Le chant VIII de l’Odyssée[Dans la traduction de Philippe Jaccottet pour le Club français du livre en 1955. La réédition que je consulte, également du Club français du livre, est datée de 1959. Il en existe deux éditions (l’une illustrée) beaucoup plus récentes à La Découverte (2016 et 2017).]] raconte comment Alcinoos, seigneur des Phéaciens chez lesquels Ulysse a échoué après son dernier naufrage, infligé par l’ire de Poséidon, ordonne de « tirer dans l’eau divine un vaisseau noir n’ayant jamais tenu la mer » et de trier « dans le peuple cinquante-deux rameurs, de ceux qui ont fait leur preuves », afin de raccompagner le héros à Ithaque.
« Là-dessus [Alcinoos] prit les devants, les porte-sceptre/ le suivirent. […]/ Des jeunes gens choisis au nombre de cinquante-deux/ s’en furent, selon l’ordre, aux grèves de la mer stérile. »
Victor Bérard, ici, avait traduit [1] « la mer inféconde ». Eugène Lassère, qui publia quant à lui une traduction de L’Iliade en 1960 [2], reprend la formule « mer stérile » au premier chant, alors qu’Ulysse (déjà) embarque « Chryséis aux belles joues » afin de la ramener à son père Chrysès, prêtre d’Apollon affligé du rapt de sa fille par les Achéens et qui a pour cela déclenché la colère du dieu contre eux. Lassère suivait-il la leçon de Jaccottet ? Je l’ignore. En tout cas, l’un des plus récents traducteurs de L’Iliade, Philippe Brunet, reprend à son tour la « mer inféconde »… On trouve bien d’autres qualificatifs pour la mer dans les nombreuses traductions d’Homère – « infinie », « vineuse », « grise », sans parler des métaphores comme « les plaines humides » ou « les routes humides ». Il me semble bien avoir repéré aussi « la mer sans moissons », qui nous ramène à la thématique de l’infécondité, infertilité, stérilité. On trouve pourtant aussi assez souvent la « mer poissonneuse », signifiant à peu près l’inverse : les chants méditerranéens par excellence illustraient déjà ce qu’Hélène Artaud nomme la « perspective atlantique », soit la vision occidentale de la mer. Elle caractérise cette perspective par trois traits essentiels : le continentalisme, le matérialisme et la peur.
Continentalisme : en Occident, la mer est le territoire du vide. Les « routes humides » servent tout juste à relier entre eux divers points des rivages terrestres. Si par hasard il se trouve des îles sur ces routes, elles sont « perdues au milieu des eaux », c’est-à-dire nulle part, telle la Pologne de Jarry. Ce n’est pas pour rien que les îles sont le territoire par excellence de l’utopie (voir Platon, Thomas More, Shakespeare, etc.). Le continentalisme, dit Hélène Artaud, « enjoint de penser la mer à l’aune du continent, en puisant au vivier de références agraires ou pastorales qui lui sont associées » (p. 87). C’est pourquoi la première anthropologie maritime a voulu voir avant tout chez les gens de mer des pêcheurs, assimilés soit à des paysans, soit à des chasseurs – il n’existait pas à vrai dire d’anthropologie de la mer.
Matérialisme : longtemps, la mer n’a eu d’existence en Occident qu’en tant qu’obstacle à franchir ou territoire de pêche – d’extraction de ressources, désormais complétées par l’exploitation touristique. Comment s’orienter dans sur les « plaines humides » où l’on ne trouve aucun des repères familiers aux voyageurs en terre ferme ? En « armant » des navires toujours plus sophistiqués et en développant toute une cartographie et une instrumentation permettant de tracer des lignes à peu près droites entre points de départ et d’arrivée. La perspective atlantique ne conçoit pas une navigation sans ces médiations technologiques, produisant chez les « travailleurs de la mer » (Hugo [3]) et plus largement chez les Occidentaux, dans leurs rapports de lutte et de recherche de domination sur l’océan, ce qu’Hélène Artaud nomme une « technoesthésie », soit une appréhension systématique de la mer à travers la technique (le bateau, les moyens de mesure, les cartes…). Parlant récemment ici du livre de Nyklas Fryman sur les mutineries à bord des vaisseaux de guerre anglais, hollandais et français à l’époque de la Révolution française [4], je citais un passage de Pirates des lumières, de David Graeber [5], qui soutient que « la discipline moderne de l’usine est née dans les plantations et sur les navires. Plus tard, les premiers industriels adoptèrent ces méthodes consistant à transformer les êtres humains en machines, dans les fabriques de Birmingham et Manchester ».
Peur : les colères de Poséidon sont terrifiantes, certes, mais tout aussi angoissant est le vide de la « mer infinie ». Et l’ontologie « naturaliste » dont parle Philippe Descola, qui place l’homme au-dessus, ou en retrait, séparé en tout cas de la « nature », ne l’aide guère à se rassurer, perdu qu’il se trouve au milieu de nulle part…
Voilà qui n’a pas empêché cependant les Européens de partir à la conquête des autres continents et de se livrer à la traite et à l’esclavage des Noirs, ce qui n’a pas peu contribué à l’apparition de cette fameuse « perspective atlantique ». On connaît l’histoire du plantationocène, expérimenté d’abord… dans des îles, celles du Cap-Vert en particulier. Cadre rêvé des utopies littéraires et philosophiques, comme on l’a vu, les îles sont aussi le lieu rêvé de la plus parfaite exploitation capitaliste : camps de concentration à ciel ouvert où l’on déporte une main-d’œuvre désormais « brute » – privée d’ascendance, de nom et de tout lien social hors celui de l’exploitation – afin d’y travailler dans les monocultures du sucre et des autres produits exotiques. La perspective atlantique est aussi assez bien décrite dans le grand roman de Melville, Moby Dick, qui montre assez ce que signifie l’exploitation des océans en poussant sa description jusqu’à la caricature [6]. Cela dit, cette caricature apparaît encore relativement modérée si l’on songe à ce que la vision occidentale du monde a pu autoriser comme ignominies terroristes à l’encontre des mondes autres, dont le Pacifique : ainsi des essais nucléaires français (entre autres) déplacés du désert au sud de l’Algérie aux atolls polynésiens. Ce qui montre assez que le regard atlantique considère la mer comme un désert, et le désert comme terra nullius.
Pourtant, les navigateurs/explorateurs blancs ont fini par découvrir une autre perspective sur l’océan – tout autre, à vrai dire : la perspective pacifique. Cela a commencé par une énigme : comment était-il possible que ces « sauvages », ces hommes naviguant sur de frêles coquilles de noix, se soient installés sur des îles distantes de milliers de kilomètres entre elles (de la Micronésie à la Polynésie en passant par la Mélanésie [7]) alors que manifestement, ils étaient tous plus ou moins apparentés entre eux [8] ? C’était incompréhensible vu depuis la perspective atlantique. Hélène Artaud montre comment petit à petit, les Occidentaux ont découvert ces modes de vie entièrement étrangers au leur, supposant ce qu’elle nomme une « ontologie humide ». Elle décrit quelques-uns des « savoirs maritimes » de ces populations, comme l’observation des poissons et de oiseux, des nuages et de la houle, tous savoirs rendus possibles par une existence dans la mer et non pas sur la mer. À l’inverse des Occidentaux, les Océaniens ont développé une « écoesthésie » [9]. Ils connaissent la mer car ils en font partie, loin de toute idée de maîtrise – Hélène Artaud utilise le terme, mais, me semble-t-il, plutôt au sens de la maîtrise acquise par l’apprentissage, et non pas de la domination. Maîtrise d’une pratique de la mer, donc, et non pas maîtrise de la mer. Elle ne s’attarde pas trop sur les différentes compétences des Océaniens [10], parce que ce qui l’intéresse ici, c’est la rencontre entre les mondes atlantique et pacifique. Elle nous fait voir que celle-ci n’est pas dénuée d’effets paradoxaux : ainsi, c’est en partie grâce à la prise de conscience de quelques Occidentaux, qui ont réfléchi aux différences entre les deux mondes, qu’un certain nombre de savoirs et de coutumes ont pu être réhabilitées puis revendiquées en termes identitaires par les peuples du Pacifique. De fait, dit-elle, « la rencontre constitue le cadre à l’intérieur duquel est apparue une autre façon de se relier à la mer : celle de la perspective pacifique » (p. 164). Ici, on pourrait se demander : à qui est apparue cette perspective ? Et est-ce que cette « apparition » a apporté quelque chose aux Océaniens ? Hélène Artaud, semble-t-il, pense que oui. Suivant l’écrivain et anthropologue fidjien Epeli Hau’Ofa, l’un des acteurs du renouveau océanien, elle dit qu’il « synthétise le renversement qui s’opère [au cours de la rencontre], en évoquant le passage de la vision continentalo-centrée du colonisateur vers l’ontologie océanique ; le basculement de la vision occidentale des îles comme des terres isolées au milieu de l’océan à celle des insulaires privilégiant la lecture d’une mer d’îles. En faisant de cette inversion symétrique un élément structurant de leur identité, les peuples océaniens et, plus généralement, les peuples ayant vécu ou étant nés dans la colonisation en ont fait l’impulsion d’une renaissance. Ce qui fait toutefois de cette identité relative une identité singulière, et de cette identification réactive une identité singulière, est l’aptitude des peuples océaniens, et plus largement insulaires, à faire exister dans le cadre de catégories allogènes leurs différences et à leur donner une visibilité inédite » (p. 166) [11].
Après les deux premières parties de son livre consacrées, on l’aura compris, aux perspectives atlantique puis pacifique, Hélène Artaud se demande si le « tournant océanique » provoqué par la rencontre entre les deux mondes en est vraiment un, autrement dit, s’il s’agit d’une véritable rupture ou d’une continuité. Et elle ne se montre pas très optimiste… On ne voit pas très bien d’ailleurs comment on pourrait l’être. Elle montre bien que l’Occident n’a pas appris grand-chose de ce qu’il a pu découvrir dans le Pacifique. C’est vrai, des espèces animales sont désormais protégées, telles les baleines, par exemple. Mais cela se fait toujours au nom d’une vision occidentalo-centrée qui reconduit sous de nouveaux atours l’ancienne posture impérialiste. On protège des « ressources halieutiques », des stocks de poisson, voire la « biodiversité ». Mais on sait bien que pendant les conférences sur le climat ou la préservation des océans, le business continue. Si la perspective atlantique avait véritablement changé, ça se saurait… Mais comme ce n’est pas le cas et que les Européens et les Américains du Nord, pour résumer, continuent à ne pas comprendre qu’ils font eux aussi partie du monde et qu’il n’existe pas quelque chose comme une « nature » à protéger, hé bien, la dévastation se poursuit. Lire Hélène Artaud ne réglera pas la question. Mais cela pourra peut-être y contribuer tant soi peu. Et ce n’est pas rien.
Le 5 mars 2023, franz himmelbauer, pour Antiopées.