Image et politique

Jérôme Benarroch

paru dans lundimatin#253, le 8 septembre 2020

A l’intérieur de la catégorie des images il y a les Images. Il y a aussi la catégorie des photographies, qui est une autre entité, qui croise la catégorie des images (mais qui n’est image que par un aspect). On peut dire que toute image vise à se hisser à la dimension d’Image, sous peine de délitement.

Par Image on entend cette dimension de certaines images qui fait qu’elles accèdent à quelque chose de difficile à définir mais qui pourrait se dire comme quelque chose qui les projette hors du temps, quelque chose de mythique peut-être, non pas parce qu’elles seraient désincarnées mais l’inverse, parce qu’elles ont pris corps et peuvent se maintenir puissamment. Une photographie, en tant qu’image, veut devenir Image. On parlerait alors d’une Image photographique. A l’intérieur de la catégorie des Images photographiques il y a les Images politiques. Il y aurait aussi les Images poétiques, les intellectuelles, les naturelles, les spectaculaires, ou d’autres encore. Tout Image est par ailleurs poétique, au sens où s’y délivre toujours une sensibilité qui transfigure ce qui est donné à voir, précisément en donnant forme, structure, ou rythme, au donné. Mais néanmoins certaines Images peuvent être pensées comme politiques, ou plutôt pensées comme compatibles avec la pensée politique. J’aimerais tenter de formuler brièvement ce qui peut bien faire qu’en effet une Image a cette couleur, dite politique, et me demander en outre si ce ne serait pas là quelque chose d’indispensable, voire d’obligatoire au sens de l’éthique, c’est-à-dire s’il ne s’agirait pas là d’une exigence qui concernerait la sensibilité comme telle, valable pour toute Image donc, d’être compatible avec l’existence politique, sous peine de tomber, par exemple, dans ce que l’on pourrait appeler l’idéologie bourgeoise de la sensibilité. Il pourrait bien être possible que pour exister toute Image doive supporter cette épreuve. Mais ce n’est pas certain.

Disons d’emblée l’évidence, le lieu commun, sur lequel on ne va pas polémiquer sous peine de ridicule, c’est que ce n’est pas la thématique de l’Image qui la rend politique. Ni le social, ni l’idéologique, ni le principe du reportage, ni du documentaire, ne sont déterminants en soi. Le penser, ce serait, par comparaison, comme faire du divin un veau d’or. Cependant, bien sûr, toute photographie repose sur une réalité préexistente, la représente, et en témoigne. Il n’est donc pas non plus exclu que la réalité sociale intervienne, incidemment ou directement. Mais ce n’est pas ça qui, en art, engage politiquement. Il y a des photographies d’arbres, uniquement d’arbres, dans des forêts, qui pourront être politiques, sans pour autant évoquer de près ou de loin une quelconque action de lutte, et inversement des photographies militantes, qui accompagnent donc des démarches à portée politique, mais qui ne sont que banalités et ennui, et n’auront par là même aucune valeur politique profonde. C’est l’idée. Je ne parle pas exactement d’Images politiques, mais d’Images qui supportent le devenir politique, qui peuvent l’accompagner, voire l’orienter.

Je dirais alors qu’une Image qui supporte la dimension politique est une Image dont la sensibilité n’est plus sentimentale. Elle a, si l’on peut l’exprimer ainsi, intériorisé, ou acquis, ou elle porte, simplement, la chose existentielle qui fait la substance même de la subjectivation politique, qui est la perte de la mièvrerie de l’espoir. Extérieurement, on pourrait y voir une certaine froideur. Une certaine absence, une certaine inhumanité apparente ; une certaine carapace d’inhumanité, une sorte de carapace d’indifférence à la vie, aux plaisirs, aux espoirs, aux peurs. Mais derrière ce manque apparent de compassion, il y a, pour qui scrute, l’humanité. Une humanité, une douceur, une grâce, qui est comme le souvenir de l’humanité, de la douceur, de la grâce, ou qui est comme la constance irrécusable, insubmersible, de l’humanité, malgré les échecs et la mort et le spectacle général de la folie.

Cette caractéristique de l’Image ne repose pas sur une objectivation particulière, sur quelque chose de déterminé à l’avance. Non qu’elle échappe au savoir tout court, elle n’est pas irrationnelle, mais elle échappe à tout mode d’appropriation par un programme, par un système académique, par une recette idéologique. Et c’est bien normal. Que le fond de la question politique dépende, ultimement, non de l’état des choses, mais du désir, d’un certain type de désir, d’un certain type de subjectivité commune humaine, libre et humaine à la fois.

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