Haïr le monde pour le changer

Avec Leïla Chaix

paru dans lundimatin#485, le 11 août 2025

Après OK Chaos , édité par lundimatin, Leila Chaix persévère dans l’énervé et publie Haïr le monde , son second recueil aux éditions Le Sabot. Sa haine du monde tel qu’il est comme moteur – voire comme condition – d’écriture, fonde une lyrique crue de la révolte propre à nous secouer de nos torpeurs , estivales et autres. Certes, haïr le monde n’est pas le changer mais comment le changer sans d’abord le haïr ? Et si cette haine là, si proche d’un dégoût éminemment partageable, si inspirée et inspirante, n’ était pas aussi le signe de reconnaissance et d’union des rebelles et fauteurs de trouble d’hier et de maintenant ? [1]

Extraits

« Je hais donc je suis »
Gûnther Anders, La haine (1985)

« C’est la guerre, une guerre qui se déroule sur tous les fronts et qui s’intensifie depuis qu’elle est désormais menée contre tout ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur. S’ensuit un nouvel enlaidissement du monde.’

Annie Lebrun, Ce qui n’a pas de prix (2018)

Le titre du livre s’est imposé ; je n’ai eu qu’à lui obéir, à l’épuiser. C’est comme tirer sur un cheveu coincé dans le trou de la douche. Tu tires et ça débusque un monstre, visqueux, composite, dégueulasse. Aller de haïr à jaillir. Éviter le jus de cerveau. Écrire un peu comme on transpire : fruit de l’action, traces d’expériences et de vécu. Sueur d’âme. Distiller encore et toujours.

*

Mon seum m’engrosse et me boursouffle, comme un alcool. Je suis plombée. Ça me rend dépendante affective : je suis obsédée par les gens, je leur passe tout, je m’en remets à eux, je veux qu’ils m’aiment. J’aimerais que ça cesse. Je suis accro à mes amies. Mon âme a tant besoin d’amours, d’alliances tordues, de conaissances. Vivre vite et mourir souvent. Renaître ensemble. Accepter de regarder la mort, celle qui nous est donnée chaque jour. S’abîmer le corps et l’esprit dans une mystique de l’embrasement, pour se soulever, se transformer.

J’en ai marre de haïr cet air que l’on respire. Le capitalisme nécrophile autoritaire ; agent suprême, ordonnateur, il détruit savamment la vie et cette destruction s’institue. Cette destruction s’appelle le monde ; elle s’apprend dans les livres d’histoire, se glorifie. Face à ce rapt, à cette arnaque - à cet assassinat sordide qui continue à se déguiser en « résilience », en « management » et en énergie renouvelable - il est tout à fait prévisible que des émotions collectives renversent la table. Encore et encore par des brèches qui désirent modifier le monde, se bagarrer, reprendre la main. Rendre les coups. C’est signe qu’on est encore en vie. Et qu’on ne se laissera pas faire. Arrêter de collaborer ; arrêter de participer à la mort qu’on nous donne chaque jour. La-domination-devenue-monde produit la hargne de résister, mais résister ne suffit pas ; il faut aussi jaillir ailleurs, partout où c’est encore possible. Rouvrir des pistes, rouvrir des voies, reprendre des terres et des espaces. Reprendre les outils, les moyens. Reprendre nos corps. Les bidouiller.

Entendre et voir qu’il y a d’autres mondes
qui poussent déjà
Proposer un contre-envoûtement
S’emparer des restes du monde, qui peuvent servir

Haïr l’époque, la société, ne pas vouloir lui ressembler. Distinguer les individus et les gros systèmes de pensée qui les fabriquent et les absorbent. Causes d’abrutissement général : superstructures psycho-sociales qui nous envoûtent et nous maltraitent. Technocratie ? Dieu malveillant ? Gouvernements autoritaires ? Presse diabolique ? Chacun voit l’enfer à sa porte. On a trop de mots pour le dire ; pas assez de jus pour agir. Haïr le monde pour désirer faire d’autres vies.

Aller fouiller dans le passé peut nous aider à faire jaillir. On fantasme parfois des passés romantico-mythiques, mais nous tenons dans un présent insaisissable et chaotique ; c’est le seul qu’on aura jamais. Nous sommes parfois nostalgiques de choses que l’on n’a pas connues. Cette tristesse peut faire faire des choses, c’est une blessure mélancolique. Elle est dangereuse, pas inutile. Se connecter à certaines forces et cer-taines zones, invisibles, peut aussi nous donner de la force.

Le temps est une soupe cosmique, il n’existe pas de progrès ; que des bagarres et des batailles, que des composts chauds et pourris de situations impossibles et imbriquées. Tout cela à détricoter et bricoler. Puisque le temps n’est pas une ligne mais bel et bien une purée, on a déjà été niqués et nous avons déjà vaincu.
Le passé est matière une pâte de strates, comme une épaisse surface de terre (autour du centre d’une sphère) - on peut aussi s’autoriser à aller farfouiller dedans. On ne peut pas laisser aux fachos tout ce qui ressemble au passé. C’est une connerie. On la paye cher. Le désert croît sur cette erreur.

La destruction des communaux paysans, la ridiculisation continue des façons de vivre collectives et populaires, le vol des terres, le remplacement de nos savoir-faire naturalistes et sorcellaires par une vie de consommation et l’industrialisation, la nationalisation des expériences particulières, l’humiliation des langues locales, l’Étatisation de la vie, l’élimination des pratiques communales et villageoises ont été un long pro-cessus de mise à mort. Ce processus est déguisé en ce qu’on appelle Modernité, Lumières, Progrès, État-nation civilisé.

Le monde que j’appelle à haïr est celui qui déguise le rapt en progression naturelle. Le monde que j’appelle à haïr est enfanté chaque jour par ce processus-même, qui continue à se reproduire. 

Mais haïr ne suffira pas. On doit s’autoriser aussi à ressentir de la tristesse face à la perte. On a le devoir d’être en deuil face à ce qui nous est retiré, volé, détruit. Si l’on ne porte pas ce deuil, que l’on n’accueille pas cette peine, on ne fera que des faux mondes qui seront à nouveau violents.

*

On est maintenus prisonniers dans le dispositif carcéral et libéral des villes ouvertes et connectées. On est accros à l’énergie que ça nous prend, que ça nous donne. La Métropole, ses flux techniques, l’architecture, l’autorité, ces sordides portiques métalliques qui recouvrent la peau du monde. On aime ça. C’est difficile à détester. Ce qui nous tue nous aide à vivre et fait partie de notre vie.

C’est fait pour l’efficacité, c’est inflammable. c’est excitant et c’est létal. C’est une drogue. C’est fait pour qu’on en ait envie. J’en ai envie, t’en as envie. On n’est pas coupables pour autant, mais nous ne sommes pas innocent.es. Maudire le monde qui nous maintient seul.es et malades. Entretenir une rage féconde envers ce qui nous veut stressé.es ouvert.es, dociles et adaptables.

Haïr ce monde qui n’est qu’une pub interminable et qui nous fait même consommer l’image de notre aliénation. Haïr l’État, cette fiction - ouïr toutes les voix du passé qui se sont faites diminuées et écrasées. Haïr ce qu’on voit et aimer ce que parfois on peut entendre, entre les clash, les hurlements - ces murmures d’expériences passées, bafouées, supprimées. oubliées. Haïr la France, l’État-nation, et l’autorité nationale. Ouïr celleux qui y résistent depuis des millénaires maintenant. Voir que cette haine peut être toxique, comme un excrément maléfique, mais qu’elle est aussi fonctionnelle et fictionnelle ; qu’elle est po-teuse, fertile, féroce.

Nos sociétés (physiques, mentales) reposent sur le meurtre et le vol. Violences, dénis et mépris ; peur de l’obscur et de la déviance. La certitude que toute chose est un objet (manipulable, dénué d’âme, interchangeable et monnayable) produit et organise le monde. On a parfois honte de vivre, et le monde utilise cette honte. Ça ne prend pas fin, ça dure depuis longtemps maintenant. Ça remonte à peine à la conscience. On s’en rappelle de temps en temps. Ça monte, ça gronde et ça n’était jamais parti. C’était natif dans la machine. Et pourtant, dans ce monde pourri, la vie se bagarre elle aussi. La vie gagne toujours à la fin, mais elle en passe par plusieurs morts.
Devenons l’onction de déviance et de revivification.

*

Ce désir commun, collectif, grouille déjà, partout dans le monde, depuis toujours - c’est une joie fragile, plombée, un jaillissement. Il existe de nombreux mondes qu’il faudra ré-apprendre à voir et faire pousser. Ils sont moqués, cachés, bafoués, on nous dit de ne pas y aller. Ils sont enfouis. Dans ce monde-ci - qui nous torture se trouvent des mondes qu’on peut aimer. Il existe des mondes dans ce monde, qui peuvent aider à respirer. Des mondes qui sont à préserver, à protéger ; d’autres mondes qui sont à faire naître mais aussi à ressusciter.

Tenir dans la détestation de tout ce qui nous assassine. Se redresser. Entrevoir les combats passés, combien nos histoires sont volées et modifiées. Domination est le nom du monde et la négation de la vie. Demeurons irréconciliables ; défiance passionnée, généreuse.

Je connais le monde comme on connaît
son professeur, son harceleur, son agresseur
Je le connais et le décris
J’ai beau ne plus rien en attendre
je suis bloquée dans un syndrome
car je suis obsédée par lui.

[1Lundimatin a publié deux autres textes extraits du recueil ici et

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