémoires et d’en inventer, tout ça se produit sans bouger. Il est facile de parcourir des milliers de kilomètres à la surface de la mémoire et de s’immiscer à travers les êtres, de les bousculer, sans intervenir, sans changer leur vie, sans même qu’ils le ressentent. Devenir un œil intérieur et creuser des tunnels de temps que personne n’avait soupçonnés. De géographiques humains se dessinent ainsi devant ses yeux. Elle se goinfre de leurs mémoires et de leurs morceaux de vie. Une géographie d’encre. Elle est coupable de ne pas être vide. Elle est coupable de ne pas avouer.
Mais quoi ? et à qui ?
Des billes en lumière inversée, le long des parois. Une illusion programmée. Leur flip flop résonne dans le vide sur ses épaules. Que peut-il lui arriver ? elle vit dans son labyrinthe de lumière bleue. Les étroits couloirs de son monde digital. Tout autre s’y trouverait, elle se perd dans la langue des dermatoglyphes. Son œil extérieur pend à son poignet, balayé par l’aiguille des solutions bloquée sur la norme pleine.
Elle est partie de rien il y a si peu de temps. Au début pour ce qu’elle a envie de s’en souvenir elle n’était qu’un index. Mais un index majeur. Ça, elle le savait. Elle l’avait appris toute seule. Elle avait ses codes et elle les respectait, cela faisait partie du protocole. Au bout d’elle-même, elle possédait son propre labyrinthe. Un entrelacs compliqué qui était elle et son habitat. Elle habitait le labyrinthe posé sur son index gauche, le droit étant encore en cours de fabrication.
C’est complexe.
Elle a reçu un code au début, écrit en signes d’eau. Et l’indication : absorber les lettres liquides, une goutte par instant. Cela devait la guérir de la maladie du temps. Soigner les boursouflures du temps. Les inutiles conjugaisons de temps et les phrases longues qu’elles inspirent. Les phrases inutiles glissent dans la corbeille, hachées par les cristaux. Et avec elles, une journée égale à toutes les journées.
Les sourdes catastrophes ne sont qu’un effritement dans la production des cercles. Elle le voit bien. Elle avait dû souvent desceller les pierres des murs d’incohérence et passer sous les portes. C’était avant. Le grand avant. Là où les morts parlaient de la vie. C’était avant le temps du passé mort. Maintenant, elle n’ose plus dire maintenant. C’est un mot mort. Un maintenant de maintenance. Un présent sans double fond. Rien à cacher.
Vraiment ?

Depuis qu’elle porte sa tête dans ses mains, elle s’interroge sans cesse sur le sesi et le sela.
Ce qui est sesi, n’est pas sela. Disaient les trauses. Une chose ne peut pas être et son contraire. Disaient les trauses. Répétant à veau l’eau les mots du philosophe. Lequel ? lui, le trause, là. Seulement voilà. Elle est sesi et sela. Et ça marche. Quoi qu’on en dise. Alors bien sûr, après, il y a les tous uniques dans leur genre. Une fois le genre bien précisé. Mais uniques. Elle non. Elle est deux même si elle n’en a qu’une. Une identité. Fallait choisir. Ce n’est pas elle qui a fait le choix. Le choix ne lui fut pas donné. Sinon, elle serait restée là-haut, ni sesi ni sela dans les limbes. Dans les dégoulinements de matière. Toutes matières. Les molles et les dures qui se ramollissent finalement pour dégouliner. Elle serait restée à l’abri. Puis non. Elle est née. Mais ça ne se fit pas tout de suite. Le dédoublement vint plus tard. Exactement au moment où elle ne s’y attendait pas, où elle commençait même à s’habituer à ça. Ça là. Le monde tel qu’il n’est pas. Car enfin, on dit regardez le monde tel qu’il est. Mais c’est tout le contraire qui se passe. Quand ça se passe. C’est tel qu’il n’est pas qu’on le voit. Parce que si on le voyait tel qu’il est, on s’enfuirait en courant. Et darre-darre jusqu’au monde tel qu’on ne le voit pas, qui est, sera et a été de tout temps celui que l’on voit, malgré tout ce que l’on peut dire. Vous suivez ? attention aux flaques de sang, ils n’ont pas nettoyé depuis longtemps. C’est qu’ici, là, ici, c’est le grand déballage, fallait bien mettre les ordures quelque part. Bon, mais on ne va pas en parler maintenant, sinon le sujet va se dissiper.

Elle donc. Ou lui. Eux. Comme un seul corps et une seule âme. Et cet œil extérieur dégoulinant sur le vernis des jours en flux vibratiles et centrifuges. Trouvant enfin matière à son aveuglement, remplissant le grand musée définitif, la pierre tombale des temps creusée dans une arcade sourcilière. À elle, transfigurée avec son œil, là, dans la manche, grand ouvert sur ces temps jamais nés. Son œil arrêté sur une image enKG. Et elle pleure et déplore amèrement ce scandale. On l’a sortie des limbes, on a pesé de tout son poids sur le grand programmateur, ce salaud vendu à l’apparence, et sur elle, on a jeté l’opprobre d’être et n’être pas sesi ni sela, errante ni lui ni l’autre.
Son frère ?
mon œil !
Cas-1, un zombie du monde sans ombre et une Abelle du monde de jour.
Un frère a tué sa sœur. Il faut un début à tout.
Puis le début procrée.
Même l’innommable a sa descendance.
Récapitulons, jetons un œil sur la première programmation. Juste à la limite. Quand la passion de la perte et du vide donnait encore des coups de butoir sur les parois. Parmi ces êtres dotés de méchanceté et parcourus de spasmes emphatiques, la descendance de Cas1, tout occupée aux aveugles obéissances et désobéissances tout aussi aveugles, les êtres-tiroirs, les être-angles ont saisi toutes les opportunités. Ce qu’il en est résulté est à peine croyable. Un régiment de tue-ton-frêre. Et à veau l’eau une autre fois. Des nids d’Abelle décimés par la vengeance aveugle. Et de quoi se vengeant ? de quoi ?
De l’innommable ?
Ou de l’œil là dans la tombe ?
Ici on perce à l’œil.
Ici, on condamne à l’aveugle.
Comme si de rien n’était.

« Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer 
 ». (Victor Hugo)

Après, le Cas1, qu’a-t-il fait ? Il a sorti de son obscurité la pointe pour s’aveugler lui-même, pour présenter ce gouffre béant, cette infecte mascarade. L’orbite creuse parlait d’elle-même : ne pensez plus, ne rêvez plus, c’est inutile, laissez-vous glisser dans la béance de mon œil, vous y trouverez le repos justifié, la fixité, la sécurité. Faites croire à votre innocence, ne vous gênez pas, n’ayez aucune crainte. Une fois bien semée, l’innocence ça ne se remarque plus parmi les autres similitudes. Et un siècle voué à l’oppression volontaire saura vous étonner par son obéissance et son dévouement.
Qu’il répétait le Cas1.
Tout en baladant son œil crevé où il a mis le doigt, le nigaud, jusqu’à la garde il l’a mis. Dans son œil propre. Et il y va de ses pelletés, comblant inlassablement là pour faire taire ce regard, faire disparaître cet œil, effacer tous les témoignages. Il a le sauf conduit, il a quelques arpents, de quoi recommencer, et puis, tout doucement, un crime après l’autre, il va s’installer qu’il se dit Cas1, l’entreprise va fructifier et bientôt il sera à la tête d’un vrai petit empire. Si le diable ne s’en mêle pas outre mesure. Ou Dieu. Ou dieu. Qu’il se dit. Et quand tout sera bien en place. Quand tous téteront le lait de la plus abjecte lypémanie, là. C’est là que.
C’est là que quoi ?
C’est là.
Où les légendes et les siècles seront bientôt scellés sous un film plastifié épousant les formes des quatrains, coiffés d’anicroches et voués aux vermifications des temps trépassés.
Il y aura foule à la porte des cimetières, on viendra y bétonner les âmes et éventuellement les corps.
Après versification au compte courant.
La descendance du Cas1, tous précipités dans le solvant. Vaticinant en doses précises. Une prophétie en trompe l’œil. Seule l’image est disponible. Adressez-vous ailleurs pour la légende.
Et ces poètes du temps trépassé, écrivaient-ils en dermatoglyphes ?
Alors non.

Elle imagine une suite. Tout en sachant que c’est absolument impossible. Il n’y a ni suite ni là.
Dans le monde du passé mort, le présent et le futur répètent toujours le même mouvement. Une saccade. C’est tout. Ça piétine. Piétinez piétinez qu’ils disent les trauses. Un pas après l’autre sur le bout du doigt.
Une seule partition très courte et après, une improvisation impossible. Rendue impossible par malice.

Le Cas1 est mort dans le passé mort. L’œil s’est éteint. Avez-vous été le laid, là ? qu’on lui dit.
Été ? Un mot perdu dans la saison perpétuelle du labyrinthe.
La désuétude des verbes en temps révolus.
Grammaire clonée pour des temps meilleurs.
D’un clone de transparence sans appel.
Un infini tristounet sur les bords du bistouri.
Classifiée. Code et URL découpés à même la peau.
Gravés dans sa chair.
Et elle sait, elle sait que son vocabulaire coule comme le sang d’une blessure. Des traînées de mots sur le sol. Là. Que ses piétinements effacent. Des grappes de mots pressées d’en finir avec le sens.
Il resterait peut-être une possibilité. Parvenir au pont. Et après ?
Dans le temps du passé mort, l’après s’annule avec la pulsation.

Patricia Farazzi

Février 2022

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