Hors-la-loi / Immigration

Valentine Fell

paru dans lundimatin#414, le 19 février 2024

Au fil des mois de décembre et janvier derniers, le petit monde politique a débattu, voté, adouci puis durci la « loi immigration » de Gérald Darmanin. En son cœur, une idée très simple, désormais présentée comme banale : comment par le droit, extraire du droit commun une certaine catégorie de personnes vivant sur le territoire. Dans ce très beau texte, Valentine Fell puise dans notre histoire commune et dans la mémoire familiale, pour éclairer ce que ce genre de petit déplacement a pu amorcer par le passé ; ce dont ces législations sont le premier engrenage.

Dans une feuille cartonnée avait été soigneusement découpée et coloriée une étoile. Un franc coup de feutre en soulignait les contours. Sa proportion, sa couleur et son inscription : « Auvergnat », étaient, du fait de la fabrication artisanale, différentes de celles confectionnées en quantité industrielle à l’atelier parisien de la rue de Montmorency. Là, les insignes étaient produits en continu afin de pouvoir être fournis en trois exemplaires à chaque israélite de la zone occupée. « L’étoile juive est une étoile à 6 pointes ayant les dimensions de la paume d’une main. Elle est en tissu jaune et porte, en caractères noirs, l’inscription « Juif ». Elle devra être portée bien visiblement sur le côté gauche de la poitrine, solidement cousue sur le vêtement  », pouvait-on lire sur la huitième ordonnance allemande datée du 28 mai 1942.

Il s’était passé dix-huit mois entre la première ordonnance définissant le statut légal des Juifs, et celle-ci, les stigmatisant dans l’espace public. Il s’était écoulé deux mois depuis le départ d’un premier convoi d’immigrés en direction d’Auschwitz. « Mon père était allé faire recenser toute la famille en septembre 1940, donc évidemment on était répertorié et en juin 1942 quand l’ordonnance est entrée en application, on est allé les chercher et on les a cousues », avait eu l’occasion de me raconter mon grand-père Robert en me montrant la photocopie couleur de l’une de ces étoiles. C’était celle de sa sœur que la famille avait voulu garder. Sans doute l’avait-il défroissée et étalée dans la photocopieuse pour que chacun puisse conserver la preuve d’une période où la division raciale était entrée dans la loi.

Il m’était souvent arrivé de l’imaginer dans son corps d’adolescent de 14 ans, marchant d’un bon pas boulevard de Clichy, après l’école. Je le voyais toujours choisir le trottoir de gauche afin de garder la tache jaune le plus proche des murs. Car quel regard pouvait bien se poser sur lui lorsqu’il levait la tête en croisant ceux qui passaient par là ? Que voyait-il dans les yeux des non-Juifs dont les manteaux étaient libres ?

Il y a peu, j’ai appris que le 7 juin 1942 et durant plusieurs jours, des protestations contre la huitième ordonnance avaient traversé le pays. Dans la rue, plusieurs non-Juifs arboraient des étoiles fantaisistes qu’ils avaient eux-mêmes fabriquées. « Auvergnat », « Goy », « Zazou », « Papou », « SWING » avaient été inscrits en leur milieu pour tourner en dérision la mesure légale et dénoncer la politique xénophobe en place. Certainement étaient-ils peu nombreux et trop vite réprimés car Robert n’a jamais eu connaissance de leur soutien. Sans doute, ces jeunes gens criaient boulevard Saint-Germain quand Robert cavalait entre son école et sa maison, du côté de la place Clichy. J’aurais aimé qu’il tombe sur l’un d’eux et qu’il me raconte : « Je m’en souviens comme si c’était hier. Le gars, d’une trentaine d’années avait découpé son étoile dans une feuille de carton. Et le mot Auvergnat était écrit de la pointe basse gauche à la pointe haute droite. Comme ça, en diagonale  », aurait-il murmuré en faisant glisser son index en travers de son cœur, s’il avait eu la chance de cette rencontre. Dans les yeux de cet homme il n’aurait pas vu la honte qu’il y avait dans les yeux de tous les autres. Ils se seraient regardés sans mentir sur ce que chacun représentait. Le bout de carton aurait fait sauter l’asymétrie entre leurs deux corps. Et personne n’aurait fait semblant de ne pas voir l’injustice qui existait entre eux. Ils se seraient vus, en somme.

Quel vent avait soufflé sur ce coin de la Terre pour que l’Auvergnat et le Juif aient dû porter un signe et ces mots sur leur veste pour se voir ? Pour être à nouveau sur un pied d’égalité. Pour que la multiplicité de nos facettes et de nos identités soit devenue impossible à appréhender et accueillir. Pour que cette réduction identitaire soit devenue la dernière solution. Quel vent avait soufflé ?

« Oh mais il ne s’agit pas le moins du monde d’une mesure vexatoire ou délibérément vexatoire c’est une simple mesure de défense des Français contre des étrangers à leur race qui ont envahi silencieusement notre sol mais d’une façon fort tenace et ils sont venus surtout pour profiter et très peu pour travailler réellement. (…) Il faut donc que les Français comprennent qu’ils n’ont pas à avoir cette espèce de sensiblerie dangereuse mais qu’au contraire c’est pour eux, c’est dans leur intérêt, c’est pour leur protection, que cette mesure est prise », avait pu entendre Robert, à la radio nationale française en juin 1942. Si l’agenda politique Nazi et Vichyste n’ont pas le même but, le point de départ est commun : redéfinition d’une identité nationale par l’exclusion des étrangers. Tactique : pousser hors du droit la partie de la population dont on souhaite se débarrasser.

Alex, Sacha comme on l’appelait chez lui à Odessa, futur beau-père de Robert avait écrit dans ses mémoires : « Mon père qui avait étudié à Paris, souhaitait y retourner. Une vie en France signifiait malgré tout l’espoir d’une vie meilleure. À Odessa, la vie était difficile pour la minorité juive. Les troubles s’accentuaient de jour en jour. Avec la guerre perdue contre le Japon, le pays, en proie à la misère trouvait son bouc émissaire dans la partie sémite de sa population. L’homme ne cherche-t-il pas toujours à exorciser son malheur ?  » Lui, n’avait pas attendu l’obligation du port de l’étoile pour s’enfuir en zone libre. Lorsque la première loi était entrée en vigueur, en septembre 1940, Alex avait refusé que sa femme et leur fille aillent se faire recenser. « Personne ne nous traitera comme des animaux que l’on veut mettre en cage avec une inscription indiquant un pedigree. Il y a toujours un joint par lequel fuir l’inquisition. Mes parents se sont bien sauvés de Russie, me portant dans leurs bras, nous, nous partirons de France ». Comme les arrestations ne concernaient que les hommes, principalement étrangers, sa femme juive mais de nationalité française lui paraissait intouchable. De même pour sa fille née ici, et sa mère, déjà âgée. « L’étranger c’est moi. Je pars donc le premier. En éclaireur », pouvait-on lire encore.

Après quelques mois de séparation, sa famille vient lui rendre visite illégalement à Nice où il s’était installé sous une nouvelle identité (les déplacements sont interdits aux Juifs). Dès leur retour au domicile familial à Courbevoie, mère et enfant sont dénoncées par une voisine et « amie ». Dans le grand hôtel de la place de l’Opéra où est installée la Kommandantur, la petite fille de 10 ans et sa mère sont séparées et interrogées : « Où se trouve votre mari, où se trouve votre père ? » L’enfant pleure et ne répond rien aux officiers. Elle est relâchée tandis que la jeune femme est transférée à la Santé, puis à la prison des Haut-Clot à Troyes après avoir été condamnée à 10 mois d’emprisonnement pour franchissement illégal de la ligne de démarcation.

Au cours de sa peine, de nouveaux décrets entrent en application. La politique de déportation des Juifs, banalisée par les premières mesures prises à l’encontre des hommes étrangers de 18 à 45 ans, s’élargit et englobe progressivement, les hommes français de la même tranche d’âge, puis les femmes étrangères, les enfants et vieillards, les Juifs ayant commis des infractions contre la loi, pour très vite de ne plus distinguer les Juifs immigrés de première ou de dixième génération, en prison ou en « liberté ». En septembre 1942, la femme d’Alexandre quitte la prison des Hauts-Clot pour Drancy. Là, sont détenus depuis trois mois les « amis des Juifs », ces personnes qui avaient arboré une étoile fantaisiste en guise de contestation de la mesure raciale lorsqu’elle avait été promulguée au mois de juin. Les a-t-elle croisées avant d’être déportée ?

Lorsque la première loi définissant le statut de ceux à exclure de la société française est entrée en vigueur en 1940, qui pouvait prédire les 183 autres qui suivraient et légaliseraient la discrimination ? Or, « dès que l’on sort de la légalité, on ne sait pas où l’on s’arrêtera : c’est le propre de l’illégalité et cela devient en quelque sorte normal », écrivent les avocats Raymond Sarraute et Paul Tager en avant-propos du recueil des textes officiels français et allemands promulgués à l’encontre des Juifs entre 1940 et 1944.

21 janvier 2024. Manifestation contre la loi immigration. Sur la place du Trocadéro, nos corps s’amassent sous un ciel gris. Des bonnets de couleurs couvrent les oreilles du froid, dans le vent s’agitent les drapeaux de la CGT, un ou deux de la Palestine et d’autres dont certains fabriqués à la main. Devant moi une femme de mon âge porte autour du cou une pochette en plastique dans laquelle elle a glissé une feuille. On y lit : « Aujourd’hui on vote une loi inconstitutionnelle – demain précarisée et bientôt hors-la-loi ». Nos regards se croisent. Puisse le fossé qui nous sépare ne jamais devenir un abysse.

Valentine Fell


Vous détestez le lundi matin mais vous adorez lundimatin ? Vous nous lisez chaque semaine ou de temps en temps mais vous trouvez que sans nous, la vie serait un long dimanche ? Soutenez-nous en participant à notre campagne de dons par ici.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :