« Il faut réfléchir à ce que veut dire "victoire" »

Constituante et insurrection au Chili - entretien avec le collectif chilien Vitrina Dystopica

paru dans lundimatin#264, le 28 novembre 2020

Plus d’un an après le début des soulèvements chilien et libanais, un fidèle lecteur de lundimatin « dont les recherches indépendantes, essayent d’interroger et de faire vivre, la question des circulations révolutionnaires transnationales » partage avec nous deux entretiens. Celui-ci, avec le collectif chilien Vitrina Dystopica, est consacré à la situation chilienne après la « victoire » du référundum actant la création d’une assemblée chargée de réécrire la constitution. L’autre entretien, publié également cette semaine sur lundimatin, a été réalisé avec Jean Kassir du média Mégaphone (qui avait déjà été interviewé dans nos colonnes en janvier dernier), et porte sur la situation libanaise arpès la révolution, le Covid et surtout la double explosion survenue cet été à Beyrouth

Un an après le début des soulèvements chilien (16 octobre 2019 ) et libanais (17 octobre 2019) nous avons pu échanger au sujet de ces situations respectives avec des membres du collectif chilien Vitrina Dystopica et avec Jean Kassir du média Megaphone avec qui nous avions déjà conversé ici.

Il y a deux semaines, les électeurs chilien.n.es se sont largement prononcé.es en faveur d’une réécriture de la Constitution. Ce scrutin était la conséquence du mouvement de révolte qui a enflammé le pays. En compagnie de nos camarades de Vitrina Dystopica nous essayonsde comprendre les enjeux que pose la création de cette assemblée constituante au mouvement populaire en cours.

Bonjour à vous, un grand merci de répondre à mes questions. Tout d’abord pouvez vous m’expliquer ce qu’est Vitrina Dystopica et quelle est son implication dans le mouvement qui dure depuis Octobre ?
Vitrina Dystopica est un collectif de podcasts qui ne comprend pas la politique comme quelque chose qui ne se pratique que dans certaines institutions, dans certains moments, mais au contraire qui traverse la vie.

On a pour objectif de faire parler différents collectifs qui partagent cette sensibilité. Dans le mouvement d’octobre nous avons continué la discussion et la réflexion que l’on mène depuis plus de 5 ans avec un réseau de collectifs implantés dans le territoire occupé par l’État chilien, tout en entretenant des affinités et amitiés transfrontalières. Cet exercice de pensée impliquée et en mouvement se traduit par la production de différents formats : podcast, textes, communiqués, vidéos. A partir du confinement, on a commencé la dernière saison de podcast consistant en une discussion avec environ 9 collectifs de différents ’fronts de lutte’ pour réfléchir ensemble sur les conséquences du confinement, les pratiques militantes, leurs intuitions sur l’avenir et comment politiser le lien entre lutte sociale et COVID. La plupart sont disponibles sur notre site : www.dystopica.org et ici pour notre vidéo-essai http://carcaj.cl/espacio-absoluto-absolutizar-los-usos-gobernar-los-afectos

Comment est qualifié le mouvement actuel par votre collectif ?
Il y a pas mal de gens qui parlent d’explosion sociale, mais on ne pense pas que ce soit un mot assez joli, sauf quand on le prend au sens géologique, comme un volcan. Au sein du collectif nous parlons plutôt de soulèvement et d’insurrection. C’est vraiment comme cela que ça a commencé dans un processus insurrectionnel : ça veut dire que c’était pas un truc programmé, planifié. Mais en même temps pas totalement spontané, c’était autre chose. Les supporters de football antifascistes d’une équipe qui s’appelle Colocolo disaient dans un communiqué : “Le spontané, c’est le résultat d’un travail de plusieurs années”.

De plus, maintenant qu’il y a le constat qu’après le confinement et le référendum, la rue reste quelque chose de toujours aussi important, il y a le sentiment qu’on est vraiment dans un truc qui s’approche d’une révolution. Mais il faut réfléchir alors à ce qu’on entend par révolution. Beaucoup de gens disent qu’on ne peut pas encore parler de révolution, qu’il manque quelque chose. VD parle plutôt de soulèvement, d’un processus… On ne parle pas encore de révolution. Car parfois on est enfermé dans le débat pour savoir est ce que c’est une révolution ? Mais c’est un peu comme si on se foutait un peu de ce nom. On habite dans un truc révolutionnaire, sans le besoin de le nommer révolution. Parfois il y a des concepts comme ça, un peu enfermés et enfermant.

La révolution comme processus plutôt…
Oui c’est au cœur de la question que tu posais ailleurs : “victoire ou pas” ? C’est pas parce qu’il y a des aspects réformistes, ou que l’on peut considérer comme réformistes, comme l’assemblée constituante par exemple, que l’on ne parle pas de révolution, je crois que c’est plutôt parce que le mot révolution comporte beaucoup d’images qui sont enfermantes. Je crois qu’on peut les dépasser en parlant de processus révolutionnaire.
Concernant la constituante justement, peux tu nous rappeler comment l’option s’est imposée ? C’est le gouvernement qui a fait cette concession ?
C’est toute la classe politique institutionnelle, ou presque. En novembre un premier accord a été proposé face à la pression du processus insurrectionnel. Ils se sont dit : il faut faire quelque chose pour essayer de contenir les forces sociales. À cette époque, pour les gens qui participaient au mouvement, c’était difficile d’accepter cet accord. C’était un accord publié pendant la nuit, pas clair, un truc un peu sale.

Je crois que la position plus pragmatique - mais un pragmatisme révolutionnaire, pas un pragmatisme conservateur qui dirait qu’il faut “lâcher la rue” - et bien ce pragmatisme de mouvement dit que l’on peut croire que nous avons la force pour essayer de pousser, d’aller plus loin avec cet accord. Par exemple, après l’accord, presque immédiatement le mouvement féministe lié avec le mouvement indigéniste ont essayé de mettre certaines conditions à l’intérieur de ce mécanisme qui été imposé par la classe politique. Par exemple, et ça c’est déjà gagné, l’assemblée constituante doit être composée à moitié d’hommes et de femmes, ça a été ajouté après.

Cet accord qui était tout sauf clair au début était plutôt une réaction désespérée : “on écoute on écoute, calmez vous”. Mais ça n’a pas réussi à calmer les gens. Les gens ont continué dans la rue. Et dès le début, c’était clair que la constitution n’était pas l’objectif final.

Ça, c’est partagé tu trouves ?
Oui nous croyons que c’est assez partagé à cause d’au moins deux choses : premièrement, c’est important d’expliquer que l’idée de changer la constitution n’est pas un objectif apparu pendant le mouvement d’octobre. Par exemple, quand nous participions au mouvement lycéen de 2006 qui s’appelait la “revolucion de los pinguinos”, nous avions déjà trouvé à la fin qu’il fallait changer la constitution pour changer des choses dans l’éducation. Après, ce sont les mouvement qui luttent pour les territoires, qui luttent pour les droits des femmes, contre les violences sexuelles, pour le droit des peuples indigènes, les droits contre la privatisation de la vie, un peu tous les mouvements en fait, qui à chaque fois qu’ils ont essayé d’aller un peu plus loin dans les revendications particulières, ont découvert que le mur final était la constitution. C’était un objectif déjà partagé par différents mouvements sociaux avant octobre.

La seconde chose par rapport à ça : l’objectif qui s’est imposé, un peu comme un mot de passe parmi les différentes personnes qui ont composé l’insurrection, c’était “la dignité” de la vie. La dignité de la vie, c’est pas un truc qu’on peut écrire dans une charte institutionnelle, c’est une façon de constituer la vie, de composer les relations entre la société, les humains et les non-humains aussi, la vie non humaine, quelque chose qui compte aussi pour le mouvement au Chili, le rapport avec la nature.

Donc différentes composantes du mouvement ont réussi à imposer certaines conditions dans la formulation du référendum. Et concernant les gens qui vont écrire la constitution, il y avait alors deux options. Pouvez-vous m’expliquer l’option qui a gagné lundi dernier ?
La question était donc : ”Comment l’assemblée constituante va-t-elle se constituer ?”. Soit une convention mixte composée à moitié par des députés et parlementaires déjà élus et à moitié de nouveaux élus pour l’occasion.

Soit une convention constitutionnelle (pour ne pas l’appeler assemblée constituante hein, ça serait trop symbolique). Cette option signifie que les personnes qui vont composer cette assemblée et écrire la nouvelle constitution ne seront que des personnes élues spécialement pour l’occasion. C’est cette dernière option qui a gagné.

Mais il y a encore un piège : ces élus de la convention constitutionnelle doivent appartenir à un parti politique. L’enjeu aujourd’hui, c’est de faire que les gens qui participent à l’écriture de la nouvelle constitution ne soient pas les mêmes gens qui ont participé à la politique depuis Pinochet... Pour l’instant il y a deux genres de candidats : il y a les dinosaures de la politique qui essayent de sortir de leur position actuelle de mort pour avoir une autre vie. Les autres ce sont des types... un peu des stars, stars de la musique, milieu artistique, intellectuel. Ils essayent d’être candidats et ils reproduisent le truc qu’on essaye de critiquer. Donc l’enjeu de la composition est un enjeu intéressant. On se demande comment faire pour que les listes politiques reviennent un peu à “tout le pouvoir au soviet” quoi.

Quelles sont les pistes pour y arriver ?
Dès le lendemain du référendum il y avait des gens qui essayaient de réfléchir à comment faire. On peut déjà suivre certains partis politiques qui ont certaines affinités avec le mouvement, il y en a peu mais ça existe. Une autre stratégie, on ne sait pas vraiment si ça va marcher, mais c’est de faire des listes d’indépendants, sans appartenance aux partis politiques. Il faut un certain nombre de signatures pour valider ces candidatures indépendantes. Dans tout ça, il va falloir avoir une conscience pratique et stratégique pour faire des alliances, pour avoir des listes intéressantes. Pour des gens qui ne sont pas spécialement à l’aise avec le système représentatif, ce n’est pas évident, pas du tout.

Mais en même ce qui nous rend très heureux, c’est qu’il y a une sensibilité partagée, que le mouvement est plus important que tout ça. Tout le monde est content, même des anarchistes. Bon, il y a toujours des anarchistes qui sont puritains, qui disent “C’est un truc citoyen, on s’en fout de la citoyenneté”. Et c’est bien aussi, c’est une position assez légitime. Mais même dans les milieux les plus radicaux, il y a des gens contents de voir la politisation de la société. On peut respirer la politisation partout, c’est beau ça. On voit la politisation du quotidien. En même temps, dans les milieux plus politisés, on sait que la stratégie, le moment du vote n’était qu’un moment compris dans une stratégie de longue durée. Même pour les gens qu’on déteste, pour la droite, ils le savent. Le moment du vote n’était pas la fin. Tout le monde le sait.

On voit l’enjeu : que ça ne soit pas un moment d’arrêt, mais bien une étape ?
Depuis 2006 et 2011, chez les gens, il y a eu une politisation forte et qui ne s’est pas arrêtée après. Des mouvements de quartier, de jardins partagés, des bibliothèques, d’éducation populaire, beaucoup d’éducation populaire. Des collectifs qui ont maintenu la politisation du quotidien. En ce moment, alors que certains parlaient de désaffection du politique, c’était en fait une désaffection pour la politique institutionnelle et non pas pour la politique de la vie. Aujourd’hui les médias sont obligés de parler différemment. Les journalistes aussi sont obligés. C’est de l’ordre de l’hégémonie, mais pas tant en temps qu’une gauche qui aurait conquis les médias, mais en tant que la rue qui impose ça. Même la télé quand elle essaye de faire un entretien en direct : ils posent des questions et la question est immédiatement politisée par les gens qui répondent à l’entretien.

Alors qu’il y a des moments où l’on était vraiment découragés, par exemple quand Pinera a gagné la dernière élection. C’était un moment très décourageant et pourtant, en même temps, il y avait déjà une intensification de la politisation en parallèle

C’est d’ailleurs étonnant ce changement de constitution en même temps que le maintien au pouvoir du gouvernement de Pinera.
Oui c’est horrible, même au niveau de la justice il y a des démarches contre lui, des plaintes pour crime d’état, crime contre l’humanité. C’est un criminel d’État et tout son gouvernement aussi. Le plus important c’est de réussir à le juger, plus seulement son départ. Et ça c’est aussi clair pour beaucoup de monde. Il y a près de 2000 personnes emprisonnées et entre octobre 2019 et mars 2020, il y a eu 36 morts causées par ce gouvernement.

Mais aujourd’hui, c’est un mec [Pinera] qui ne parle à personne. Il y a quelque chose de symbolique : le jour du référendum, il fait une communication sur la télé publique pour reconnaître le triomphe de l’accord de la nouvelle constitution, quand même pas 10% avaient été comptabilisés. Il ressemble au discours de Macron à la Sorbonne, totalement cérémonieux. Mais sauf qu’il n’y a personne dans la Moneda (le palais présidentiel). Il ne parlait à personne. Derrière lui, les ministres du gouvernement ont une mine d’enterrement, très triste. Son discours était très pressé, il parlait très vite et très mal. C’est très symbolique. On peut parler de président déjà destitué, c’est un peu un cadavre qui parle. Mais qui ne parle à personne. Il ne faut pas le faire virer, car il est déjà destitué, il faut donc le juger.

Pour revenir à la constitution, selon vous quels sont les enjeux à prendre en compte pour faire de cette étape, une étape positive du processus révolutionnaire en cours ?
Nous réfléchissons beaucoup à ça. Il faut réfléchir à ce que veut dire victoire et c’est important de partager ces réflexions. Il y a deux formes de naïvetés énervantes :

l’hypothèse de la pire des sciences politiques, [qui pense que] le moment de la rue s’est arrêté et qu’on passe maintenant au moment institutionnel et politique. Lecture qui est partagée aussi par des gens de gauche ici.

Et l’autre, c’est celle qui dit : tout est foutu, ça a été récupéré, etc... C’est un moment de bonheur dans les cercles militants et au-delà et il faut profiter de ce moment. Mais il faut intensifier ce bonheur et surtout ne pas l’arrêter en disant : “Attention c’est un piège blablabla’. On sait déjà ça ! On a déjà vu les élections pour la “démocratie” après Pinochet. On a connu beaucoup de pièges, on sait déjà ce qu’ils veulent faire. D’accord pour ne pas dire que c’est un moment de victoire définitive. On ne peut pas dire “Ok maintenant on a gagné, c’est fini”. La victoire ne peut pas être seulement un moment. Il faut plutôt que ça devienne une façon de faire lien. La victoire des mouvements de 2006 ou 2011 par exemple, c’était la possibilité de faire lien, de faire des alliances qui ne sont pas totalement prévues. Pas totalement prévues par le système politique comme dans certaines théories ou par certains militants. Pour inscrire le processus d’écriture de l’assemblée constituante dans ce processus plus révolutionnaire, on doit intensifier, faire proliférer les alliances avec différentes couches de la population, différents mouvements, différentes affinités tout en essayant de trouver une utilisation qui permet d’empêcher la récupération de ce moment de victoire du référendum.

Pour cela, il est important de prévoir des stratégies d’occupation de l’assemblée constituante, voir les rapports et le lien entre l’assemblée constituante et les gens qui n’en font pas partie, le lien avec le mouvement. Une stratégie d’occupation et de “débordement” de la constituante comme l’appelle les féministes au Chili. Ça implique de maintenir le lien avec le mouvement social. Ou sinon, on peut se tromper et tomber sur un processus de destruction de la même assemblée.

Déborder les alliances qui sont prévues, car la puissance de ce mouvement c’était le mélange et la pluralité. Ce n’était pas un mouvement pur. L’impureté, ça veut dire par exemple que les gens qui parlent par le médium universitaire et qui sont très radicaux sont obligés de parler avec la grand mère des quartiers qui s’en fout de Kropotkine et de Tiqqun, mais qui soutien un élan qui vient d’une histoire d’oppression.

C’était ça la puissance du mouvement d’octobre, au début ce n’étaient que des lycéens et lycéennes, mais ils ont réussi à mobiliser toute une histoire d’oppression. Il faut faire de ce moment d’écriture de la constitution un moment de constitution d’une autre géographie, d’autres relations, un moment pour une constitution non écrite, mais plutôt vivante. Et ça implique de déborder à partir d’alliances impures, qui obligent à se salir, à s’exposer. Il faut s’exposer, sortir du milieu militant où on est assez à l’aise, c’est ça la possibilité de trouver quelque chose dans un moment qui est délicat, complexe et qui peut être récupéré.

Comment empêcher cette récupération ?
Plus un constat qu’une injonction : il y a déjà des gens qui travaillent à dire et à faire vivre cette expression qui est récente ici, qui résonne avec vôtre ”On lâche rien”. On ne va pas lâcher la rue, les quartiers, les choses créées pendant le mouvement et qui font aussi partie du processus constituant. Pas mal de gens disent que le processus constituant a commencé avant le référendum, c’est un autre processus constituant. Et il y a des gens qui disent ça et qui ne participent pas au référendum par exemple. Mais qui croient dans un processus de constitution de quelque chose.

Alors il faut maintenir, pas juste le lien entre l’assemblée constituante et les gens dehors, mais surtout il faut continuer à faire la constitution dehors pour qu’il y ait des gens qui créent. Et c’est une résonance de ce qui se passe dans l’espace social. Des infrastructures aussi : des réseaux d’alimentation, de partage de savoirs, de médecins. C’est important comme étape suivante mais aussi comme étape continue. La continuation du processus constituant, non pas écrit, mais de l’expérience. Si, pendant la rédaction de la constitution et après, on réussit à vivre comme pendant le mouvement. Je crois que ça c’est vraiment la seule signification qu’on peut avoir de la victoire.

Au sujet de ce “mélange” et de ces “alliances impures” dont vous parlez : je trouve que, de l’extérieur, quelque chose d’impressionnant au Chili, c’est ce qui ressemble à une forme d’unité. Une unité dans l’insurrection entre des composantes différentes : les peuples indigènes, le mouvement féministe, les premières lignes issues de milieux populaires et/ou militants. Ça contraste avec la France et d’autres pays où l’on a beaucoup de mal à trouver les conditions de cette unité. On l’a vu pendant le soulèvement des gilets jaunes par exemple où l’unité était appelée, mais inexistante en l’absence de nombreuses forces sociales. Qu’est ce qui peut nous inspirer à ce sujet ?
C’est une question intéressante. Entre le mouvement féministe et le mouvement mapuche par exemple, ce n’était pas toujours évident. Depuis 10 ans au moins, il y a des tentatives. Ce n’était pas évident de trouver des alliances entre les deux. Ce qui a fait sortir de ces blocages, c’est quelque chose qu’on pourrait appeler “anti-puritanisme”.

C’est ça qui donne l’impression d’une unité, qui n’est pas une unité programmatique ou institutionnelle, pas du tout. Il y a au sein du mouvement mapuche par exemple, c’est pas la majorité, mais il y en a qui jouent avec, la puissance de la “mezcla”, du mélange. Au sujet notamment de certains d’entre eux qui n’habitent plus sur leur terres, mais en ville. De voir à l’œuvre un processus de reconstruction de l’identité qui passe par reconnaître le mélange. Et qui reconnaît que ça, ce n’est pas un défaut, ce n’est pas un manque ou mauvais et ça peut arriver à être une puissance. Il faut que l’on sorte de ces identités fixes, sinon on ne peut rien faire.

Les images, les choses symboliques ont aussi été importantes par rapport à ça. Au début du mouvement d’octobre il y avait le besoin de renommer ; on a changé les noms, on a donné le nom de “dignité” à la place du nom d’un colonisateur. Partout on a renommé des places, des rues. C’était dû au sentiment de sortir de l’oppression d’une caste assez identifiable aussi.

Concernant le référendum, il n’y a que trois quartiers au Chili où le NON a gagné. Cela rend identifiable une classe qui a maintenu prisonnier un pays dans quelque chose d’encore colonial. Un de nos premiers textes parlait d’eux comme des pharaons. Ce sont des pharaons qui construisent des villes pour eux-mêmes, avec des autoroutes pour se déplacer entre elles. Une des déclarations les plus intéressantes venant d’eux pendant le mouvement a été prononcée par la femme de Pinera, Cecilia Morel. Dans une communication téléphonique qui a fuité et qui est devenue virale, on l’entend dire que la situation est “comme une occupation extraterrestre,” mais aussi qu’il faut que l’on “partage notre privilège”.

C’est bel et bien une classe et elle l’a reconnu elle-même. Quand on a identifié ça, ça aide à avoir une unité apparente.

Après c’est vrai, ça va être plus compliqué aujourd’hui pour le mouvement. Cette unité qui vient de la maturité et de l’histoire d’oppression du Chili peut maintenant se fragmenter. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, mais il faut continuer à être anti-puritain et se dire : ok, ce n’est pas exactement une unité, mais c’est autre chose et on a besoin de faire quelque chose ensemble. Par rapport à cette caste par exemple.

Si on cherche des alternatives désirables à ce que l’on vit, on flirte souvent avec les idées de commune, d’assemblée populaire, de décentralisation, d’égalité malgré la couleur de peau, le genre. Et parfois même de fédéralisme qui relierait ces différentes communes. On peut dire que tout ça, sont des choses assez partagées par le mouvement libertaire, même si ce n’est pas précis. Si on est plus ou moins d’accord sur ça, il faut se demander ce qui permettrait de mettre d’accord, de relier, de faire socle entre ces communes. Est ce que ça ne pourrait pas ressembler à un texte ? Je vous pose la question, mais je me la pose à moi-même et peut être aussi au mouvement libertaire. Est ce que dans ce contexte, vous vous permettez de vous demander quelle serait une “constitution désirable”, même si c’est un peu blasphématoire de poser une telle question sur lundi matin ?
C’est une question importante notamment dans une démarche internationaliste.

Concernant le Chili, il faut revenir sur le mot dignité, dont on avait discuté avec plusieurs collectifs. Ce n’est pas quelque chose de fixe. Ça n’est pas juste la santé gratuite ou l’éducation gratuite. C’est aussi la possibilité d’expérimenter, la possibilité de construire, de se donner la légitimité de réfléchir à comment on veut vivre. Ça explique aussi le mouvement dans les quartiers qui n’était pas un truc si délibérant. Ce n’était pas des assemblées pour donner des opinions, avoir des avis, c’était autre chose. Beaucoup d’actes, d’actions. C’est ça que l’on appelle une constitution vivante.

En même temps, on a besoin de certaines choses assez basiques : la santé publique, l’éducation publique sont des revendications au Chili, car nous n’avons jamais connu ça. Les droits au chômage par exemple, pour nous c’est vraiment étonnant et heureusement que ça existe chez vous. Au Chili si tu ne travailles pas, tu ne manges pas. On n’a pas seulement besoin d’un grand État pour nous protéger. On ne va pas laisser non plus les plus riches de la population qui sont installés depuis le XVIIe siècle continuer à piller et récupérer les ressources qui appartiennent à la terre, aux travailleurs et travailleuses et on ne va pas laisser ça. Donc on a besoin d’une certaine institutionnalité pour empêcher certaines accumulations, mais le risque est de tomber sur une espèce d’État social. Et c’est ça l’enjeu politique ou il est très important de trouver une unité : on peut pas non plus limiter la dignité à cette protection établie par un État.

Les gens au Chili ont déjà vécu cette forme de vie que l’État ne peut pas assurer. C’est un rapport à l’autre, c’est le partage, c’est la possibilité d’agir différemment. C’est quelque chose qui a été expérimenté par la plupart de la société. C’est important de discuter, de ne pas retomber dans l’État social selon le modèle européen qui a été permis par des conditions de colonialité. Il faut proposer autre chose et ce n’est pas des questions politiques seulement techniques, mais bien expérientielles.

Notre camarade libanais et membre du média Mégaphone Jean Kassir (renvoi à l’autre article) me disait hier qu’en ce moment au Liban, il y a de gros débats sur les façons de mieux s’organiser, et une peur d’avoir raté une occasion qui ne se représentera peut être pas de si tôt. Ils réfléchissent à la création de structures, de coalitions regroupant les composantes les plus radicales du mouvement. Ici aussi il y a un débat en cours sur de nouvelles formes d’organisation conformes à nos aspirations. Au Chili on a bien l’impression que dans le soulèvement, il y a eu une forme de symbiose entre luttes de territoire, organisations et mouvements. Je voulais savoir ce que vous pensez de la question de l’organisation et de ses formes.

C’est une des problématiques les plus difficiles bien sûr. Nous pensons que c’est important de faire un petit geste. Le petit geste consiste à dire qu’il existe déjà une sorte de ’proto institution’ sous la forme de réseaux et des réseaux de réseaux (’coordinadoras’ en espagnol), sans organisation centrale et avec de multiples points de rencontre.

Après, le problème c’est : comment faire pour que cette ’proto institution’ prenne une autre forme de ’consistance’, d’amplitude et d’échelle. Et si on le souhaite ou non. Là, on trouve aussi un constat partagé par pas mal de copains et copines : il faut absolument développer une sorte d’infrastructure économique et technologique qui permet que les réseaux et ’las coordinadoras’ persistent.

On voit que ça a commencé aussi, à travers de l’utilisation stratégique (mais pas planifiée ni centralisée) des institutions : l’utilisation d’argent de l’État, des universités, des mairies, des ONG, etc. Il s’agit de nous construire, de nous créer une vie. Et par rapport à ça, il faut avoir une pensée stratégique et située, pas dogmatique ou morale, sinon plutôt éthique. Il faut voir comment telle ou telle situation, telle ou telle ’institution’ intensifie ou pas ce qui est en train de se passer.

Finalement, on croit aussi que la révolte a permis d’être plus ouvert sur le signifiant d’institution ; ça fait beaucoup de temps que les gens au Chili expérimentent plutôt une sorte de ’sadisme’ des institutions. L’État, les entreprises, les médias agressent les gens, il y a même des études en sciences sociales qui montrent ça. Mais maintenant il existe la possibilité d’utiliser les institutions pour protéger cet “autre chose” qui se passe en dehors des institutions ou ’entre’ les institutions et son extérieur.

Le processus qui commence maintenant, c’est toutes ces choses à la fois : continuer à intensifier les pratiques des réseaux, essayer de stabiliser quelque chose comme une infrastructure (lieux, circulations, savoirs, savoir-faire, etc.), et incliner la discussion constitutionnelle pour empêcher que ce processus attaque ce ’dehors’ - qui est en même temps le cœur du processus - et tout au contraire qu’il permette sa prolifération. Il s’agit moins de construire une sorte d’État-Providence que de construire un autre rapport avec les institutions et avec l’idée même d’institution qui nous habilite à continuer, à imaginer et développer des formes de vie capables de faire avec cette catastrophe que ceux qui profitent de notre force vitale pour son profit, appelaient ’futur’. Aucun idéalisme par rapport à l’institution, ni pour les accepter, ni pour les refuser parce qu’effectivement ’elles ne sont jamais ce que l’on veut”.

Entretien réalisé le 28 octobre 2020 par Lucas Amilcar dont les recherches indépendantes, essayent d’interroger et de faire vivre, la question des circulations révolutionnaires transnationales.

Amilcaar@riseup.net

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