Hermann Schmidt et les fondements de la cybernétique

« Régler tout ce qui est réglable, et rendre réglable ce qui n’est pas encore réglable. »

Rubrique cyber-philo-technique - paru dans lundimatin#315, le 29 novembre 2021

L’histoire de la cybernétique revient souvent sur les « génies » américains à qui l’on doit cette « discipline » qui n’en est pas une : Norbert Wiener, John von Neuman, Warren McCulloch, Gregory Bateson, etc. Ce faisant, on fait de la cybernétique le symbôle et le fondement de notre modernité « occidentale » débarassée du nazisme. Pourtant, il va de soi qu’un tel élan pour « le contrôle et la communication chez l’être vivant et la machine » couvait déjà depuis plusieurs années en Occident. Dans cet article de notre rubrique cyber-philo-technique, nous partons à la découverte d’un autre fondateur : Hermann Schmidt, et sa tentative de fonder un « Institut de la régulation » vers 1941. C’est peu de dire qu’on sort ainsi d’un récit triomphaliste qui associe la cybernétique avec la victoire sur la nazisme : voici un physicien, ancien ingénieur chez Siemmens et membre du NSDAP, qui propose de mettre au point une théorie générale de la régulation et de « régler tout ce qui est réglable ». Avec lui, nous avons moins à faire à un mathématicien génial qu’à un ingénieur rigoureux et systématique, dont l’influence est encore à mesurer. Bonne lecture.

1941 : un « Mémoire en faveur de la fondation d’un institut de technique de régulation »

Il y a 80 ans, en octobre 1941 à Berlin, Hermann Schmidt, physicien de formation, membre du NSDAP, ancien ingénieur chez Siemens, à présent attaché au bureau des brevets du Reich, faisait circuler une ’Denkschrift zur Gründung eines Instituts für Regelungstechnik’, soit un ’Mémoire en faveur de la fondation d’un institut pour la technique de régulation’. Schmidt y propose de mettre ensemble les différentes techniques de régulation dans une doctrine générale de la régulation. Trois ans plus tard, ledit institut fut créé au sein du département de construction mécanique de l’école polytechnique à Berlin-Charlottenburg, aujourd’hui la Technische Universität Berlin. Par le ministre de l’éducation du Reich, Rust, Schmidt fut nommé premier titulaire de la chaire de l’institut. De nombreux étudiants allaient assister aux cours de Schmidt : ils avaient une idée du futur prometteur de la régulation, en guerre comme en paix. Après la guerre, d’autres instituts similaires furent créés à Dresde, Aix-la-Chapelle, Stuttgart et Darmstadt, soit dans l’Est et dans l’Ouest de l’Allemagne.

En 1961, le mémoire de Schmidt fut republié dans la revue ’Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaft’, ’Études fondamentales en cybernétique et sciences humaines’. Présentant le mémoire, les éditeurs constatent que l’histoire de ’ce qu’on appelle la CYBERNETIQUE’ commençait bien avant la parution du livre Cybernetics de Norbert Wiener, en 1948, à savoir, en Allemagne, chez des scientifiques comme Schmidt, qui aurait ruminé des ’pensées du même ordre’ que Wiener. Si ce constat se lit en 1961 comme une inscription rétrospective du destin allemand dans celui des vainqueurs, la représentation de Schmidt comme ’père allemand’ de la cybernétique hante les récits et même les recherches les plus récentes. Or, pourquoi réclamer le père ? Parce que, même littéralement, il s’agit d’une fondation. Malgré sa taille – le mémoire de Schmitt est un texte de douze pages environ – et sa forme – comparable à une demande de financement contemporaine – nous proposons ici d’examiner de près la mise en acte de cette fondation.

À des fins heuristiques, divisons l’histoire de ce document et la vision d’une ’doctrine générale de régulation’ qu’il avance en quatre strates : la première strate est la thèse scientifique, celle de la ’doctrine générale de la régulation’. Une deuxième, quasiment indistincte de la première, révèle l’implication de ladite doctrine au sein de l’université et l’industrie allemande. Une troisième strate est celle de l’histoire de cette thèse scientifique, c’est-à-dire son inscription dans la cybernétique. Enfin, une quatrième strate : la réinscription du mémoire et des écrits de Schmidt en général - Schmidt qui avait peu publié, mais laissé des milliers de pages de notes aux archives de la TU Berlin - dans l’histoire de la cybernétique, c’est-à-dire son historiographie.

La régulation

Qu’est-ce que la technique de régulation, ou bien la régulation tout court ? En réalité, le concept de régulation a eu une grande carrière depuis la fin du XVIIIe. Pour une encyclopédie universelle qui paraît en 1972, Georges Canguilhem est appelé à écrire sur R comme ’régulation’. Il définit : ’La régulation, c’est l’ajustement, conformément à quelque règle ou norme, d’une pluralité de mouvements ou d’actes et de leurs effets ou produits que leur diversité ou leur succession rend d’abord étrangers les uns aux autres.’ La notion est donc maximalement ouverte. Selon Canguilhem, la biologie l’avait empruntée à la mécanique, tout en parlant de ’régulateur’. C’est seulement vers la fin du XIXe que l’on passe à la ’régulation’. On pourrait dire qu’on passe du constat d’une régulation - un équilibre, une balance, un principe de compensation, une interaction - à sa reproduction, en tant que reproduction technique, projective. Avant 1800, on tendait à présupposer une régulation équilibrée, à partir de 1900 au moins, on voulait l’implémenter. Ainsi, à travers le XIXe siècle, le concept se dénaturalise certes, mais la question de l’organisation d’une régulation ne se trouve pourtant pas résolue là où on traite de ’régulation’ comme analogie, à savoir vis-à-vis du social et du technique. Autrement dit, si les biologistes sont capables d’observer des systèmes réglés - Canguilhem caractérise à ce propos la régulation comme ’fait biologique par excellence’ -, les sociologues (dont parle beaucoup Canguilhem) et les ingénieurs (dont il ne parle quasiment pas) ne sont pas encore capables de reproduire la régulation dans leurs champs respectifs.

Il se trouve que c’est cette reproduction ou implémentation qui a tant préoccupé Hermann Schmidt. À ce propos, on constate une ambivalence : d’une part, si on en reste à une formulation abstraite, la régulation mécanique ou encore électronique paraissent faciles. Il s’agit de régler un procédé par un régulateur qui compare la grandeur observée d’un système à la valeur désirée, qu’on appelle la consigne, en agissant sur une grandeur réglante. Le principe est connu depuis longtemps : un des plus anciens régulateurs est le flotteur, dans un puits par exemple, mais on pourrait citer aussi l’observation de la crue d’un fleuve et l’ajustement d’une forme d’agriculture qui en profite.

D’autre part, au-delà de cette simplicité sur le plan technique, la régulation comme ’doctrine générale de la régulation’ se heurte selon Schmidt à une toute autre difficulté, qui se présente d’abord historiquement. Dans l’article de Canguilhem par exemple, on remarque une certaine inquiétude quant à la dimension historique de la régulation : si elle apparaît en biologie, sociologie et mécanique, quel champ sert à établir des analogies avec les autres ? Quant à tous les rapports de l’organisme et du mécanisme, qui est la métaphore de qui, et dans quel discours ? Et surtout, comme Canguilhem le laisse entendre, si la régulation ne fait que remplacer l’ancien concept de nature - comme cosmos équilibré, comme harmonie qui ordonne -, ne devrait-on pas dire, justement, qu’elle détermine la technique humaine depuis très longtemps ?

C’est à ce moment particulier qu’intervient Schmidt, raison pour laquelle son mémoire est emblématique de toutes les réactions que l’automatisation et la totalisation technique ont pu provoquer pendant la première moitié du vingtième siècle.

Schmidt pose que si des techniques de régulation se sont bien répandues depuis environ 1900 (en mécanique), il manque toujours la formulation d’une doctrine de régulation. Il l’appelle aussi ’synthèse’ : l’ingénieur devient philosophe, il cherche à faire des synthèses. En établissant une telle ’doctrine générale de la régulation’ - une ’Allgemeine Regelungskunde’ -, la régulation se présentera, explique Schmidt, comme ’problème fondamental de la technique’. Se profile un moment historique charnière : ’Encore aujourd’hui, on regarde de manière rétrospective la technique de régulation seulement comme doctrine particulière, par exemple la doctrine des machines à vapeur, des turbines ou générateurs. Cependant le technicien qui regarde droit dans le futur pourra voir que la régulation est un problème technique fondamental.’ [1]

En quoi consiste cette problématique fondamentale ? Elle ne se réduit pas à une formule théorique, à une solution mathématique à trouver - le mémoire de Schmidt ne propose d’ailleurs rien de mathématique. Elle consiste plutôt en un concept, celui du ’Regelkreis’, littéralement ’cercle de règle’. En vocabulaire d’ingénierie c’est une notion proche de la régulation, qu’on traduit par boucle ou circuit réglé, ou encore stratégie de régulation. Cependant, en tant que concept, le cercle de règle permet à Schmidt de réaliser la synthèse promise : ’Il ne suffit pas de rassembler à partir de tous les domaines à considérer les connaissances du système à régler, des instruments de mesure, et les autres parties du régulateur. Cela ne serait pas une synthèse. Les choses sont différentes. Le cercle de règle est un tout, dont les éléments en tant que qualités singulières sont déterminées par la qualité supérieure du tout.’ [2]

Mais la définition du tout, même si elle coïncide avec le cercle de règle, est principalement ouverte, en dépassant des oppositions telles que mécanisme-organisme, machine-homme, etc. Donc, si du point de vue purement technique, le Regelkreis comme résolution du problème technique fondamental s’avère être une abstraction facile à formaliser, tout dépend de son implémentation. À proprement parler, avec Schmidt, la régulation disparaît, en intégrant potentiellement - tout. On constate que là où l’ingénieur s’essaye à synthétiser, la question de la science n’est plus intrinsèque à la science elle-même, sa cause lui vient de l’extérieur. Aujourd’hui, après quelques générations d’histoire critique de la science, cela ne nous semble guère étonnant. Mais force est de constater que ce sont d’abord les scientifiques et techniciens eux-mêmes, en plein milieu de la guerre, qui ont compris que le fameux progrès technique dépend de l’usage de la technique.

Ainsi, l’expression emblématique du mémoire est la suivante : ’Régler tout ce qui est réglable, et rendre réglable ce qui n’est pas encore réglable.’ [3] Schmidt fait allusion à la parole que Dilthey avait mis dans la bouche de Galilée, selon laquelle il faut tout rendre ’mesurable’. On pourrait donc citer cette exclamation de Schmidt comme un des moments où l’on change de régime de discours ou bien de dispositif - on passerait de la mesure à la règle, de l’économie au contrôle. Mais citons la phrase entière : ’En vue de l’économie et la politique sociale ceci est l’impératif obligatoire du technicien : Régler tout qui est réglable, et rendre réglable ce qui n’est pas encore réglable.’ [4] Que le problème technique fondamental se pose en vue de l’économie et du social n’est pas son objectif, c’est son essence même - sans cette orientation, il n’existe pas. Scientifiquement, pour ainsi dire, c’est toute la contradiction du mémoire de Schmidt : historiquement, la technique nous apparaît comme moyen ; dans la régulation, elle semble intégrer des fins, et ainsi le Regelkreis fait un tout. Mais dans ce moment où la technique s’auto-définit par un ’en vue de’, elle perd sa capacité de juger de son critère crucial, à savoir l’amélioration des moyens. Schmidt, ayant lu son Kant, rêve d’une synthèse entre moyens et fins, où la technique toucherait à sa vérité. Mais en réalité, dans la régulation, la technique disparaît, se supprime dans la mobilisation totale.

En découlent deux résultats : le premier est qu’une telle technique et une telle science qui existent seulement ’en vue de’ nécessitent une téléologie propre - comme nous allons le voir, Schmidt propose également, en concordance avec sa ’doctrine générale de la régulation’, une histoire de la technique qui la justifie.

Et le deuxième résultat est que cette technique, cette doctrine, ne peut exister qu’en tissant ses liens avec d’autres institutions, surtout l’université et l’industrie.

Concentrons-nous d’abord sur le premier résultat, l’histoire de la technique telle qu’elle est envisagée par Schmidt. Comparable en cela au réflexe de Canguilhem, Schmidt considère lui aussi que la régulation n’est rien sans son histoire, c’est-à-dire sans une réflexion sur sa signification anthropologique.

Pour Schmidt, l’histoire de ’l’objet technique’ s’écrit de l’outil à l’automate. Il raconte cette histoire à l’aide des notions du ’sujet’ et de ’l’objet’. Sur trois niveaux, la ’finalité’ technique ’s’objective’ de plus en plus. L’exemple que choisit Schmidt est le vol : au premier niveau, l’homme parvient à voler à l’aide d’un outil, à savoir des ailes. Ainsi dans le récit de Dédale et Icare. Mais tout l’effort reste l’effort du ’sujet’ : non seulement engendrer la force qu’il faut pour battre les ailes-outils, mais aussi la tâche de se tenir en équilibre, le contrôle du vol. Au deuxième niveau, les machines interviennent. Elles remplacent la force humaine par leur propre puissance : l’objet technique en question est l’avion (l’avion de la Première et encore de la Deuxième Guerre). Au troisième niveau enfin, cette machine se développe en automate. Non seulement la force est fournie par la machine, mais aussi l’équilibre, le contrôle, la stabilité - la régulation du vol. Schmidt ne l’évoque pas - on est en 1941 -, mais on songe à ce titre à la roquette V2, dont l’un des constructeurs principaux, Walter Dornberger, fut honoré par cette même école polytechnique de Berlin au milieu des années trente pour ses travaux concernant le gyroscope, instrument important pour l’auto-régulation de la stabilité en aviation. De ce troisième stade, Schmidt dit de manière satisfaite : ’Le sujet se trouve exclu du domaine des moyens nécessaires pour l’accomplissement de la fin posée. L’objet technique est complet, car il accomplit automatiquement (selbsttätig) et sans support du sujet la fin posée.’ [5]

À Peenemunde furent construits les V2

Il faut bien lire : selon Schmidt, le troisième stade réalise la puissance du sujet, c’est-à-dire de l’humain, car cette exclusion du domaine des moyens techniques achève aussi une longue histoire pendant laquelle l’homme était soumis à la machine. Car là où l’automate agit en autonomie, c’est enfin à l’homme de lui donner des finalités, de le programmer. Auparavant, à l’époque de la machine qui transmet surtout de la force, l’homme est, dit Schmidt, ’l’esclave’ de la machine. Une ’hiérarchie de la vie et de la machine contre nature’, un ’problème technique à moitié résolu’. De ce point vue, Schmidt critique la fascination moderne pour la mécanisation de la vie. Quand vient la régulation, Schmidt conclut : ’La machine a créé la question sociale des peuples européens, la technique de régulation aidera à la faire disparaître.’ [6]

Dans son texte, Schmidt bascule en fait entre la disparition et l’accomplissement de la machine. Car le problème de la machine qui transmet de la force - de la machine à vapeur, à travers Marx, jusqu’à la fascination pour la vitesse des années vingt et trente, alors que tout le monde en Europe construit des moteurs puissants - est qu’il faut la surveiller, tâche qui revient à l’homme. Cependant, une machine qui pourrait se régler elle-même, toute une industrie qui pourrait s’auto-régler, un monde automatique ’libérerait le sujet du domaine des moyens techniques’. C’est seulement ainsi que ’l’homme’ parviendrai à son destin ’créatif’ (schöpferisch). Pourquoi ? Pour deux raisons : parce que l’homme peut enfin donner des ordres à la machine, et parce qu’il se libère un temps considérable.

Il est certain que ces espoirs sont guidés par la promesse du fordisme de libérer l’homme du travail par la machine, par la technique. Mais chez quelqu’un comme Schmidt il y a aussi une bonne dose de philosophie allemande, de Kant et de Hegel. Au troisième stade machinique, l’homme passe de la conscience à la conscience-de-soi. Il devient autonome, il prend de la distance avec soi-même pour prendre acte de soi-même. Cependant la philosophie se limite à la pensée et la réflexion, même lorsqu’elle se pense comme acte (comme chez Kant et Hegel). C’est l’inverse pour la technique, qui réalise le rêve de la réflexion : dans l’automate, elle devient pratique vraie, parce que, justement, il n’est plus question de l’homme-machine. Les machines travaillent, l’homme décide.

Dans le mémoire de Schmidt, il y a en quelque sorte un symptôme de ce développement, à savoir la régulation organique, en biologie. Schmidt se contente de citer des physiologistes selon lesquels la circulation du sang dans le corps vivant obéit à des critères de régulation. Selon le texte de Canguilhem, cela n’a rien de surprenant en ceci que la régulation s’est développée parallèlement en biologie et en mécanique. Chez Schmidt, ce constat est révélateur parce que cette analogie s’étend non seulement à la régulation comme telle, mais aussi au principe de développement sous-jacent à la technique de régulation - de l’outil à l’automate. Par conséquent, tout se passe comme si la technique humaine rejoignait à la fin de son développement la dimension organique du corps. Là où la technique touche à sa fin, l’organique, la vie commence. Mais il est certain qu’une telle vision se trouvera bouleversée par la préhistoire qu’elle se donne elle-même : si organisme et mécanisme sont analogues, le sujet exclu du domaine des moyens de l’automate pourrait aussi se trouver exclu du domaine de ses fins. C’est pourquoi on a l’impression que la biologie chez Schmidt, au lieu de justifier quelque chose, est plutôt le symptôme d’un problème. Car si le ’problème fondamental de la vie’ s’appelle aussi la régulation, les aspects qui en elle sont ’encore à rendre réglables’ seront l’affaire, voire même l’obstacle des automates. La notion de la vie se scinde - la vie réglée trouve en elle son autre, la vie non pas encore réglée. Malgré lui, Schmidt exprime le paradoxe de la régulation, à savoir qu’elle prétend être en lien avec une certaine histoire sans construire quelque chose d’historique.

La régulation n’est rien sans l’industrie

Comme nous l’avons vu, le problème auquel se confronte Schmidt est moins la véritable écriture d’une doctrine de la régulation qu’une planification de la coordination entre industrie, université, et monde des techniciens. C’est l’intégration de la science dans l’industrie. Schmidt par exemple était membre du VDI, le ’Verein deutscher Ingenieure’ (Union des Ingénieurs Allemands), que les nazis, suivant leur politique de doubler les institutions de la société, avaient intégré dans le NSBDT, ’Nationalsozialistischer Bund Deutscher Technik’ (union nationale-socialiste de la technique allemande). Le VDI, fondé au XIXe et opérant encore aujourd’hui, établit par exemple des normes DIN, l’équivalent des NF - les mesures standardisées pour l’industrie. Le mémoire de Schmidt catalyse la nécessité d’accélérer un tel processus. Il écrit : ’C’est une tâche très significative de la rationalisation que d’associer étroitement l’industrie qui participe à la fabrication d’un cercle de règle. Il est non seulement nécessaire d’établir les contacts entre les entreprises qui construisent les régulateurs, mais aussi et avant tout entre les producteurs des systèmes à régler et les producteurs des régulateurs. Quiconque construit des fournaises ou chaudières doit se lier à celui qui construit les régulateurs correspondants. Fours, machines, chaudières, et tous les autres systèmes en question doivent être construits en amont selon des procédés industriels de haute qualité.’ [7]

La régulation et la cybernétique

Le mémoire de Schmidt a certes produit ses effets, l’industrie allemande passant sans grande difficulté et grâce au capital américain de la guerre à l’après-guerre – et ce de façon quasi similaire du côté socialiste. Le mémoire aurait donc pu disparaître dans sa mise en acte, s’il n’y avait pas eu - la cybernétique. Vingt ans après sa rédaction, il fut republié en 1961 dans les ’Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaft’, un journal tenu par des enthousiastes en matière de cybernétique. Parmi les éditeurs figuraient Helmar Franke, Max Bense ou encore Gotthard Günther.

Günther théorisa les relations entre philosophie allemande et cybernétique américaine.

Bense, sémiologue, enseigne à Stuttgart, où enseigne également Adolf Leonhard, qui a écrit un manuel important de régulation technique (surtout électronique) peu après la rédaction du mémoire de Schmidt. À Stuttgart loge également le siège de Daimler-Benz, producteur de moteurs et d’automobiles depuis le tout-début, dont la célèbre étoile brille, comme disait Heiner Müller, du ’Zahngold der Juden’, « de l’or dentaire des Juifs ».

Quant à Franke, il était une des figures importantes impliquées dans la fondation de l’université de Paderborn, une ville moyenne de république fédérale, en Westphalie, où il fusionnait cybernétique et pédagogie. C’est une des universités clés à propos de la reprise des idées cybernétiques en sciences sociales, économie, et pédagogie - en faisant concurrence à l’université de Bielefeld, autre ville moyenne en Westphalie, où enseignait Niklas Luhmann, le plus fameux sociologue allemand, très inspiré par la cybernétique. À Paderborn, un bon ami de Franke fut Heinz Nixdorf. Nixdorf amassa une grande fortune entre les années cinquante et 1986, année de sa mort, comme premier fournisseur allemand des ordinateurs de taille moyenne pour les entreprises de la classe moyenne allemande, moteurs fantasmés du Wirtschaftswunder (le ’miracle économique’, l’équivalent des trente glorieuses - de la gloire pour la France, un miracle pour l’Allemagne). Nixdorf, issu d’une famille pauvre, incarnait la version allemande du rêve américain. Devenue l’une des plus puissantes entreprises européennes, Nixdorf s’effondrait vers 1990 face à l’arrivée des personal computers ; ses ordinateurs, conçus pour le travail et non pas pour l’individu, n’étant pas assez néo-libéraux. Aujourd’hui, il en reste à Paderborn le plus important musée d’informatique en Europe. Tous les écoliers de la région - l’auteur de ce texte en fait partie – sont tenus de visiter ce musée.

Au musée Nixdorf

Que disent donc les éditeurs des ’Grundlagenstudien’ du mémoire de Schmidt ? Ils écrivent : ’L’histoire de ce qu’on appelle communément la CYBERNETIQUE ne commence pas seulement avec la parution du livre choc de Norbert Wiener ...’ [8] - mais déjà avec Schmidt. Il est vrai que le souci d’une raison d’être de la cybernétique accompagne étroitement sa courte histoire. Heidegger voyait en elle le destin de l’occident, tandis que von Neumann y prêtait peu d’intérêt.

Jérôme Segal, l’auteur du livre de référence sur la ’notion scientifique de l’information’, paru 2003, consacre un de ses chapitres à Hermann Schmidt. C’était quasiment la première fois en langue française qu’on entendait parler de lui. Segal avance la thèse suivante : malgré les ressemblances entre cybernétique américaine et ’doctrine de régulation’ allemande, il y a une grande différence, à savoir que les Allemands, dont Schmidt, ne disposaient pas de la notion (scientifique et mathématique) d’information. En effet, comme nous l’avons souligné, Schmidt ne propose aucune théorie mathématique à proprement parler. Segal remarque avec raison que, là où les Américains avaient besoin de communication au sens large, ce besoin se concentrait chez Schmidt sur la construction des machines à caractère souvent offensif, comme les V2. Il est vrai que pour lancer une roquette V2, on n’a pas besoin d’une notion d’information… On pourrait cependant en avoir besoin afin de se défendre contre elle.

Néanmoins, l’optique de Segal, focalisée sur la notion d’nformation, ignore le singulier mélange que propose le mémoire de Schmidt, en tant que synthèse, en tant que systématisation d’un véritable objet technique du futur, l’automatisation qui implique science, industrie (y compris la guerre), et société. Précisément, le problème de Schmidt n’est pas l’information, mais la ’création’ humaine. D’une certaine manière, il souhaiterait que la science de la régulation disparaisse au lieu de se proposer comme quantification du sens.

Segal souligne également, en essayant de définir scientifiquement l’originalité du travail de Schmidt, que sa contribution consiste en l’attribution du caractère ’ferme’ du cercle réglé (dans une publication antérieure au ’mémoire’). C’est pourquoi Segal traduit ’Regelkreis’ par ’cercle de rétroaction’. Mais c’est pareil : Segal a certainement raison mais en ce qui concerne Schmidt, ce caractère ’fermé’ du cercle – il implique une totalité -, est non seulement une qualité technique, mais aussi philosophique, conceptuelle, une qualité qui dépasse la science, qui ne s’écrit pas seulement dans les termes d’une découverte scientifique.

À travers la republication de Schmidt comme document de ’l’histoire’ de la cybernétique, on voit donc bien comment cette ’science’ ou ’technique’ a pour principale tâche de déterminer une certaine vision de l’existence humaine dans son monde. Du point de vue contemporain, même si c’est un terme élastique, les éditeurs des ’Grundlagenstudien’ se trompent en 1961 : il n’y pas une ’histoire de la cybernétique’ à laquelle il faudrait inscrire ceci ou cela, c’est la cybernétique elle-même qu’il faut inscrire dans une certaine histoire.

Au musée Nixdorf

Schmidt le fondateur

Cette inscription, une réinscription dans le cas du document historique qui est le ’mémoire’ de Schmidt, s’effectue aujourd’hui à travers différents axes. Prenons l’axe dans lequel se trouve habituellement Schmidt, à savoir l’anthropologie. Un livre relativement précoce - relatif à la redécouverte de la cybernétique il y a vingt ans - présente Schmidt comme exemple d’une ’anthropologie cybernétique’ (Stefan Rieger, ’Kybernetische Anthropologie’, paru en 2003). En réalité, soutient Rieger, la cybernétique travaille un autre qu’elle-même, à savoir l’homme - en réalité, la cybernétique est une anthropologie. Dans le cas de Schmidt, c’est tout à fait visible : à la fin de la technique, de régulation ou cybernétique, l’homme touche à son essence créative. La cybernétique sert donc de miroir, consciemment et/ou inconsciemment. Mais on voit aussi les limites d’une telle appréhension anthropologique de la cybernétique. Pour preuve, la définition que donne Schmidt à la technique : cette définition, même si elle va de l’outil à l’automate, est assez limitée, car elle conçoit la technique uniquement sous l’angle du travail. Par conséquent, l’anthropologie qui en résulte se trouve limitée de la même manière.

Il est donc insuffisant d’étudier Schmidt seulement parce qu’il s’agit d’un discours du milieu de la technique qui propose une thèse anthropologique, comme s’il s’agissait d’une rare et surprenante trouvaille. En revenant sur la question de la parentalité, on a l’impression que Schmidt et son texte comblent, pour la recherche contemporaine, un manque. Quel manque ? À la différence des représentations littéraires de la figure de l’ingénieur en langue allemande, Hans Castorp dans la ’Montagne Magique’ de Thomas Mann (1924) ou Walter Faber dans ’Homo Faber’ de Max Frisch (1957), qui eux n’arrivent pas à mettre en oeuvre le futur technique et finissent comme hommes vidés de tout, et face à l’absence des véritables héros techniciens allemands (Shannon était américain, et Werner von Braun l’était devenu), Schmidt représente l’ingénieur-philosophe raisonnable. Ce n’est ni un génie, comme Shannon, ni un homme promis à un grand destin, comme Wiener. Mais il est l’ingénieur qui arrive à formuler la place du technicien dans la société, une place qui ne changera de caractère ni dans le Reich, ni dans la république fédérale, ni dans la république démocratique. Un placement qui rend supportable l’excès de la régulation, en fabrication et planification de la guerre totale.

Rappeler le nom de Schmidt se fait souvent avec une certaine nostalgie - mais devrait se faire dans le but de se distancier des fondements qu’il a contribué à poser.

[1’Man sieht heute manchmal noch mit rückwärts gerichtetem Blick in der Regelungstechnik ein bloßes Sondergebiet, z.B. der Lehre der Dampfmaschinen, der Turbinen oder Generatoren. Dem vorwärts blickenden Techniker zeigt sich jedoch, daß die Regelung ein technisches Grundproblem ist.’

[2’Es ist nun nicht so, daß es nur notwendig wäre, aus all den in Betracht kommenden Sachgebieten die Kenntnisse über das zu regelnde System, die Meßgeräte und die übrigen Reglerteile zusammenzutragen. Das wäre keine Synthese. Die Dinge liegen anders. Der Regelkreis ist ein Ganzes, dessen Glieder in ihren Einzeleigenschaften durch die übergeordnete Eigenschaft des Ganzes bestimmt sind.’

[3’Alles regeln, was regelbar ist, und das noch nicht Regelbare regelbar machen.’

[4’Im Hinblick auf die Wirtschaft und die Sozialpolitik ist es die verpflichtende Parole des Technikers : Alles regeln, was regelbar ist, und das noch nicht Regelbare regelbar machen.’

[5’Das Subjekt ist aus dem Bereich der für die Erfüllung des gesetzten Zweckes notwendigen Mittel ausgeschieden. Das technische Objekt ist vollständig, da es den gesetzten Zweck selbsttätig ohne Zutun des Subjekts erfüllt.’

[6’Die Maschine hat die soziale Frage der europäischen Völker geschaffen, die Regelungstechnik hilft, sie zu beseitigen.’

[7’Es ist eine sehr bedeutsame Aufgabe der Rationalisierung, die an der Erstellung eines Regelkreises beteiligte Industrie in engeren Zusammenhang untereinander zu bringen. Es ist nicht nur notwendig, die Regler bauenden Firmen zusammenzubringen, sonder vor allem auch die Erzeuger der zu regelnden Systeme mit den Erzeugern der Regler. Wer Öfen oder Kessel baut, gehört mit dem zusammen, der die Regler dazu baut. Öfen, Maschinen, Kessel und alle anderen fraglichen Systeme müssen von vornherein als hochwertige Regelstrecke gebaut werden.’

[8’Die Geschichte dessen, was man heute KYBERNETIK zu nennen pflegt, begann nicht erst mit dem Erscheinen von Norbert Wieners aufsehenerregendem Buch . . .’

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